CeottoMarbrerie et Services Funéraires à Vitry le François Pompes funèbres Marbriers funéraires : adresse, photos, retrouvez les coordonnées et informations sur le professionnel Ceotto See other formats / f u A' V . i 4 ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES Sommaire I. ŒUVRES DE SAINT FRANÇOIS. II. BIOGRAPHIES PROPREMENT DITES. I. Note préliminaire. II. Première Vie par Thomas de Celano. III. Coup d'oeil sur l'histoire de l'Ordre de 1230-1244. IV. Légende des Trois Compagnons. V. Fragments de la partie supprimée de la Légende. VI. Seconde Vie par Thomas de Celano Première loartie. VII. » » » Deuxième partie. VIII. Documents secondaires Biographie à Vusage du chœur. Vie versifiée. Biographie de Jean de Ceperano. Vie de frère Jidien. IX. Légende de saint Bonaventure. X. De laudibus de Bernard de Besse. III. DOCUMENTS DIPLOMATIQUES. I. Donation de l'Alverne. II. Registres du cardinal Hugolin. III. Bulles. XXXII VIE DE S. FRANÇOIS IV. CHRONIQUEURS DE L'ORDRE. I. Chronique de frère Jourdain de Giano. il. Eccleston Arrivée des Frères en Angleterre. III. Chronique de fra Salimbene. IV. Chronique des Tribulations. V. Les Fioretti et leurs appendices. VI. Chronique des XXIV généraux. VII. Les Conformités de Barthélémy de Pise. VIII. Chronique de Glassberger. IX. Chronique de Marc de Lisbonne. V. CHRONIQUEURS ÉTRANGERS A L'ORDRE, I. Jacques de Vitry. II. Thomas de Spaiato. III. Chroniqueurs divers. ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES Il est peu de vies dans l'histoire aussi bien docu- mentées que celle de saint François. Ceci étonnera sans doute plus d'un lecteur, mais pour s'en convaincre on n*a qu'à parcourir la liste ci-dessus qui a été cependant rendue aussi succincte que possible. Il est admis dans les milieux savants que les éléments essentiels de cette biographie ont disparu ou ont été complètement altérés. L'exagération de certains écri- vains religieux, qui adoptent tout, et, entre plusieurs récits d'un même fait, choisissent toujours le plus long et le plus merveilleux, a amené une exagération pareille en sens contraire. S'il fallait signaler au fur et à mesure des événements les résultats de ces deux excès, ce volume devrait être doublé et même quadruplé. Les personnes qui s'occupent de ces questions trouveront dans les notes la brève indication des documents originaux d'où provient chaque récit*. Pour ne plus revenir aux erreurs qui ont cours sur les documents franciscains, et en signaler en quelques 1. Si quelqu'un de studieux se trouvait embarrassé par la rareté extrême de certains ouvrages cités, je me ferai un devoir et un plaisir de les communiquer, ainsi que la copie des manuscrits d'Italie. XXXIV VIE DE S. FRANÇOIS lignes rextreme importance, j'en prendrai deux pour exemple nul parmi les contemporains n'a aussi bien parlé de saint François que M. Renan -, il y revient dans tous ses ouvrages avec une piété émue, et il était mieux à même que personne de connaître les sources de cette histoire. Cependant il n'hésite pas à dire, dans les pages qu'il consacre au Cantique du soleil, l'œuvre la plus connue de saint François L'authenticité de ce morceau paraît certaine, mais il faut remarquer qu'on n'en a pas l'original italien. Le texte italien qu'on pos- sède est une traduction d'une version portugaise, laquelle était elle-même traduite de l'espagnol *. » Or le texte italien primitif existe^, non seulement dans de nombreux manuscrits en Italie et en France, — en particulier à la Mazarine^, — mais aussi dans le livre fort connu des Conformités'*', Une erreur, d'une portée bien autrement grave, est celle que fait le même écrivain en niant l'authenticité du Testament de saint François cette pièce n'est pas seulement la plus belle expression du sentiment reli- gieux de son auteur, elle constitue aussi une sorte d'auto- biographie et contient la révocation solennelle et à peine déguisée de toutes les concessions qui lui avaient 1. E. Renan. Nouvelles études d'histoire religieuse, Paris 1884, in-8op. 331. 2. V. ci-après p. 349 ss.. 3. Bibliothèque Mazarine, Ms. 8531 Spéculum perfectionis S, Francisci; le cantique se trouve au f» 51. Cf. Ms. 1350 daté de 1459. Ce texte a été iublié par Bœhmer dans les Romanische Studien, Halle 1871, p. 118—122. Der Sonncngesang v. Fr. d'A. 4. Conform. Milan 1510 202 b 2 s. Au reste il est exact que Diola, dans les CronicJie degli ordini instituti da S. Francesco, Venise 1606, 3 vol. in-4o traduites sur la version castillane de l'ouvrage composé en portugais par Marc de Lisbonne, a eu la sottise de remettre en italien cette traduction d'une traduction. I ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES XXXV été arrachées. On verra plus loin que son authen- ticité est parfaitement inattaquable i. Ce double exemple suffira, j'espère, pour montrer la nécessité d'aborder cette étude par un examen consciencieux des sources. Si réminent historien dont il vient d'être question était encore de ce monde, il aurait pour cette page son large et bienveillant sourire, ce simple oui, oui.,, qui faisait jadis trembler d'émotion ses élèves dans la petite salle du Collège de France. Je ne sais ce qu'il penserait de ce livre, mais je sais bien qu'il aimerait l'esprit dans lequel il est entrepris, et me pardonnerait aisément de l'avoir choisi comme bouc émissaire de mes colères contre les savants et les hagiographes. Les documents à examiner ont été divisés en cinq catégories. La première comprend les œuvres de saint François. La seconde, les biographies proprement dites. La troisième, les documents diplomatiques. La quatrième, les chroniques de VOrdre. La cinquième, les chroniques d^ auteurs étrangers à VOrdre. 1. Voir page 384 ss.. ŒUVRES DE SAINT FRANÇOIS Les écrits de saint François * sont assurément la meilleure source à consulter pour arriver à le connaître, et on ne peut que s'étonner de les voir si négligés par la plupart de ses biographes. Il est vrai qu'ils donnent peu de renseignements sur sa vie, et ne fournissent ni dates, ni faits ^^ mais ils font mieux que cela ils marquent les étapes de sa pensée et de son développement spiri- tuel. Les légendes nous racontent François tel qu'il a été, et par là même subissant un peu le joug des cir- constances, obligé de se plier aux exigences de sa situation de général d'un ordre approuvé par l'Eglise, de thaumaturge et de saint. Ses œuvres, au contraire, nous montrent son âme même ; chaque phrase a été non 1. Rassemblés d'abord par Wadding Anvers, 1623, in-4o ils ont été publiés depuis lors bien des fois, en particulier par le P. de la Haye Paris 1641, in-f-^. Ces deux éditions devenues rares ont été reproduites —d'une manière fort peu satisfaisante — par l'abbé Horoy S. Francisci Assisiatis opéra omnia Paris, 1880, in-4o. En l'absence d'une édition un peu exacte, celle du R. P. Bernardo da Fivizzano est la plus commode Opuscoli di S. Francesco cVAssisi, 1 vol. in-12 de 564 p. Firenze, 1880. Le texte latin y est accompagné d'une traduction italienne. Prix 2. Die Briefe, die unter seinem, Namen gehen, mOgen theilweise àcht sein. Aber sic tragen kaum etwas zur nàheren Kenntniss bei und kunnen daher fast ganz ausser Acht bleihcn. Mûller, Die An fange des Minorilenordens, Freiburg i/B., S", 1885, p. 3. ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES XXXVII seulement pensée, mais vécue, et nous apporte encore palpitantes les émotions du Poverello. Aussi, lorsque clans les écrits des Franciscains, on trouve une parole de leur maître, elle se décèle d'elle- même, elle se détache tout à coup avec un son pur et doux qui va réveiller une fée endormie au fond de votre âme, et vous fait tressaillir. Cette fleur d'amour des paroles de saint François, serait un fort bon critère pour juger de l'authenticité des opuscules qui lui sont attribués par la tradition 5 mais ce travail de triage n'est ni long ni difficile. Si plus tard, on a fait çà et là des efforts peu discrets pour lui faire honneur de miracles qu'il n'a pas faits, qu'il n'aurait même pas souhaité faire, on n'a jamais cherché à grossir son bagage littéraire de pièces fausses ou supposées ^. La meilleure preuve en est qu'il faut attendre Wadding, c'est-à-dire le dix-septième siècle, pour trouver le premier et le seul sérieux effort tenté en vue de réunir ces précieux souvenirs. Plusieurs se sont égarés 2, mais ce qui reste suffit pour nous donner en quelque sorte la contre-épreuve des légendes. 4. On a bien attribué à saint François des morceaux qui ne sont j as de lui ; mais ce sont là des erreurs involontaires et faites sans aniùre-pensée. Le souci de l'exactitude littéraire est relativement nouveau, et il était plus facile, à ceux qui ignoraient l'auteur de certains opuscules franciscains, de les attribuer à saint François, que d'avouer leur ignorance ou de faire de longues recherches. 2. Par exemple la première Règle; probablement aussi des can- tiques; une lettre aux frères de France, Eccl. 6; une autre aux frères de Bologne {Prœdixerat per litteram in qua fuit pluri- mura latinum, Eccl. ib. ; une lettre à Antoine de Padoue, autre que celle qui nous reste, puisque, au témoignage de Gelano, elle était adressée Fralri Antonio episcopo meo 2 Gel. 3, 99 ; des lettres à sainte Claire i Scripsit Clarœ et sororibus ad consola- tionem Htteram in quâ dabat benedictionem suam et absolvebat, etc. Conf. fo 185 a 1. Cf. Test. B. Clarœ. A. SS. Augusti t. II, XXXVIII VIE DE S. FRANÇOIS Dans ces pages, François se donne à ses lecteurs comme il se donnait autrefois à ses compagnons ; cha- cune d'elles est la prolongation d'un sentiment, un cri du cœur, ou un élan vers l'Invisible. Wadding a cru devoir insérer dans son recueil plu- sieurs pièces suspectes ; de plus, au lieu de suivre les manuscrits les plus anciens qu'il avait sous les yeux, il s'est souvent laissé égarer par des auteurs du seizième siècle, dont la critique et l'exactitude étaient bien les moindres préoccupations. Pour éviter la longue et toute négative besogne à laquelle il faudrait procéder, si on le prenait comme point de départ, je vais me borner à une étude positive de cette question. Toutes les pièces qui seront énumérées se trouvent dans son recueil. Elles y sont parfois découpées d'une façon bizarre; mais à mesure que chaque document sera étudié, on trouvera des indications suffisantes pour opérer les redressements nécessaires. Les archives du Sacro-Convento d'Assise ^ possèdent p. 767 Plura scripta tradidit nobis, nepost mortem suam decli- naremus a paupertate\ des lettres au Cardinal Hugolin. V. 3. Soc. 67. Ce n'est pas seulemônt à la négligence qu'il faut attribuer la perte de bien des opuscules Quod nephas est cogitare, in provincia Marchie et in plurihus aliis locis iestamentum heati Francisci mandaverunt {prelati ordinis districte per ohedientiam ah omni- bus auferi et comburi. Et uni fratri devoto etsancto^ cujus nomen est N. de Rocanato combuxerunt dictum testamentum super caput suum. Et toto conatu fuerunt solliciti, annulare scripta beati patris nostri Francisci, in quibus sua intentio de ohservantia régule declaraturn. Ubertin de Casai, apud Archiv, III, p. 168-109. 1. L'Italie est trop aimable pour les artistes, les archéologues et les savants, pour ne pas leur faire la faveur d'aménager d'une façon pratique ce dépôt, le plus précieux de toute l'Ombrie. Même avec la complaisance à toute épreuve du conservateur M. Alessandro et de la municipalité d'Assise, il est très difficile de profiter de ces trésors empilés dans une chambre sombre sans une table pour écrire. ETUDE CRITIQUE DES SOURCES XXXIX un manuscrit dont rimportance ne saurait être exagérée. Il a été déjà étudié à maintes reprises ^ et porte le n° 338. On semble cependant ne pas s'être aperçu d'un détail de forme, qui ne laisse pas d'avoir une grande impor- tance c'est que le n^ 338 n'est pas un manuscrit, mais toute une collection de manuscrits d'époques assez di- verses, qui ont été réunis parce qu'ils avaient à peu près le même format et ont reçu une foliotation unique. Ce caractère factice du recueil montre que chacune des pièces qui le compose, doit être examinée à part, et qu'on ne saurait dire, en bloc, qu'il est du treizième ou du quatorzième siècle. La partie qui nous intéresse, parfaitement homogène, est formée de trois cahiers de parchemin fol. 12 a -44 b et renferme une partie des œuvres de François. 1° La Règle définitive approuvée par Honorius III le 29 novembre 1223^ fol. 12a-16a. 2° Le Testament de saint François ^ fol. 16 a- 18 a. 3° Les Admonitions 4 fol. 13a-23b. 4° La Lettre à tous les chrétiens ^ fol. 23 b-28 a. 5^ La Lettre à tous les membres de l'Ordre réunis en Chapitre général 6 fol. 28a-31a. 6° Un avis à tous les clercs sur le respect de l'Eucha- ristie 7 fol. 31b-32b. i. En particulier parEhrle Die historischen Handschriften von S. Francesco in Assisi. Archiv, t. I, p. 484. 2. Voir pages 288 ss.. et 324. 3. Voir page 384 et suiv. 4. Voir page 297 et suiv. 5. Voir page 373 et suiv. G. Voir page 369 et suiv. 7. Voir page 376. XL VIE DE S. FRANÇOIS 7° Un morceau très court précédé de la rubrique ; Des vertus qui ornèrent la Vierge Marie et qui doivent orner l'âme sainte »l fol. 32 b. S^ Les laudes Creaturarum ou Cantique du soleil ^ fol. 33 a. 9° Une paraphrase du Pater introduite par la rubrique Incipiunt laudes quas ordinavit, B. pater noster Franciscus et dicébat ipsas ad onmes îioras diei et noctis et ante offi- cium B. F. Mariœ sic incipiens Sanctissime Pater ^ fol. 34 a. 10° L'office de la Passion 34 b-43 a. Cet office, où les psaumes sont remplacés par des séries de versets bibli- ques, a pour but de faire suivre, heure par heure, à celui qui le dit, les émotions du Crucifié depuis le soir du Jeudi saint ^. 11° Un règlement pour les frères en retraite dans les ermitages ^ fol. 43 a-43 b. Un coup d'œil sur cette énumération suffit pour voir que les opuscules de François rassemblés là, s'adressent 1. Le voici tout entier nBegina sapientia, Dominus te salvet^ cum tua sorore sancta pura simplicitate. — Domina sancta pau- pertas, Dominus te salvet, cum tua sorore sancta humilitate. — Domina sancta caritas, Dominus te salvet, cum tua sorore sancta obedientia. — Sanctissimœ virtutes omnes, vos salvet Dominus, a quo venitis et procédais , Son authenticité nous est garantie par une citation de Gelano 2 Gel. 3, 419. Cf. Spec. 126 b et 127 a. 2. Voir p. 349 ss.. 3. Je n'y reviendrai pas; texte dans les Conformités, 138a 2. 4. L'authenticité de cet office, auquel il n'est fait aucune allusion dans les biographies de saint François, est rendue certaine par la vie de sainte Glaire Officium crucis , prout crucis amator Franciscus instituerat. {Clara didicit et affectu simili frequenta- vit, A. SS. Augusti, t. Il, p. 761 a. 5. Il commence Illi qui voluntstare in heremis. Ce texte se trouve aussi dans les Conformités 143 a 1. Cf. 2 Gel. 3, 43. Voir p. 125. ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES XLI à tous les frères, ou sont des sortes d'encycliques qu'ils sont chargés de transmettre à leurs destinataires. L'ordre même de ces pièces montre que nous avons en ce manuscrit la bibliothèque primitive des Frères Mineurs, la collection dont chaque ministre provincial emportait une copie. C'était vraiment leur viatique. Matthieu Paris nous raconte son étonnement, à la vue de ces moines étranges, vêtus de tuniques rapiécées, et portant leurs livres dans des sortes de fourreaux suspen- dus au cou^. Le manuscrit d'Assise a été sans doute destiné à cet usage ; s'il est muet sur les voyages qu'il a faits, sur les frères pour lesquels il a été un guide et une inspiration, il nous fait du moins descendre, mieux que toutes les légendes, dans l'intimité de saint François, et vibrer à l'unisson de ce cœur qui n'a jamais séparé la joie, l'amour et la poésie. De quelle époque est ce manu- scrit ? Il faudrait être paléographe pour le déterminer. On trouvera plus loin une hypothèse qui, si elle était fondée, le ferait remonter jusqu'aux environs de 1240 2. Son contenu même semble corroborer cette date re- culée. Il y a là en effet beaucoup de pièces dont s'allé- gea rapidement le Manuel du Frère Mineur. Bientôt on se contenta de la Règle pour tenir compa- gnie au bréviaire ; on y ajoutait parfois le Testament. Mais les autres écrits, s'ils ne tombèrent pas tout à fait dans l'oubli, cessèrent du moins d'être d'un usage jour- nalier. 1. Nudis pedihus incedentes, funiculis cincti, tunicis griseis et talaribus peciatis, insuto capucio utenies . . . nihil sibi ultra noc^ tem reservantes . . . libros continue suos ... in forulis a collo dependcntes bajulantes. Historia Anglorum, Pertz Scrijot. t. 28, p. 397. Cf. 2 Gel. 3, 135 ; Fior. 5 ; Sjwc. 45 b. 2. Voir page 370 n. 1. XLII VIE DE S. FRANÇOIS Ceux des écrits de saint François qui n'ont pas d4n- térêt général ou ne concernent pas les Frères, n'ont na- turellement pas trouvé place dans ce recueil. Dans cette nouvelle catégorie il faut ranger les documents suivants 1 La Règle de 1221 K 2° La Règle des Clarisses, que nous ne possédons plus sous sa forme première 2. 3° Une sorte d'instruction spéciale pour les ministres généraux ^. 4° Un billet à sainte Claire '*. 5*^ Un autre billet à la même^ 6° Un billet à frère Léon ^. 7° Quelques oraisons 7. 8° La bénédiction de frère Léon. — L'autographe original, qui est conservé dans le trésor du Sacro-Con- vento, a été fort bien reproduit par l'héliogravure^. 1. Voir page 288 et suiv. 2. Voir page 179. 3. Voir page 365 et suiv. 4. Voir page 272. 5. Voir page 377. 6. Voir page 300. 7. a Sanctus Dominus Deus noster. Cf. Spec. 126 a. Firmamen- tum 18 b 2. Conform. 202 b 1. b Ave Domina sancta. Cf. Spcc. Vil a. Conform. 138 a 2. c Sancta Maria virgo. Cf. Spcc. 126b. Conform. 202b 2. 8. V. S. François, in-4o, Paris 1885 Pion p. 233. L'authenticité de cette bénédiction paraît bien établie puisqu'elle était déjà pré- cieusement gardée du vivant de Thomas de Celano. On n'a jamais songé à demander à cette pièce un témoignage historique. Peut-être est-ce un tort? Le centre de la feuille est occupé par la bénédiction qui fut dictée à frère Léon Benedicat tibi Dominus et custodiat te, ostendat faciem suam tibi et misereatur tui convertat vultum ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES XLIII Quant aux deux fameux cantiques Amor de caritade * et In foco Vamor ml mise^j ils ne sauraient être attri- bués, du moins sous leur forme actuelle, à saint François. Il appartient à M. Monaci et à ses nombreux et sa- vants émules, de faire la lumière sur ces délicates ques- tions, en publiant d'une manière scientifique les monu- ments de la poésie italienne à ses débuts. J'ai indiqué plus haut quelques opuscules dont on retrouve la trace certaine, mais qui ont été perdus. Ils sont en nombre bien plus considérable qu'on ne le pen- serait au premier abord. Dans le zèle missionnaire des premières années, les frères ne pouvaient songer à col- lectionner des documents. On n'écrit pas ses mémoires en pleine jeunesse. suum ad te et det tibi pacem. Au-dessous, François ajouta le signe thau T qui était comme sa griffe Bon. 51 ; 308 et les mots frater Léo Dominus benedicat te. Puis quand ce souvenir passa parmi les reliques du Saint, frère Léon, pour l'authentiquer en quelque sorte, ajouta les indications suivantes vers le milieu Beatus Franciscus scripsit manu sua istam benedictionem mihi fratri Leoni; vers le bas Simili modo fecit istud signum thau cum capite manu sua. Mais l'annotation la plus précieuse se trouve au haut de la feuille Beatus Fran- ciscus duobus annis ante inortem. suam fecit quadragesimam in loco Alvernœ ad honorem Beatœ Virginis Mariœ matris Dei et heati Michael archangeli a festo assumptionis Sanctœ Mariœ Vir- ginis usque ad festum, sancti Michael septembris et facta est super eum m,anus Domini per visionem et allocutionem seraphym, et impressionem stigmatum in corpore suo. Fecit lias laudes ex alio latere catule scriptas et manu sua scripsit gratias agens Domino de bénéficia sibi collato. V. 2 Gel. 2, 18. 1. Wadding en donne le texte d'après S. Bernardin de Sienne. Opéra t. IV, sermo 16 extraord. et sermo feriœ scxtœ Parasceves. Amoni Legtnda trium Sociorum, p. 166. 2. Wadding en a puisé le texte dans S. Bernardin toc. cit. Sermo IV extraord. Il a été reproduit aussi par Amoni ioc. cit. p. 165. On en trouvera deux versions fort curieuses dans les Miscellanea 1888, p. 96 et 190. XLIV VIE DE S. FRANÇOIS Il faut se rappeler aussi que la Portioncule n'avait ni archives, ni bibliothèque. C'était une chapelle de dix pas de long, avec quelques huttes à Fentour. L'Ordre était déjà vieux de dix ans, qu'on n'y avait vu qu'un seul livre un Nouveau Testament. On ne le garda même pas. Un jour, François, n'ayant rien d'autre, le donna à une pauvre femme qui demandait l'aumône, et comme Pierre de Catane, son vicaire, s'étonnait de cette pro- digalité Ne nous avait-elle pas donné ses deux fils pour l'Ordre? » répliqua vivement le maître^. 1. 2 Gel. 3, 35. Ce fait eut lieu sous le vicariat de Pierre de Catane, par conséquent entre le 29 sept. 1220 et le 10 mirs 1221. II BIOGRAPHIES PROPREMENT DITES I. Note préliminaire. Pour apprécier d'une façon un peu exacte les docu- ments qui vont nous occuper, il faut les replacer au milieu des circonstances de leur éclosion, les étudier jusque dans le détail, et déterminer la valeur spéciale de chacun d'eux. Ici, plus que partout ailleurs, il faut se garder des théories faciles et des généralisations précipitées. La même existence, racontée par deux contemporains égale- ment véridiques, peut prendre des tons bien différents. C'est surtout le cas, si l'homme dont il s'agit a soulevé des enthousiasmes et des colères, si sa pensée intime, si ses créations ont prêté à des discussions, si ceux-là même qui sont chargés de réaliser ses idées et de conti- nuer son œuvre se divisent et s'attaquent. Or, il en fut ainsi pour saint François. De son vivant, et sous ses yeux, des divergences se manifestèrent, sour- dement d'abord, puis au grand jour. Ivre d'amour, il était allé de chaumière en chaumière, de château en château, prêchant la pauvreté absolue ; mais cet élan d'enthousiasme, cet idéalisme illimité ne pouvaient être de longue durée. L'Ordre des Frères Mineurs, en grandissant, s'ouvrait non seulement à quel- ques âmes d'élite arrivées au paroxysme des ardeurs XLVI VIE DE S. FRANÇOIS mystiques, mais à tous les hommes qui aspiraient à une réforme religieuse laïques pieux, moines désillusionnés sur la vertu des anciens ordres, prêtres effrayés des vices du clergé séculier, tous apportaient — sans le vou- loir sans doute, et même à leur insu, — trop de leur vieil homme pour ne pas transformer peu à peu la nou- velle institution. Plusieurs années avant sa mort , François avait aperçu le péril et fait tous ses efforts pour le con- jurer. On le vit déjà agonisant rassembler ses forces, pour déclarer encore une fois ses volontés aussi claire- ment que possible, et pour conjurer ses frères de né jamais toucher à la Règle, même sous prétexte de la commenter ou de l'expliquer hélas , quatre ans ne s'étaient pas écoulés, et Grégoire IX inaugurait, sur la prière des Frères eux-mêmes, la longue série des pontifes qui ont expliqué la Règle * ! La pauvreté, telle que François l'avait voulue, ne fut bientôt qu'un souvenir. Le succès inouï de l'Ordre ne lui amenait pas seulement de nouvelles recrues, il amenait l'argent. Comment le refuser quand on avait tant d'oeuvres à fonder? Beaucoup de frères trouvaient que leur maître avait exagéré bien des choses, qu'il y avait dans la Règle des nuances à observer, par exemple entre les conseils et les préceptes. Une fois la porte ou- verte aux interprétations, il devenait impossible de la fermer. La famille franciscaine se divisait donc eu partis opposés qu'il est souvent difficile de distinguer. Il y avait d'abord quelques hommes remuants, indis- ciplinés qui se groupaient autour des anciens frères. Ceux-ci trouvaient, dans leur qualité de premiers com- pagnons du Saint, une autorité morale souvent plus i. Bulle Quo elongati du 28 septembre 1230. Voir p. 387. ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES XLVIl grande que l'autorité officielle des ministres et des gar- diens. Le peuple se tournait d'instinct vers eux comme vers les véritables continuateurs de l'œuvre de saint François. Ce n'était pas sans raison. Ils avaient la vigueur, la véhémence des convictions absolues; Teussent-ils voulu, ils n'auraient pas pu tran- siger. On les voyait apparaître tout à coup dans les villes ou les villages pour sommer les grands aussi bien que le peuple de fciire pénitence. Lorsqu'ils descendaiect de leurs ermitages des Apennins, les yeux brillants de fièvre, perdus encore dans la contemplation, tout dans leur personne racontait leurs radieuses visions ; et la foule étonnée et subjuguée s'agenouillait pour baiser la trace de leurs pas, le cœur mystérieusement troublé. Un groupe plus nombreux était celui des frères qui, sans être moins saints, condamnaient ces allures. Nés loin de l'Ombrie, dans des contrées où la nature semble une marâtre, où l'adoration, bien loin d'être l'acte ins- tinctif de l'âme heureuse s'épanouissant pour bénir le Père céleste, est au contraire le cri de détresse de l'atome perdu dans l'immensité, ils voulaient surtout une réforme religieuse, rationnelle et profonde. Ils rêvaient de ramener l'Eglise à la pureté des anciens jours, et voyaient dans le vœu de pauvreté, entendu dans le sens le plus large, le meilleur moyen de lutter contre les vices du clergé; mais ils oubliaient ce qu'il y avait eu, dans la mission de saint François, de fraîcheur, de gaieté italienne, de poésie ensoleillée. Pleins d'admiration pour lui, ils voulaient cependant élargir la base de son œuvre, et pour cela ne renoncer à aucun moyen d'influence, surtout pas à la science. Cette tendance dominait en France, en Allemagne et en Angleterre. En Italie elle était représentée par une fraction très XLVIII VIE DE S. FRANÇOIS puissante, sinon par le nombre, du moins par l'autorité de ses représentants. C'était celle que favorisait la papauté. Ce fut celle de frère Elie et de tous les ministres généraux de TOrdre au XIIP siècle, si on en excepte Jean de Parme 1247 — 1257 et Raymond Gaufridi 1289—1295. Dans la Péninsule, un troisième groupe, celui des relâchés, était de beaucoup le plus nombreux les hommes vulgaires auxquels la vie monastique paraissait la plus facile existence, les moines girovagues heureux de s'at- tirer un regain de succès en étalant la Règle nouvelle, y formaient la majorité de la famille franciscaine. On comprend sans peine que des documents émanés de milieux si divers portent l'empreinte de leur origine. Les hommes qui vont nous apporter leur témoignage, sont les combattants de la lutte sur la question de la pauvreté, lutte qui a troublé l'Eglise pendant deux siècles, passionné toutes les consciences, et qui a eu ses bourreaux et ses martyrs. Pour déterminer la valeur de ces témoignages, il faut donc avant tout en rechercher l'origine. Il est évident qu'un récit des intransigeants de droite ou de gauche peut n'avoir qu'une très mince valeur s'il s'agit de points controversés ; d'où la conclusion, que l'autorité d'un narrateur peut varier de page à page ou même de ligne à ligne. Ces idées, si simples qu'on a presque besoin de s'ex- cuser de les exprimer, n'ont cependant jamais guidé ceux qui ont étudié la vie de saint François. Les plus savants, comme Wadding et Papini, ont juxtaposé les récits des divers biographes, élaguant çà et là ceux qui étaient par trop contradictoires ; mais ils ont fait cela au hasard, sans règle ni méthode, guidés par l'impression du moment. il ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES XLIX Le long travail du Bollandiste Suysken est vicié par un défaut analogue rivé à son principe que les plus anciens documents sont toujours les meilleurs i, il s'est établi sur la Première Vie par Tiiomas de Celano comme sur un roc inébranlable et a jugé toutes les autres lé- gendes à travers celle-là^. Quand on rattache les documents aux circonstances troublées de leur apparition, quelques-uns perdent un peu de leur autorité, d'autres qui avaient été négligés, comme étant en contradiction avec les témoignages devenus quasi officiels, reprennent tout à coup voix au chapitre, tous enfin gagnent une vie qui double leur intérêt. Ce changement de point de vue dans l'appréciation des sources, cette critique que je serais tenté d'appeler soli- daire et organique, amène une transformation profonde dans la biographie de saint François. Par un phénomène qui peut sembler étrange, on arrive à tracer de lui un portrait qui se rapproche bien plus de celui qu'il a dans l'imagination populaire en Italie, que de celui qu'en ont fait les savants historiens mentionnés plus haut. Lorsque François mourut 1226, les partis qui divi- saient l'Ordre étaient déjà entrés en lutte. Cet événe- ment précipita la crise frère Elie remplissait depuis cinq ans les fonctions de ministre général avec le titre de vicaire. Il déploya une stupéfiante activité. Investi de la confiance de Grégoire IX, il écarta les zélanti 1. Il va sans dire que je ne veux pas m'élever contre ce principe, un des plus féconds de la critique, mais encore ne faut-il pas l'em- ployer isolément. 2. Les travaux d'érudition parus en Allemagne dans ces dernières années pèchent par le même défaut. On les trouvera cités en temps utile dans le corps de l'ouvrage. L VIE DE S. FRANÇOIS des charges, fortifia la discipline jusque dans les pro- vinces les plus éloignées, obtint de nombreux privilèges de la curie, et prépara avec une incroyable rapidité la construction de la double basilique où devaient reposer les cendres du Stigmatisé ; mais malgré tous ses efforts, le chapitre de 1227 le laissa de côté et choisit Jean Parenti comme ministre général. Furieux de cet échec, il mit aussitôt tout en œuvre pour être nommé au chapitre suivant. Il semble même qu'il n'ait tenu aucun compte de la nomination de Jean Parenti, et qu'il ait continué à se comporter comme s'il eût été ministre 1. Très populaire parmi les Assisiates, tout éblouis de la magnificence du monument qui surgissait sur la Colline de V enfer j devenue la Colline du paradis'^ sûr d'être appuyé par une partie considérable de l'Ordre et par le pape, il poussa les travaux de la basilique, avec une décision et un bonheur peut-être uniques dans les an- nales de l'architecture 2. 1. Eccl. 13. Voluerunt ipsi, quos ad capitulum concesscrat venire frater Helias; nam omnes concessit etc. An. fr. t. I, p. 241. Cf. Mon. Germ. hist. Script, t. 28, p. 564. 2. La mort de François est du 3 oct. 1226. Le 29 mars 1228 Êlie reçoit l'emplacement de la basilique. L'Instrumentum dona- tionis est conservé encore aujourd'hui à Assise Pièce n» 1 du deuxième paquet à' Instrumenta diversa pertinentia ad Sacrum Conventum. Il a été publié par Thode Franz von Assisif p. 539. Le 17 juillet de la même année, lendemain de la canonisation, Grégoire IX posait solennellement la première pierre. Moins de deux ans après, l'église basse était terminée et le 25 mai 1230 on y transportait le corps du Saint. En 1236, l'église supérieure était achevée à son tour. Elle était déjà décorée d'une première série de fresques, et Giunta peignait Éhe de grandeur naturelle, agenouillé au pied du crucifix au-dessus de l'entrée du chœur. En 1239, tout était parachevé, et le campanile recevait les fa- ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES LT Tout cela ne pouvait se faire sans soulever l'indigna- tion des zélateurs de la pauvreté. Lorsqu'ils virent sur le tombeau de celui qui avait défendu à ses disciples le simple contact de l'argent, un tronc monumental destiné à recueillir les aumônes des fidèles, il leur sembla que la prophétie de saint François, annonçant l'apostasie d'une partie de l'Ordre, allait se réaliser. Un vent de révolte passa sur les ermitages de l'Ombrie. Ne fallait-il pas empêcher par tous les moyens cette abomination dans le lieu saint? On savait Elie terrible dans ses sévérités, mais ses adversaires se sentaient le courage d'aller jusqu'au bout et de tout souffrir pour défendre leurs convictions. Un jour, on trouva le tronc brisé par frère Léon et ses amis * . On voit à quel degré d'acuité la lutte était parvenue. C'est sur ces entrefaites que parut la première légende. II. Première Vie par Thomas de Celano^. Thomas de Celano en écrivant cette légende, sur laquelle il devait revenir plus tard pour la corn- meuses cloches dont le carillon réjouit encore toute la vallée de l'Ombrie. Ainsi donc, trois mois et demi avant la canonisation, Élie recevait l'emplacement de la basilique. Le procès de canonisation commença fin mai 1228 1 Gel. 123 et 124. Cf. Potthast 8194 ss.. 1. Spec. 167 a. Cf. An. fr. t. II, p. 45 et note. 2. Les Bollandistes en ont donné le texte A. SS. Octobris t. II, p. 683-723 d'après un manuscrit de l'abbaye cistercienne de Long- pont au diocèse de Soissons. — Il a été publié ensuite à Rome en 1806, sans nom d'éditeur en réalité par le P. Rinaldi Conventuel sous le titre Seraphici viri S. Francisci Assisiatis vitœ duœ auctore B. Thoma de Celano, d'aprèi un manuscrit de Fallerone, . la Marche d'Ancône qui dans les environs de Terni fut volé LU VIE DE S. FRANÇOIS pléter, obéissait à un ordre exprès du pape Gré- goire IX *. Pourquoi celui-ci ne s'était-il pas adressé à un des frères de l'entourage immédiat du Saint? Le talent de l'auteur pourrait expliquer ce choix; mais, outre que les préoccupations littéraires ne doivent dans ce cas venir qu'au second rang, frère Léon et plusieurs autres prou- vèrent plus tard qu'ils savaient, eux aussi, manier la plume. Si Celano fut chargé de la biographie officielle, c'est par les brigands au frère chargé de le rapporter. Ce second texte a été reproduit à Rome en 1880 par le chanoine Amoni Vita prima S. Fraiiciscij auctore B. Thoma de Celano, Roma, tipografia délia face 1880, in-8°, 42 p. Les citations seront faites d'après la division introduite par les Bollandistes, mais dans plusieurs pas- sages importants le texte Rinaldi-Amoni donne de meilleures leçons que celui des Bollandistes. Ce dernier a été retouché et complété çà et là. Voir par exemple 1 Cel. 24 et 31. Quant aui manuscrits, le R. P. Denifle estime que le plus ancien parmi ceux qui sont connus est celui de Barcelone Archiva de la corona de Aragon, p. Ripoll. n. 41 {Archiv t. I, p. 148. Il y en a un à la Bibliothèque nationale de Paris, fonds latin, n» 3817, qui renferme une curieuse note Apud Perusium felix domnus papa Gregorius nonus gloriosi secundo pontiflcatus sut anno, quinto Kal. martii 25 février 1229 legendam hanc recepit, confirmavit et censuit fore tenendam. Un autre manuscrit, qui mé- rite de fixer l'attention, soit par son ancienneté , XIII siècle, soit par la correction du texte, et qui semble avoir échappé aux recherches des érudits s'occupant des Franciscains, est celui que possède l'École de médecine de Montpellier, n» 30 in-folio velin Passion aie vêtus ecclesiœ S. Benigni divionensis. La légende de Celano y occupe les f"s 257 a — 271 b. Le texte finit brusquement au milieu du para- graphe 112 par suspiriis ostendebant. A part cette lacune finale il est complet. Cf. Archives Pertz t. VII, p. 195 et 196. V. Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques des départe- ments, t. l, p. 295. 1. V. 1 Cel. Prol. Jubente doynino et glorioso Papa Gregorio. Celano l'écrivit après la canonisation 16 juillet 1228 et avant le 25 février 1229, car la date indiquée plus haut ne suscite aucune difficulté. ETUDE CRITIQUE DES SOURCES LUI qu'également sympathique à Grégoire IX et à frère Elie, il avait été mis, par son absence, en dehors des luttes qui avaient marqué les dernières années de la vie de François. Tempérament irénique, il appartenait à la catégorie de ces âmes qui se persuadent facilement que l'obéissance est la première des vertus, que tout supé- rieur est un saint et que, si par malheur, il ne Test pas, on n'en doit pas moins agir comme s'il l'était. Nous avons sur sa vie quelques renseignements ori- ginaire de Celano dans les Abruzzes, il rappelle d'une façon discrète que sa famille était noble et ajoute même, avec une pointe de naïveté, que le maître avait des égards particuliers pour les frères nobles et lettrés. C'est aux environs de 1215, lorsque François revint d'Espagne, qu'il entra dans l'Ordre i. Au chapitre de 1221, Césaire de Spire, chargé de la mission d'Allemagne, le prit parmi ceux qui devaient l'accompagner 2. En 1223, il était nommé custode de Mayence, Worms, Cologne et Spire. Au mois d'avril de la même année, lorsque Césaire, dévoré du désir de revoir saint François, revint en Italie, il chargea Celano de remplir ses fonctions jusqu'à l'arrivée du nouveau provincial '^. Jusqu'ici aucun renseignement ne permet de décider où il se trouva à partir du chapitre provincial tenu à Spire le 8 septembre 1223. Il a dû être à Assise en 1228, car son récit de la canonisation est celui d'un 1. 1 Cel. 56. Peut-être était-il fils de ce Thomas comte de Celano auquel Richard de S. Germano fait si souvent allusion dans sa chronique 1219-1223. Voir aussi deux lettres de Frédéric II à Honorius III des 24 et 25 avril 1223 publiées dans Winckelmann ; Acta imperii inedita, t. I, p. 232. 2. Jord. 19. 3. Jord. 30 et 31. LÏV VIE DE S. FRANÇOIS témoin oculaire. Il y était encore en 1230, et sans doute revêtu d'une charge importante, puisqu'il put remettre à frère Jourdain des reliques de saint François t. Écrit d'un style attachant, fort souvent poétique, son livre respire une admiration émue pour son héros ; ce témoignage s'impose immédiatement comme sincère et vrai ; quand il est partial, c'est sans le vouloir et peut- être même sans le savoir. Le point faible de cette biographie, c'est le tableau qu'elle nous trace des rap- ports de frère Elie et du fondateur de l'Ordre lorsqu'on relit les chapitres consacrés aux deux dernières années, il s'en dégage l'impression fort nette qu'Elie aurait été désigné par François pour lui succéder ^. Or, si l'on réfléchit qu'au moment où écrivait Celano, Jean Parenti était ministre général, on s'apercevra tout de suite de la portée de ces indications^. Toutes les occasions sont saisies pour donner un rôle prépondérant à Elie*. C'est un vrai manifeste en sa faveur. Y a-t-il lieu d'accuser Celano? Je ne le crois pas. Il faut simplement se rappeler que son travail a pu être à 1. Jord. 59. Cf. Glassberger ann. 1230, Quant à la question de savoir s'il est l'auteur du Dies irœ, elle serait déplacée ici. 2. Gela est si vrai que la plupart des historiens ont été amenés à croire à deux généralats d'Élie l'un de 1227-1230, l'autre de 1236- 1239. La lettre Non ex odio de Frédéric II 1239 énonce la môme idée Rêvera papa iste qucmdam religiosum et timoratum fratrem Helyam, ministrum ordinis fratrum minorum ab ipso beato Francisco pâtre ordinis migrationis suœ tempore constitutum . . . in odium nostriim . . . deposuit. Huillard-Bréholles Hist. dipl. Fréd. Il, t. V, p. 346. 3. Il n'est nommé qu'une fois. 1 Gel. 48. 4. 1 Gel. 95, 98, 105, 109. Le récit de la bénédiction est surtout significatif. Super quem inquit {Franciscus teneo dexteram meam? Super fratrem Heliam, inquiunt. Et ego sicvolo, sit ... 1 Gel. 108. Ges derniers mots décèlent l'intention d'une façon évidente. Cf. 2 Gel. 3, 139. ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES LV bon droit appelé légende de Grégoire IX. Elie était riionime du pape, et c'est sur ses renseignements que le biographe a travaillé. Il ne pouvait pas ne pas s'arrêter avec une complaisance particulière sur son intimité avec François. Par contre, on ne peut s'attendre à j trouver des détails qui auraient pu appuyer les prétentions des adversaires d'Elie, de ces zélateurs indociles qui déjà se paraient avec orgueil du titre de Compagnons du Saint et cherchaient à constituer dans l'Ordre une sorte d'aristocratie spirituelle. Parmi eux s'en trouvaient quatre qui, durant les deux dernières années, n'avaient pour ainsi dire pas quitté François. On devine combien il était difficile de ne pas parler d'eux. Celano tait soigneusement leur nom, sous prétexte de ménager leur modestie! ; mais par les louanges prodiguées à Gré- goire IX, à frère Elie^^ à sainte Claire ^ ou même à des personnages tout à fait secondaires, il montre que sa discrétion était loin d'être toujours aussi en éveil. Tout cela est très grave ; il ne faudrait cependant pas l'exagérer. Il y a une partialité évidente, mais il serait injuste d'aller plus loin et de croire, comme on l'a fait plus tard, que les derniers temps de la vie de François aient eu le caractère d'une lutte contre la personne même d'Élie. Cette lutte a existé, mais contre des ten- dances dont François n'aperçut pas la source. Il emporta dans la tombe ses illusions sur son collaborateur. 1. 1 Gel. 102; Cf. 91 et 109. Frère Léon n'est même pas nommé dans tout l'ouvrage. Ange, Illuminé, Masseo non plus ! 2. 1 Gel. Prol.; 73-75; 99-101; 121-126. Après S. François c'est Grégoire IX et frère Elle, 1 Gel. 69; 95; 98 ; 105, 108; 109. qui occupent le premier plan. 3. 1 Gel. 18 et 19; 116 et 117. LVI VIE DE S. FRANÇOIS Au reste ce défaut est après tout secondaire en ce qui concerne la physionomie même de François. Elle y apparaît, comme dans les Trois Compagnons ou les Fioretti, avec un sourire pour toutes les joies, des flots de larmes pour toutes les douleurs ; on sent à chaque instant Témotion contenue, le cœur de l'écrivain sub- jugué par la beauté morale de son héros. 111. Coup d'œil sur rhistoire de TOrdre de 1230-1244. Lorsque Thomas de Celano termina sa légende, il sentait mieux que personne les lacunes de ce travail, pour lequel il n'avait pu réunir que des matériaux in- suffisants. Elie et les autres frères d'Assise lui avaient raconté la jeunesse de François et son activité en Ombrie ; mais outre qu'il avait préféré, soit par prudence, soit par amour de la paix, garder le silence sur certains événe- ments ^, il y avait de longues périodes sur lesquelles il n'avait recueilli aucune donnée 2. Aussi semble-t-il indiquer l'intention de reprendre son ouvrage pour le compléter ^, Ce n'est pas ici le lieu de faire l'histoire de l'Ordre, 1. Ceux qui se passèrent pendant l'absence de François 1220— 1221. Il glisse sur les difficultés rencontrées à Rome pour l'appro- bation de la première Règle; il ne mentionne ni la seconde, ni la troisième, et ne fait aucune allusion aux circonstances qui les pro- voquèrent. Il les connaissait cependant, ayant vécu dans l'intimité de Gésaire de Spire, le collaborateur de la seconde 1221. 2. Par exemple le voyage de François en Espagne. 3. 1 Gel. 88. Ea sola quœ necessaria magis oceurrunt ad prae- sens, intendimus adnotare. Il est à remarquer que dans le pro- logue il parle au singulier. ÉTLDE CRITIQUE DES SOURCES LYII mais quelques renseignements sont nécessaires pour re- placer les documents dans leur milieu. Élu ministre général en 1232, frère Elie en profita pour travailler avec une indomptable fermeté à la réa- lisation de ses idées. De nouvelles collectes furent orga- nisées dans toutes les provinces pour la basilique d'As- sise dont les travaux étaient poussés avec une activité qui n'a nui ni à la solidité de l'édifice, ni à la beauté des détails, aussi achevés et aussi parfaits que dans aucun monument de l'Europe. On conçoit les sommes énormes qu'il avait fallu drai- ner pour mener à bien, en si peu de temps, une pareille entreprise. De plus, frère Elie avait exigé de tous ses subordonnés une obéissance absolue nommant et desti- tuant les ministres provinciaux selon ses vues person- nelles, il négligeait de convoquer le chapitre général et envoyait dans toutes les provinces ses émissaires, sous le nom de visiteurs, pour y assurer l'exécution de ses ordres. Les modérés d'Allemagne, de France et d'Angleterre trouvèrent bien vite ce joug insupportable. Il leur était dur d'être dirigés par un ministre italien résidant à As- sise, bourgade placée en dehors des voies de la civilisa- tion, tout à fait étrangère au mouvement scientifique con- centré dans les universités d'Oxford, Paris et Bologne. Ils trouvèrent, dans l'indignation des zélanti contre Elie et son mépris de la Kègle, un appui décisif. Le mi- nistre n'eut bientôt, pour se défendre, que son énergie, la faveur du pape et de rares modérés italiens. Il réprima plusieurs tentatives de révolte par un redouble- ment de vigilance et de sévérité. Ses adversaires arrivèrent cependant à s'assurer des intelligences en cour de Rome ; le confesseur du pape fut même gagné ; malgré tout, le succès de la conspiration était encore incertain quand s'ouvrit le chapitre de 1239. LYIII VIE DE S. FRANÇOIS Grégoire IX, encore favorable à Élie *, le prési- dait. La peur donna tout à coup du courage aux con- jurés ; ils jetèrent leurs accusations à la face de leur ennemi. Thomas d'Eccleston nous fait un récit coloré de ce qui se passa. Elie fut fier, violent, même menaçant. Il y eut alors, des deux côtés, des cris, des vociférations ; on allait en venir aux mains, lorsque quelques mots du pape ramenèrent le silence. Sa résolution était prise il abandonnerait son protégé. Il lui fit demander sa démission. Elie, indigné, refusa. Alors Grégoire IX expliqua qu'en le maintenant en charge, il avait cru répondre au vœu de la majorité, qu'il n'entendait pas l'imposer à l'Ordre, et que, puisque les frères ne voulaient plus de lui, il le déclarait déchu du généralat. La joie des vainqueurs, dit Eccleston, fut immense et ineffable. Ils choisirent Albert de Pise, provincial d'An- gleterre, pour lui succéder, et mirent dès lors tout en œuvre pour représenter Elie comme une créature de Frédéric II 2. L'ancien ministre écrivit bien au pape pour expliquer sa conduite, mais la lettre ne parvint pas à destination. Elle avait dû passer par les mains de son successeur qui ne la remit pas lorsque Albert de Pise fut mort, on la trouva dans sa tunique 3. 1. En 1238 il avait envoyé Élie à Crémone, chargé d'une mission pour Frédéric IL Salimbene ann. 1229. — V. aussi l'accueil de Grégoire aux appelants contre le général Jord. 63. 2. Voir la lettre de Frédéric II à Élie sur la translation de sainte Elisabeth, mai 1236. Winkelmann, Acta, t. I, p. 299. Cf. Huillard- Bréholles. Hist. dipl. Intr. p. ce. 3. Les éléments de ce récit sont Catalogus Ministrorum de Ber- nard de Besse, ap. Ehrle, Zeitschrift, t. 7 1883 p. 339. Spéculum 207 b et surtout 167 a— 170 a. Eccl. 13. Jord. 61—63. Spéculum Morin, tract. I, fo 60 b. ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES LIX Toute la fureur du vieux pontife se décliaîna contre Élie. Il faut lire les documents pour voir à quel diapa- son elle pouvait monter. Le frère riposta avec une virulence moins verbeuse, mais plus accablante encore ^. Ces événements eurent à travers toute l'Europe un retentissement inimaginable 2, et jetèrent dans l'Ordre un trouble profond. Beaucoup de partisans d'Elie se laissèrent persuader qu'ils avaient été trompés par un imposteur et se rapprochèrent du groupe des zélateurs qui ne cessait de réclamer l'observation pure et simple de la Règle et du Testament. Thomas de Celano fut de ce nombre^. Il voyait avec une profonde tristesse les influences innombrables qui travaillaient sourdement l'institut franciscain et le me- naient à sa ruine. Déjà dans les couvents circulait un refrain chantant la victoire de Paris sur Assise, c'est-à- dire de la science sur la pauvreté. Les zélateurs reprenaient courage. Peu accoutumés aux subtilités de la politique ecclésiastique, ils ne com- prenaient pas que le pape, tout en maudissant frère Elie, 1. Asserebat etiam ipse prœdictus frater Helyas . . . papam . . . fraudem facere de pecunia collecta ad succursum Terrœ SanctŒj scripta etiam ad beneplacitum suum in caméra sua hullare clam et sine fratrum assensu et etiam cedulas vacuas^ sed bullatas, militas 7iunciis suis traderet . . . et alia multa enormia imposuit domino papœ, ponens os suum in celo. Matth. Paris, Chron. Maj. ann. 1239, ap. Mon. Ger. liist. Script, t. 28, p. 182. Cf. Ficker, n. 2685. 2. V. Ryccardi de S. Germano chron, ap. Mon. Germ. hist. Script, t. 19, p. 380, ann. 1239. — La lettre de Frédéric se plaignant de la disposition d'Élie 1239 Huillard-Bréholles, Hist. Dipl. V, p. 346—349. Cf. la Bulle, Attendite ad petram, fin février 1240, ibid. p. 111— lld. Potthast, 10849. 3. Il était sans doute aussi parmi les plus ardents adversaires de l'empereur. Son village avait été brûlé sur l'ordre de Frédéric II en 1224, et les habitants transportés en Sicile, puis à Malte. Richard de S. Germano, loc. cit. ann. 1223 et 1224. LX VIE DE S. FRANÇOIS ne modifiait en rien l'orientation générale qu'il avait donnée à l'Ordre. Les ministres généraux Albert de Pise 1239—1240, Aimon de Faversham 1240—1244, Crescentius de Jesi 1244 — 1247 furent tous, avec des nuances diverses, les représentants du parti mo- déré. La première légende de Thomas de Celano était devenue impossible. Le rôle qu'il y donnait à Elie était presque un scandale. La nécessité de la remanier et de la compléter s'imposa clairement au chapitre de Gênes 1244. Tous les frères, qui avaient quelque chose à raconter sur la vie de François, furent invités à le mettre par écrit et à l'adresser au ministre Crescentius de Jesi *. Celui-ci fit immédiatement rédiger, sous forme de dia- logue, un opuscule qui commençait par les mots Venera- hïliwn gesta Tatruni. Déjà au temps de Bernard de Besse on n'en avait plus que des fragments^. Mais heureusement, plusieurs des travaux qui virent le jour à la suite de la décision de ce chapitre nous ont été conservés. C'est à elle que nous devons la Légende des Trois Compagnons et la Seconde Vie par Thomas de Celano. 1. V. le prol. de 2 Gel. et des 3 Soc. Cf. Glassberger, ann. 1244. An. fr. t. II, p. 68. Spéculum Morin, tract. I, 6l b. 2. Catalogus Ministrorum^ édité par Ehrle Zeitschrift, t, 7, 1883 n» 5. Cf. Spec. 208 a. Marc de Lisbonne en parle un peu plus longuement, mais il en fait honneur à Jean de Parme, éd. Diola, t. II, p. 38. D'autre part, dans le manuscrit 691 des archives du Sacro-Gon\ento à Assise, c'est un catalogue de la bibliothèque du couvent fait en 1381 on trouve, f» 45 a, l'indication de cet ouvrage Dyalogus sanctorum fratrum cum postibus cujus principium est Venerabilia gesta patrum dignosque memoria, finis vero non indigne feram me quoque reperisse consortem. In quo lihro omnes quaterni sunt XllI. y ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES LXT IV. Légende des Trois Compagnons ^ La vie de saint François qui nous est parvenue sous le titre de Légende des Trois Compagnons, fut terminée le 11 août 1246, dans un petit couvent du val de Rieti, qui reviendra souvent dans le cours de cette histoire, celui de Greccio. Cet ermitage avait été le séjour préféré de François, surtout dans les derniers temps de sa vie. Il l'avait ainsi rendu doublement cher au cœur de ses disciples ^. Aussi le voyons-nous devenir, dès les premiers temps de l'Ordre, le quartier général des Observants 3, et rester à travers les siècles un des foyers les plus purs de la piété franciscaine. Cette légende avait pour auteurs des hommes dignes de raconter saint François, et peut-être les plus capables de le faire les frères Léon, Ange et Rufin. Tous trois avaient vécu dans son intimité et l'avaient accompagné durant les années les plus importantes; ils avaient eu soin, du reste, de recourir à d'autres pour compléter leurs souvenirs, en particulier à Philippe, le visiteur des 1. Le texte en a été publié pour la première fois par les Bollan- distes, A. SS. Octobris t. II, p. 723-742 d'après un manuscrit du couvent des Frères Mineurs de Louvain. C'est d'après cette édi- tion que nous faisons nos citations. Les éditions publiées en Italie, dans le courant de ce siècle, sont devenues introuvables, sauf la dernière, due à l'abbé Amoni. Celle-ci est malheureusement trop fautive pour servir de base à une étude scientifique. Elle a paru à Rome en 1880 in-S» de 184 p. sous le titre Legenda S. Francisci Assisiensis quœ dicitur Legenda trium sociorum ex cod. membr. Bîblioth. Vatic. num, 7339. 2. 2 CeL 2, 5; 3, 7; 1 CeL 60; Bon. 113; 1 CeL 84; Bon. 149; 2Cel. 2, 14; 3, 10. 3. Jean de P..rme s'y retira en 1276 et y vécut à peu près jusqu'à sa mort 1288. Tribul. Archiv, t. II 1886, p. 286. LXir VIE DE S. FRANÇOIS Clarisses, à Illuminé de Rieti, à Masseo de Marignane, à Jean, le confident d'Egide et de Bernard de Quinta- valle. De pareils noms promettent beaucoup et par bonheur on n'est pas trompé dans son attente. Tel qu'il nous est parvenu, ce document est le seul qui, au point de vue historique, soit digne d'être placé à côté de la Première Vie de Celano. Le nom des auteurs et l'époque de la composition indiquent avant tout examen à quelle tendance il devra sans doute se rattacher ; ce sera le premier manifeste des frères restés fidèles à l'esprit et à la lettre de la Règle. Tout ceci est confirmé par une lecture attentive c'est au moins autant un panégyrique de la Pauvreté qu'une histoire de saint François. On s'attend aussi à voir les Trois Compagnons nous raconter, avec une complaisance toute particulière , les innombrables traits de la légende qui ont eu Greccio pour théâtre ; on court à la fin du volume pour y chercher le récit des dernières années dont ils avaient été les témoins, et l'on est tout surpris de ne rien trouver. Tandis que la première moitié de l'ouvrage raconte la jeunesse de François, complétant çà et là la Première Vie de Celano, la seconde ^ est consacrée à un tableau des premiers temps de l'Ordre; tableau d'une fraîcheur et d'une intensité de vie incomparables, et où les auteurs à force de sainte naïveté atteignent bien souvent au sublime; mais, chose étrange, après nous avoir si longue- ment parlé de la jeunesse de saint François, puis des premiers temps de l'Ordre, la narration saute brusque- ment de l'année 1220 à la mort et à la canonisation, 1. 3 Soc. 25-67. ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES LXIII auxquelles ne sont du reste consacrées que quelques courtes pages ^ Ceci est trop extraordinaire pour être le résultat du hasard. Que s'est-il donc passé? Il est évident que la Légende des Trois Compagnons, telle que nous l'avons aujourd'hui, n'est qu'un fragment de l'original qui sans doute fut revu, corrigé et considérablement élagué par les autorités de l'Ordre avant qu'on la laissât circuler'^. Si les auteurs avaient été interrompus dans leur travail et obligés d'en écourter la fin, comme on pourrait le sup- poser, ils l'auraient dit dans leur lettre d'envoi ; mais il 1. 3 Soc. 68-73. 2. Le ministre général Crescentius de Jesi fut un adversaire dé- claré des zélateurs de la Règle. L'idée contraire a été soutenue par M. Millier {Anfànge p. 180; mais le savant érudit n'a, paraît-il, pas connu les récits de la Chronique des Tribulations qui ne laissent aucun doute sur les persécutions qu'il dirigea contre les zélateurs {Archiv, t. II, p. 257-260. Si l'on était tenté de contester la valeur historique de ce témoignage, on en trouverait la confirmation dans les bulles du 5 août 1244 et du 7 février 1246 Potthast 11450 et 120007. C'est aussi Crescentius qui obtint une bulle rappelant que la basilique d'Assise était Caput et Mater ordinis, tandis que pour les zélateurs cette qualité appartenait à la Portioncule 1 Gel. 106; 3 Soc. 56; lion. 23; 2 12; Conform. 217 b ss. Voir aussi sur Crescentius, Glassberger ann. 1244. An. fr. p. 69; Sbaralea Bull. fi\ I, p. 502 ss. Conform. 121 h 1. M. Mûller a été induit en erreur par une méprise d'Eccleston 9 {An. fr. I , p. 235. Il est évident que le chapitre de Gênes 1244 n'a pas pu se prononcer contre la JDe- claratio Regulœ publiée le 14 nov. 1245. C'est au contraire Cres- centius qui a provoqué cette Declaratio, contre laquelle , non sans peine, les zélateurs trouvèrent une majorité au chapitre de Metz 1249 préside par Jean de Parme ennemi décidé de toute Decla- ratio Archiv II, p. 276. Cette manière de voir se trouve confirmée par un passage du Spéculum Morin Rouen 1509, fo62a In hoc Capitulo [Nar- honnœ] fuit ordinatum quod declaratio D. Innocenta p. IV ma- neat suspensa sicut in Capitulo METENSI. Et prœceptum est omnibus ne quis ittatur ea in iis in quibus expositioni D. Gregorii IX contradicxt. LXIV VIE DE S. y a d'autres arguments à invoquer en faveur de cette hypothèse. Frère Léon ayant eu le premier et principal rôle dans la rédaction de l'œuvre des Trois Compagnons, on l'ap- pelle souvent Légende de frère Léon ; or, la Légende de frère Léon se trouve plusieurs fois citée textuelle- ment par Ubertin de Casai, accusé par le parti de la commune observance en cour d'Avignon. Ubertin se serait évidemment bien gardé d'en appeler à un docu- ment apocryphe une fausse citation aurait suffi à le confondre, et ses ennemis n'auraient pas manqué d'ex- ploiter son imprudence. Nous avons en mains toutes les pièces du procès^, attaques, réponses, ripostes^ et nulle part nous ne voyons les relâchés arguer de faux leur adversaire. Celui-ci du reste fait ses citations avec une précision qui ne laisse rien à désirer 2. Il en appelle à des écrits qui se trouvent dans l'armoire du couvent d'As- sise et dont il a tantôt une copie, tantôt un original 3. Nous sommes donc autorisés à conclure que nous avons là des fragments qui ont survécu à la suppression de la dernière et de la plus importante partie de la Légende des Trois Compagnons. 1. Publiées avec tout l'appareil scientifique nécessaire par le P. Ehrle S. J. dans ses études Zur Vorgeschichte des Concils von Vienne, Archiv II, p. 353-416; 111, p. 1-195. 2. Voir par exemple Archiv III, p. 53 ss. Cf. 76. Adduxi vcrha et facta b. Francisai sicut est aliquando in legenda et sicut a soclis sancti patris audivi et in cedulis sanctœ memorice fratris Leonis legi manu sua conscriptis, sicut ab ore beati Francisci audivit. Ib. p. 85. 3. Hœc omnia patent per sua [^B. Francisci] verba expressa per sanctum fratrem virum Leonem ejus socium tam de mandata sancti patris quam etiam de devotione prœdicti fratris fuerunt solemniter conscripta, in libro qui habetur in armario fratrum de Assisio et in rotulis ejus, quos apud me Jiabeo, manu ejusdctn fratris Leonis conscriptis. Archiv III, p. 168. Cf. p. 178. I ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES LXV 11 n'y a pas à s'étonner que l'œuvre des plus chers amis de François ait subi de si graves mutilations. C'était le manifeste d'un parti que Crescentius pour- suivit de tout son pouvoir. Après la réaction passagère du généralat de Jean de Parme nous verrons un homme de la valeur de saint Bonaventure, provoquer la suppression de toutes les légendes primitives pour leur substituer sa propre compilation ! Il semble vraiment étrange que personne ne se soit aperçu de l'état fragmentaire de l'œuvre des Trois Compagnons. Le prologue seul aurait dû suggérer cette idée. Pourquoi se mettre trois pour écrire ces quelques pages? Pourquoi cette énumération solennelle des frères dont ils invoquent le témoignage et la collaboration? Il j aurait une disproportion étonnante entre l'effort et le résultat. De plus, les auteurs disent qu'ils ne se contentent pas de raconter les miracles, mais qu'ils veulent surtout exposer les idées de François, et sa vie avec ses frères \ or on chercherait inutilement, dans ce qui nous reste, des récits de miracles ^. Une traduction italienne de cette légende, publiée par le P. Stanislao Melchiorri^, m'a tout à coup apporté une confirmation indirecte de ce point de vue. Ce reli- gieux n'en est que l'éditeur et a pu seulement arriver à savoir qu'en 1577, elle avait été tirée d'un manuscrit très ancien, par un certain Muzio Achillei de San Severino ^. 1. 3 Soc. prol. Non contenti narrare solum miracula . . . con- versationis insignia et pii beneplaciti voluntatem. 2. Leggenda di S. Francesco^ tipografla Morici e Badaloni. Recanati 1856, 1 vol. in-S». 3. Voir la préface du P. Stanislas. LXVI YIE DE S. FRANÇOIS Cette traduction italienne ne renfermait pas les der- niers chapitres de la légende, ceux qui racontent la mort, les stigmates et la translation i. Elle a donc été faite à une époque où l'on n'avait pas encore remplacé la partie supprimée par un court résumé des autres légendes. De tout cela se dégagent deux conclusions pour la critique 1° Ce résumé final n'a pas la même autorité que le reste de l'ouvrage, puisqu'on ignore l'époque à laquelle il a été ajouté. 2° Les fragments d'une légende de frère Léon ou des Trois Compagnons, épars dans des compilations postérieures, peuvent être parfaitement au- thentiques. Dans son état actuel, cette Légende des Trois Com- pagnons est le plus beau monument franciscain et l'une des productions les plus délicieuses du moyen âge. Il y a dans ces pages, je ne sais quoi de doux, d'intime, de chaste, une sève de jeunesse et de virilité quelesFioretti rappelleront sans y atteindre jamais. A plus de six cents ans de distance, nous y sentons revivre le rêve le plus pur qui ait fait tressaillir l'Eglise chrétienne. Ces frères de Greccio qui, éparpillés dans la mon- tagne à l'ombre des oliviers, passaient des journées à chanter l'hymne du soleil, sont les vrais modèles entrevus par les maîtres ombriens primitifs. Ils se ressemblent tous, ils sont gauchement posés, tout en eux et autour d'eux pèche contre les règles les plus élémentaires de l'art *, cependant leur souvenir vous poursuit, et lorsque vous aurez oublié depuis long- temps les œuvres des maîtres impeccables, vous re- verrez sans effort les créations de ces ouvriers inconnus, car l'amour appelle l'amour; et ces personnages étri- 1. 3 Soc. 68-73. ÉTLDE CRITIQUE DES SOURCES LXVII qués ont un cœur très bon et très pur; un amour plus qu'humain rayonne dans tout leur être ; ils vous parlent et vous rendent meilleurs. Tel est ce livre, premier cri des Spirituels, où déjà l'on voit naître quelques-unes de ces doctrines hardies qui ne divisaient plus seulement la famille franciscaine en deux branches ennemies, mais qui devaient mener quelques-uns de leurs défenseurs jusque sur le bûcher de l'hérésie 1. V. Fragments da la partie supprimée de la Légende des Trois Compagnons. Nous pouvons faire maintenant un pas de plus et tâ- cher de grouper les fragments de la Légende des Trois Compagnons ou de frère Léon qui se retrouvent dans des écrits postérieurs. Ici plus que jamais il faut se mettre en garde contre les théories absolues un des principes les plus féconds de la critique historique consiste à préférer les docu- ments contemporains des faits racontés, ou tout au moins c€ux qui en sont le plus rapprochés, mais encore faut-il mettre une certaine discrétion à l'employer. Le raisonnement des Bollandistes ne voulant rien sa- voir des légendes écrites après celle de saint Bonaventure 1. Il ne s'en faut pas de beaucoup que saint François n'y soit re- présenté comme reprenant l'œuvre de Jésus interrompue par la faute du clergé séculier depuis les temps apostoliques. Les viri erarjgreh'ci jugent les membres du clergé filios extraneos 3 Soc. 48 et 51. Cf. 3 Soc. 48. Inveni virum .... per quem credo Domi- nus velit in toto mundo fidem sanctœ Ecclesiœ reformare. Cf. 2 Cel. 3, 141. Videbatur rêvera fratri et omnium comitantium turbœ quod Christi et b. Francisai una persona foret. LXVIII VIE DE S. FRA^NÇOIS 1260, sous prétexte que, venant après plusieurs autres biographes autorisés, il a été mieux placé que personne pour se renseigner et pour compléter l'œuvre de ses prédécesseurs, semble inattaquable ^ En réalité, il est absurde, car il suppose que saint Bonaventure ait voulu faire œuvre d'historien. C'est oublier qu'il écrivait non seulement dans un but d'édification, mais comme ministre général des Frères Mineurs. Dès lors son premier devoir était de garder le silence sur une foule de faits, et non sur les moins intéressants. Que dire d'une biographie où le Testament de saint François n'est pas même mentionné? Il est facile de laisser de côté un écrit du quatorzième siècle, sous prétexte que l'auteur n'a pas vu ce qui se passait cent ans avant, mais encore ne faut-il pas ou- blier que beaucoup de livres de la fin du moyen âge ressemblent à ces vieilles maisons où quatre ou cinq gé- rations ont travaillé. Une inscription sur leur façade n'indique souvent que le passage du dernier restaura- teur ou du dernier démolisseur ; et les noms qui s'éta- lent avec le plus de complaisance ne désignent pas tou- jours les véritables ouvriers. Tels ont été beaucoup de livres franciscains; chercher à les attribuer à un auteur serait une entreprise illu- soire ; des mains fort diverses y ont travaillé, et cet amalgame même a son charme et son intérêt. En les feuilletant, j'allais dire en les fréquentant, on arrive à voir clair dans cet enchevêtrement, car toute œuvre d'homme porte la trace de la main qui l'a faite ; cette trace peut être d'une délicatesse presque imperceptible; elle n'en existe pas moins, prête à se révéler à des yeux exercés. Quoi de plus impersonnel que la photographie 1. A. SS. p. 552. t ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES LXIX d'un paysage ou d'un tableau, et pourtant, au milieu de plusieurs centaines d'épreuves, l'amateur ira droit à celle de tel ou tel opérateur préféré. Ces réflexions m'ont été suggérées par l'étude atten- tive d'un curieux livre, bien des fois imprimé depuis le XVI*' siècle, le Spéculum Vitœ S. Francisa et sociorum eJusK Un travail complet sur cet ouvrage, ses sources, ses éditions imprimées, les différences nombreuses que l'on trouve entre les manuscrits, exigerait à lui seul un volume et l'histoire abrégée de l'Ordre; je ne peux songer à donner ici que quelques indications, en pre- nant pour base la plus ancienne édition, celle de 1504. Le pêle-mêle qui y règne est effroyable. Les traits de la vie de François et de ses compagnons y sont entassés sans aucun plan ; plusieurs y sont répétés à quelques pages d'intervalle d'une manière différente^ ; certains chapitres ont été introduits si maladroitement 1. Venetiis, expensis domini Jordani de Dinslaken per Simonem de Luere, 30 januarii 1504. — Impressum Métis per Jasparem Hochffeder, anno Domini 1509. — Ces deux éditions sont identiques, petit in-12 de 240 folios mal numérotés. — Édité avec le même titre par Spœlberch, Anvers 1620, 2 tomes en un volume in-S», 208 et 192 pages, avec une foule de changements. Le manuscrit le plus important semble celui de la Vaticane 4354. Il y en a deux à la Mazarine, 904 et 1350 datés de 1459 et 1460, un à Berlin Man. theol. lat. 4», n° 196 ssec. 14. V. Ehrle, Zeit^ schrift, t. VII 1883, p. 392 s. ; Analecta fr. 1. 1, p. XI; Miscellanea^ 1888, p. 119, 164. Cf. A. SS., p. 550-552. Les chapitres sont numérotés dans les 72 premiers folios seule- ment, mais ces numéros fourmillent d'erreurs f» 38 b caput LIX, 40 b LIX, 41 b LXI, ibid LXII, 42 a LX, 43 a LXI. Puis aux f^s 46 b et 47 b sont deux chapitres LXVI. Il y a deux LXXI, deux LXXII, deux LXXIII, etc. 2. Par exemple l'histoire des brigands de Monte-Gasale, fo 46 b et 58 b. Les remarques de frère Élie à François qui chante sans cesse 136 b et 137 a. La visite de Jacqueline de Settesoli, 133 a et 138 a. La bénédiction autographe donnée à frère Léon 87 a ; 188 a. LXX VIE DE S. FRANÇOIS que le compilateur a oublié d'enlever le numéro d'ordre qu'ils avaient dans l'ouvrage auquel il les emprunte * ; enfin on est tout étonné de trouver plusieurs Incipit^. Cependant avec un peu de persévérance on aperçoit bientôt quelques clartés dans ce labyrinthe. Tout d'abord, voici quelques chapitres de la légende de Bonaventure, qui semblent mis là en avant-garde comme pour protéger le reste du livre. Faisons-en abstraction, ainsi que de toute la série des chapitres des Fioretti, nous aurons diminué l'ouvrage de près des trois quarts. Retranchons encore deux chapitres tirés de saint Ber- nard de Clairvaux, puis ceux qui contiennent des prières franciscaines, ou les diverses attestations sur l'in- dulgence de la Portioncule, nous arrivons finalement à une sorte de résidu, qu'on me passe l'expression, d'une homogénéité remarquable. Le style y est différent de celui des pages environ- nantes et rappelle de très près celui des Trois Compa- gnons ; une seule pensée traverse ces pages, celle que la pierre angulaire de l'Ordre est l'amour de la pauvreté. Pourquoi n'aurions-nous pas là des lambeaux de la légende originale des Trois Compagnons? On n'y trouve rien qui ne cadre avec ce que nous savons, rien non plus qui rappelle les enjolivements d'une tradition tar- dive. Ce qui confirme cette hypothèse, c'est que divers pas- sages que nous y trouvons sont cités par Ubertin de Casai et par Angelo Clareno comme étant de frère Léon, 1. Au fo 20b on lit Tertium capitulum de charitate et compas- sions et condescensione ad proximum, Capitulum XXVI, Cf. 26 a, 83 a, 117 b, 119 a, 122 a, 128 b, 133 b, 136 b où sont des indices semblables. 2. Fo 5 b. Incipit Spéculum vitœ h. Francisci çt sociorum ejus, fo 7 b. Incipit Spéculum perfectionis. ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES LXXI et une comparaison attentive des textes montre que ces auteurs n'ont pas pu les puiser dans le Spéculum, ni le Spéculum chez eux. Il y a, du reste, une phrase qui, sans tenir compte de l'inspiration ou du style, suffirait au premier abord pour marquer l'origine commune de la plupart de ces mor- ceaux ^ Nos qui cum ipso fuimus. Nous qui avons été avec lui ! Ces paroles, qui reviennent presque à chaque récit 2, ne sont dans bien des cas qu'un hommage recon- naissant des compagnons à leur père spirituel, mais par- fois aussi elles renferment quelque chose d'amer; ce sont les ermites de Greccio qui tout à coup rappellent leurs titres ne sommes-nous pas les seuls, les vrais inter- prètes des instructions du Saint, nous qui avons sans cesse vécu avec lui, nous qui, heure après heure, avons recueilli ses paroles, ses soupirs et ses chants? On comprend que ces prétentions n'aient pas été du goût de la commune observance et que Crescentius, usant d'une autorité incontestable, ait fait supprimer presque toute cette légende '^. Quant aux fragments qui nous ont été ainsi conservés, s'ils nous fournissent de nombreux détails sur les der- niers temps de la vie de François, ils ne sont cependant pas ceux dont la perte est le plus regrettable; les auteurs qui les reproduisent défendaient une cause ; aussi ne leur devons-nous guère que des traits qui par 1. On la chercherait en vain dans les autres morceaux du Spécu- lum, et elle se retrouve dans les fragments de frère Léon, cités par Ubertin de Casai et par Angelo Glareno. 2. Fo 8 b, 11 a, 12 a, 15 a, 18 b, 21 b, 23 b, 26 a, 29 a, 33 b, 43 b, 41 a, 48 b, 118 a, 129 a, 130 a, 134 a, 135 a, 136 a. 3. Thomas de Gelano ne dit-il pas dans le prologue de la Seconde Vie liOramusergo, benignissime pater, ut laboris hujus non con- temnenda munuscula .... vestra henedicHone consecrare velitis, corrigendo errata et superflua resecantes , LXXII VIE DE S. FRANÇOIS quelque côté concernent la pauvreté; ils n'avaient que faire des autres récits, n'écrivant pas une biographie. Mais, même dans ces limites restreintes, ces lambeaux ont une importance de premier ordre ; aussi n'ai-je pas hésité à les employer largement. Il va sans dire que tout en attribuant leur origine aux Trois Compagnons et à frère Léon en particulier, il ne faut se faire aucune illusion sur la lettre même des textes qui nous sont parvenus. Les morceaux donnés par libertin de Casai et Angelo Clareno, sont de véritables citations et, à ce titre, méritent une pleine confiance. Quant à ceux qui nous sont conservés dans le Spéculum, ils ont pu être souvent écourtés; des notes explicatives ont pu se glisser dans le texte, mais nulle part on ne voit la trace d'interpolations dans le mauvais sens du mot *. Enfin, si l'on compare ces fragments aux récits cor- 1. La légende des 3 Soc. fut conservée au couvent d'Assise Omnia . . . fuerunt conscripta . . . per Leonem ... m lihro qui habetur in armario fratrum de Assisio. Ubertin, Archiv III, p. 168. Plus tard, frère Léon semble être revenu plus en détail sur certains faits; il confia ces nouveaux manuscrits aux Glarisses /n rotulis ejus guos apud me habeo, manu ejusdem fratris Leonis conscriptis n \ ibid.. Cf. p. 178. uQuod secjuitur a sancto fratre Conrado predicto et viva voce audivit a sancto fratre Leone qui presens erat et regulam scripsit. Et hoc ipsum, in quibusdam rotulis manu sua conscripiis quos commendavit in monasterio S. Clarœ custodiendos .... In illis multa scripsit . . . quœ industria fr, Bonaventura omisit et noluit in legenda publiée scribere, maxime quia aliqua erant ibi in quibus ex tune deviatio regulœ publice monstrabatur et nolebat fr aires an te tempus in- famare », A^^bor, hb. V, cap. 5. Cf. Antiquitates^ p. 146. Cf. Spécu- lum, 50 b. Infra scripta verba, frater Léo socius et Confessor B. Francisci , Conrado de Offida, dicebat se habuisse ex ore Bcati Patris nostri Francisci, quœ idem Frater Conradus retulit, apud Sanctum Damianum prope Assisium. Conrad d'Offida copia donc à la fois le livre de frère Léon et ses rotuli il y ajouta quelques renseignements oraux {Arbor vit. crue. lib. V, cap. 3 et composa peut-être ainsi le recueil si sou- ÉTLDE CRITIQUE DES SOURCES LXXIII respondants de la Seconde Vie par Celano, on voit que celui-ci les a parfois empruntés littéralement à frère Léon, mais que la plupart du temps il les a beaucoup écourtés, a ajouté çà et là quelques réflexions et surtout a remanié le style pour le rendre plus élégant. Cette comparaison prouve bien vite aussi que les récits de frère Léon sont l'original, et qu'on ne saurait y voir une amplification postérieure de ceux de Thomas de Celano, comme on pourrait être tenté de le penser au premier abord *. VI. Seconde Vie par Thomas de Celano 2. Fremière Partie. A la suite de la décision du chapitre de 1244, on se mit à rechercher de tous côtés les souvenirs des pre- miers temps de l'Ordre. vent cité par les Conformités sous le titre de Legenda Antiqua et reproduit en partie dans le Spéculum. Les numéros de chapitre, que le Spéculum a gauchement insérés, sans remarquer qu'ils étaient en désaccord avec sa propre division, seraient des vestiges de la division adoptée par Conrad d'Offida. Il est bien possible qu'après l'interdiction de son livre et sa confis- cation au Sacro-Gonvento, frère Léon ait repris dans ses rotuli une grande partie des récits déjà faits, si bien que le même trait pour- rait, tout en venant de frère Léon, se présenter sous deux formes différentes suivant qu'il aurait été copié sur le livre ou sur les rotuli. 1. Comparer par exemple 2 Cel. 120 Vocation de Jean le simple, et Spéculum f*^ 37 a. Avec le récit de Thomas de Celano, on ne com- prend pas ce qui attire Jean vers saint François ; dans le Spéculum tout s'explique, mais Celano n'a pas osé montrer François allant prêcher avec un balai sur l'épaule pour nettoyer les églises sales. 2. Elle a été publiée pour la première fois à Rome, en 1806, par le P. Rinaldi à la suite de la Première Vie V. plus haut p. LI, note 2 et redonnée en 1880 par l'abbé Amoni Vita Secunda S. Francisci Assisiensis auctore B. Thoma de Celano ejus disci- LXXIV VIE DE S. FRANÇOIS Devant cette ardeur, où le zèle pour la gloire de l'ins- titut franciscain laissait sûrement un peu à l'arrière-plan le souci historique, le ministre général Crescentius fut obligé de prendre certaines précautions. Bien des morceaux qu'il recevait faisaient double emploi, d'autres pouvaient se contredire ; plusieurs, sous couleur de raconter le Saint, n'avaient d'autre but que d'opposer le présent au passé. L'idée de constituer une sorte de commission chargée d'étudier et de coordonner tout cela s'imposa bientôt ^ pulo. Uomœ , tipografia délia pace. 1880, m-8o, d52 p. Les citations sont faites d'après cette dernière édition que j'ai colla- tionnée à Assise avec le plus important des rares manuscrits connus actuellement Archives du Sacro-Gonvento. N» 686. Man. sur parchemin de la fin du XIII^ siècle, si je ne me trompe, 130 millim. sur 142 ; 102 pages numérotées. A part le fait que le livre est divisé en deux parties au heu de trois, les deux dernières n'en formant qu'une, je n'ai pas trouvé de différence notable avec le texte publié par Amoni ; les chapitres ne sont séparés que par un alinéa et une lettre rouge, mais ils ont dans la table qui occupe les sept premières pages du volume les mêmes titres que dans l'édition Amoni. Cette Seconde Vie a échappé aux recherches des Bollandistes. On ne s'explique pas comment ces savants méconnurent la valeur du manuscrit que le P. Theobaldi, archiviste d'Assise, leur avait signalé et dont il leur offrait une copie A. SS. oct. t. II, p. 546 f.. Le P. Suysken s'est jeté ainsi dans d'inextricables diffi- cultés et s'est exposé à ne pas comprendre les listes de biographies de saint François dressées par les annalistes de l'Ordre ; il se privait en même temps d'une des plus abondantes sources de renseigne- ments sur les faits et gestes du Saint. — Le prof. Mùller {Die Anfànge, p. 175-184 a été le premier à faire une étude critique de cette légende. Ses conclusions me paraissent étroites et extrêmes. Cf. Analecta fr. t. II, p. XVII-XX. Le R. P. Ehrle indique deux manuscrits, l'un au British Muséum, Harl. 47, l'autre à Oxford. Christ Collège. Cod. 202. Zeitschrift 1883, p. 390. 1. Les 3 Soc. prévoient le cas où leur légende sera incorporée à d'autres documents quibus {legendis hœc pauca quœ scribimus poteritis facere inseri , si vestra discretio viderit esse justum. 3 Soc. prol. ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES LXXV Quoi de plus naturel que de mettre à sa tête Thomas de Celano. Depuis l'approbation de la première légende par Grégoire IX, il paraissait un peu l'historiographe officiel de l'Ordre*. Cette manière de voir concorde bien avec le contenu des dix-sept chapitres que renferme la première partie de la seconde légende. Elle se présente dès l'abord comme une œuvre collective. Celano est entouré de compagnons qui l'aident 2. Un examen plus attentif montre qu'elle a pour source principale la Légende des Trois Compagnons, que les compilateurs remanient, en complétant quelquefois certains détails ; plus souvent, en y pratiquant de véritables coupes. Tout ce qui ne concerne pas saint François est impi- toyablement proscrit ; on sent la volonté bien arrêtée de laisser à l'arrière-plan les disciples qui se mettaient si complaisamment au premier^. L'œuvre des Trois Compagnons avait été terminée le 11 août 1246. Le 13 juillet 1247 le chapitre de Lyon mettait fin aux pouvoirs de Crescentius. C'est donc entre ces deux dates que se place la composition de la première partie de la Seconde Vie de Thomas de Celano *. 1. Une phrase du prologue 2 Gel. montre que l'auteur a reçu une mission tout à fait spéciale Placiiit . . . vobis . . . parvitati nostrœ injungere, tandis qu'au contraire les 3 Soc. laissent voir que la décision capitulaire ne les visait que de fort loin ; Cum de mandato prœteriti capituli fratres teneantur.. visum est nobis... pauca de multis , . . sanctitati vestrœ intimare. 3 Soc. prol. 2. Comparer le prol. de 2 Gel. à celui de 1 Gel. 3. Longum esset de singulis persequiy qualiter bravium supernœ vocationis attigerint. 2 Gel, 1, 10. 4. Cette première partie correspond exactement à la portion de la léi^'ende des 3 Soc. que Crescentius avait autorisée. LXXVI VIE DE S. FRANÇOIS VII. Seconde Vie par Thomas de Celano. Deuxième Partie ^. L'élection de Jean de Parme 1247-1257, comme successeur de Crescentius, fut une victoire des zéla- teurs. Cet homme, dans la table de travail duquel les oiseaux venaient faire leur nid 2, devait étonner le monde par ses vertus. Nul n'est entré plus avant que lui dans le cœur de saint François *, nul n'a été plus digne de reprendre et de continuer son œuvre. Il invita bientôt Celano à se remettre au travail ^. Celui-ci fut peut-être seul d'abord, mais peu à peu un groupe de collaborateurs se forma de nouveau autour de 1. Je rappelle que le man. 686 d'Assise divise li Seconde Vie seu- lement en deux parties par la réunion des deux dernières. 2. Salimbene ann. 1248. 3. Glassberger ann. 1253. An. fr. t. II, p. 73. Frater Johannes de Parma minister generalis, multiplicatis Utteris prœcepit fr. Thomœ de Celano {cod. Ceperano, ut vitam beati Francisci quœ antiqua Legenda dicitur perficeret, quia solum de ejus conversa- tione et verbis in primo tractatu^ de mandata olim generalis compilato , omissis miraculis fecerat mentionem, et sic secundum tractatum de miraculis sancti Patris compilavit, quem cum epistola quœ incipit Religiosa vestra sollicitudo eidem gene- rali misit. Ce traité des miracles est perdu, car on ne peut l'identifier comme le veut M. Miiller {Anfànge p. 177 avec la deuxième partie en en comptant trois comme l'édition Amoni de la Seconde Vie 1° l'é- pître Religiosa vestra sollicitudo ne s'y trouve pas ; 2'^ cette deuxième partie n'est pas un recueil de miracles, en prenant ce mot dans le sens de guérisons miraculeuses qu'il avait au treizième siècle. Les vingt-deux chapitres de cette deuxième partie ont une unité marquée ; on pourrait les intituler François prophète, mais non François thaumaturge. ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES LXXVII lui^ Plus rien désormais ne s'opposait à ce qu'il fît sur la portion de l'œuvre des Trois Compagnons, supprimée par Crescentius, le travail fait déjà sur celle qui avait été approuvée. La Légende de frère Léon nous est ainsi parvenue tout entière remaniée par Thomas de Celano, écourtée et défraîchie, mais encore d'une importance capitale en l'absence de la majeure partie de l'original. Les traits pour lesquels nous possédons les deux épreuves nous permettent de mesurer l'étendue de notre perte. On retrouve en effet dans la compilation de Celano tout ce qu'on s'attendait à trouver dans les Trois Compagnons les récits se rapportent surtout aux deux dernières années de la vie de François et beaucoup ont pour théâtre Greccio ou l'un des ermitages de la vallée de Rieti^*, frère Léon a été d'après la tradition le héros d'un grand nombre de traits qui y sont racontés^, et toutes les citations que fait Ubertin de Casai du livre de frère Léon j trouvent leurs correspondants ^. Cette deuxième partie de la Seconde Vie reflète bien les circonstances nouvelles qui l'ont vue naître. La ques- tion de la Pauvreté y domine tout 5; la lutte entre les 1. Dans le prol. 2 Gel. 2 prol. Insignia patrum l'auteur parle au singulier tandis que l'épilogue est écrit de nouveau au nom d'un groupe de disciples. 2. Greccio, 2 Gel. 2, 5 ; 14; 3, 7 ; 10 ; 103. — Rieti, 2 Gel. 2, 10; 11; 12; 13; 3, 36; 37; 66; 103. 3. S. François lui donne un autographe, 2 Gel. 2, 18. Cf. Fior. 2» consid.; sa tunique 2 Gel. 2. 19; il lui prédit une famine 2 Gel. 2, 21; Gf. Conform. 49 6. Fr. Léon malade à Bologne 2 Gel. 3, 5. 4. On trouvera le texte d'Ubertin de Gasal dans les Archiv. t. III, p. 53, 75, 76, 85, 168, 178 où le R. P. Ebrle indique les passages correspondants de 2 Gel. 5. Elle est le sujet de trente-sept récits ! 2 Gel. 3, 1-37, puis viennent des exemples sur l'esprit d'oraison 2 Gel. 3, 38-44, les tentations 2 Gel. 3, 58-64, la vraie joie 2 Gel. 3, 64-79, l'humilité 2 Gel. 3, 79-87, l'obéissance 2 Gel. 3, 88, 91 etc., etc. LXXVm VIE DE S. FRANÇOIS deux partis de l'Ordre se révèle à chaque page ; les col- laborateurs veulent que chacun des traits racontés soit une leçon indirecte aux relâchés, auxquels ils opposent les Spirituels ; les papes avaient commenté la Règle dans le sens large ; eux, de leur côté, allaient la com- menter dans le sens tout à la fois littéral et spirituel, par les actions et les paroles de son auteur lui-même. L'histoire n'intervient donc guère ici que comme le véhicule d'une thèse, ce qui n'enlève rien à la valeur historique des renseignements répandus au cours de ces pages. Mais tandis que dans la Première Vie de Celano et dans la Légende des Trois Compagnons les faits se succédaient organiquement, ici ils sont juxtaposés. Aussi, quand on arrive à cette lecture, a-t-on le sentiment d'une chute; même au point de vue littéraire l'infériorité se fait cruellement sentir. Au lieu d'un poème on a devant soi un catalogue, très habilement fait, il est vrai, mais qui ne saurait essayer de nous émouvoir. Vill. Indication de quelques documents secondaires. a Vie de saint François ^mr Celano à V usage du chœur» Thomas de Celano fit aussi une courte légende à à l'usage du chœur; elle est divisée en neuf leçons et servit pour les bréviaires franciscains jusqu'à ce que saint Bonaventure eût fait sa legenda minor. Celle de Celano se trouve en partie les trois pre- mières leçons, dans le manuscrit 338 d'Assise fol. 52 a — 53 b; elle y est précédée d'une lettre d'envoi ^Bogasti me, frater Bénédicte j ut de legenda B. P. N. F, quœdani exciperem et in novem lectionum seriem ordina- ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES LXXIX rem,., etc. B. Franciscus de civitate Assisii ortiis a pueriUbus annis mitritiis extitit insoïenter, » Ce travail n'a aucune importance historique. b Vie de saint François versifiée. Au nombre des biographies on a parfois compté un poème en vers hexamètres ^ dont le texte a été édité en 1882 par le regretté Cristofani^. Ce travail ne fournit pas une seule indication histo- rique nouvelle. C'est la vie de Celano mise en vers et rien de plus ; l'auteur n'a voulu que faire œuvre de poète. Il est donc superflu de s'y arrêter^. c Biographie de saisît François par Jean de Ceperano. Une des biographies qui ont disparu, sans doute par suite de la décision du chapitre de 1266'% est celle de Jean de Ceperano. La ressemblance de son nom avec celui de Thomas de Celano a provoqué bien des confu- sions^. L'indication la plus précieuse que nous ayons sur lui nous est donnée par Bernard de Besse au com- mencement de son De laudihiis S. Francisci' ^Blenam i. Le Monnier, t. I, p. XI; P. Barnabe, la Portioncule, p. 15. Cf. Anaîecta fr., t. II, p. XXI. Zeitschrift fur kath. Theol. VII 1883 p. 397. 2. Il piu antico poema délia vita di S. Francesco d'Assisi scritto inanzi aU'anno i230 ora per la prima volta puhblicato et ira- dotto da Antonio Cristofani, Prato, 1882, 1 vol. 8», 288 pp. 3. Notons cependant deux articles des Miscellanea, l'un sur le manuscrit de cette biographie qui se trouve à la bibliothèque de Versailles, t. IV 1889, p. 34 ss.; l'autre sur l'auteur du poème, t. V 1890, p. 2—4 et 74 ss. 4. Voir plus loin p. LXXXV. 5. V. Glassberger, ann. 1244. Anaîecta, t. II, p. 68. Cf. A. SS.,- p. 545 ss. LXXX VIE DE S. FRANÇOIS virtutibus B. Francisci vitam scripsit in Italia exqidsitcB vir eïoguentice fr. Thomas juhente Domino Gregorio papa 7X, et eam qiiœ incipit Quasi stélla matutina vir venerdbilis Domimis ut fertur JoanneSj Apostdlicœ sedis notarius *». Devant un texte si précis, le doute sur l'existence du travail de Jean de Ceperano était impossible. Le R. P. Denifle a pu jeter une lumière nouvelle sur cette ques- tion. Dans un manuscrit renfermant la liturgie des Frères Prêcheurs et terminé en 1256, il a trouvé les neuf leçons pour la fête de saint François précédées du titre Ex gestis ejus ahbreviatis quce sic incipiunt Quasi stélla {Zeitsclirift filr hath. Theol. VII p. 710. Gf. Archiv I p. 148. Cet abrégé du travail de Ceperano ne donne, comme on doit s'y attendre, aucune indication nouvelle; mais peut-être ne faut-il pas désespérer de retrouver l'œuvre même de l'auteur. d Vie de saint François par frère Julien. C'est sans doute vers 1230 que frère Julien le Teuto- nique, qui avait été maître de chapelle à la cour du roi de France, fut chargé de mettre la dernière main à l'office de saint François 2. Une pareille œuvre ne pouvait évidemment rien avoir d'original, et sa perte est peu sensible. 1. Manuscrit de la Bibl. de Turin, J. VI, 33, f» 95 a. 2. Plenam virtutibus S. Francisci vitam scripsit in Italia . . . frater Thomas ... in Francia vero frater Julianus scientia et sanctitate conspicuus qui etiam nocturnale Sancti officium in littera et cantu posuit prœter hymnos et aliquas antiphonas quœ summus ipse Pontifex et aliqui de Cardinalibus in sancti prœco- nmm ediderunt Commencement du De laudibus de Bernard de Besse. V. ci après p. LXXXYIII, Ms. Taur., fo 95 a. Gf. Tord. 53; Conform. 75 b. ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES LXXXI IX. Légende de saint Bonaventure. Sous le généralat de Jean de Parme 1247-1257, les partis franciscains subirent des modifications, à la suite desquelles leur opposition devint encore plus éclatante qu'auparavant. Les zélanti, ayant à leur tête le ministre général, adoptèrent avec enthousiasme les idées de Joachim de Flore. Les prédictions de l'Abbé calabrais répondaient trop bien à leurs préoccupations intimes pour qu'il en fût autrement-, il leur semblait voir saint François comme un nouveau Christ inaugurant la troisième ère du monde. Durant quelques années ces rêves émurent l'Europe; la foi des Joachimites était si ardente qu'elle s'imposait de vive force*, les sceptiques, comme Salimbene, se disaient que, somme toute, il valait mieux ne pas se laisser prendre au dépourvu par la grande échéance de 1260, et accouraient en foule à la cellule d'Hyères, pour être initiés par Hugues de Digne aux mystères des temps nouveaux ; quant au peuple, il attendait tremblant, partagé entre l'espérance et la terreur. Cependant leurs adversaires ne se tenaient pas pour battus, et le parti des relâchés restait le plus nombreux. D'une pureté angélique, Jean de Parme croyait à la toute -puissance de l'exemple les événements mon- trèrent combien il avait tort ; à sa sortie de charge les scan- dales n'étaient pas moins criants que dix ans plus tôt*. 1. On en a pour preuve la lettre circulaire. Licet insufflcentiam nos/ram, adressée par Bonaventure le 23 avril 1257, de suite après son élection, aux provinciaux et aux custodes sur la réforme de l'Ordre. Texte Spéculum Morin, tract. III, f» 213 a. LXXXII VIE DE S. FRANÇOIS Entre ces deux partis extrêmes, contre lesquels il allait sévir avec une rigueur égale, se tenait celui des modérés, auquel appartenait saint Bonaventure K Mystique, mais d'un mysticisme réglé et orthodoxe, il voyait à quelles révolutions courait l'Eglise si le r parti de l'Evangile éternel eût triomphé ; sa victoire aurait été non pas celle de telle ou telle hérésie de détail, mais c'eût été à bref délai la ruine de tout l'édifice ecclésiastique ; il était trop perspicace pour ne pas voir, qu'en dernière analyse, la lutte engagée était celle de la conscience individuelle contre l'autorité. Ceci explique, et lui fait pardonner jusqu'à un certain point, ses sévérités à l'égard de ses contradicteurs; il était appuyé par la cour de Rome et par tous ceux qui voulaient faire de l'Ordre à la fois une école de piété et de science. Aussitôt élu Général, il marcha à son double but, avec une persévérance qui ne connut jamais les hésitations, et une volonté dont la fermeté se fait sentir partout. Dès le lendemain de sa nomination, il traçait contre le parti des relâchés le programme des réformes, et en même temps provoquait la comparution à Citta délia Pieve, des frères Joachimites devant un tribunal ecclésiastique, qui les condamna à la prison perpétuelle. Il fallut l'in- tervention personnelle du cardinal Ottobonus, le futur Adrien V, pour que Jean de Parme restât en liberté et pût se retirer au couvent de Greccio. Le premier chapitre qui se tint sous sa présidence, et dans les longues décisions duquel on retrouve partout 1. Salimbene, ann. 1248, p. 131. La chronica tribulalionum nous donne un long et dramatique récit de ces événements Archiv, t. II, p. 283 ss. nTunc enim sapientia et sanctitas fratris Bonaventurœ eclipsata paluit et obscurata est et ejus mansiuetudo {sic ah agi- tante spiritu in furorem et iram defecil. Ib. p. 283. ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES LXXXIII sa trace se rassembla à Narbonne en 1260. Il y fut chargé de composer une nouvelle vie de saint François*. On comprend facilement à quelles préoccupations répondait cette décision des Frères. Le nombre des légendes s'était beaucoup accru, car outre celles qui viennent d'être étudiées ou indiquées, il en existait d'autres qui ont entièrement disparu et il était égale- ment difficile à ceux qui partaient pour les missions lointaines, de faire un choix ou d'emporter tout. La voie était donc toute indiquée au nouvel historien il devait faire œuvre de compilateur et de pacificateur. Il n'y manqua point. Son livre est une véritable gerbe, ou plutôt, c'est une meule où l'infatigable auteur a entassé, un peu au hasard, les gerbes de ses prédéces- seurs. La plupart du temps il les insère à peu près telles quelles, se bornant à les raccourcir et à en enlever l'ivraie. Aussi, quand on arrive à la fin de ces longues pages, a-t-on de saint François une impression fort vague; on voit qu'il a été un saint, un fort grand saint, puisqu'il a accompli une quantité innombrable de miracles, grands et petits; mais on éprouve un peu la même impression qu'en parcourant les galeries des marchands d'objets de piété. Toutes ces statues, qu'il s'agisse d'un saint Antoine abbé, d'un saint Dominique, d'une sainte Thérèse ou 1. Bon. 3, 1. A ce même chapitre on rassembla les Constitutions de l'Ordre édictées par les chapitres précédents ; on leur en ajouta de nouvelles, et on coordonna le tout. Dans la première des douze rubriques, le chapitre ordonnait que, sitôt la publication du nou- veau recueil, toutes les anciennes constitutions fussent détruites. Le texte en a été publié dans le Firmamentum trium Ordinum^ f"7b, et redonné dernièrement par le P. Ehrle Arc/iiu. t. VI 1891 dans sa belle étude Die àltesten Redactionen der GeneralconstitU" tionen des Franziskanerordens. Cf. Spéculum Morin, f» 195 b, ss. du tract. III. LXXXIV VIE DE S. FRANÇOIS d'un saint Vincent de Paul, ont la même expression d'humilité douceâtre, d'extase un peu niaise. Ce sont des saints, si vous voulez, des thaumaturges*, ce ne sont pas des hommes; celui qui les a faits, les a faits par métier, de procédé, aussi n'a-t-il rien mis de son cœur dans ces fronts toujours penchés, dans ces bouches au sourire blafard. Dieu me garde de dire ou de penser que saint Bonaven- ture ne fût pas digne d'écrire une vie de saint François, mais les circonstances dirigeaicDt son travail, et on peut bien dire, sans lui faire injure, qu'il est heureux pour François, et surtout pour nous, que nous ayons sur le Poverello d'Assise une autre biographie que celle du Séraphique Docteur. Trois ans après, en 1263, il apportait son travail ter- miné au chapitre général convoqué à Pise sous sa prési- dence. Il y fut solennellement approuvé*. Pensa-t-on alors qu'il suffirait de la présence de la nouvelle légende pour faire oublier les anciennes, c'est ce qu'on ne saurait dire-, mais il semble qu'on garda pour cette fois le silence à leur égard. Il n'en fut pas de même au chapitre suivant. Celui-ci réuni à Paris prit une décision qui devait avoir de désastreux résultats pour les documents franciscains primitifs. Ce décret, émané d'une assemblée présidée par Bonaventure en personne, est trop important pour ne pas être rapporté textuellement Item, le Chapitre général ordonne par obéissance que toutes les légendes du B. François faites jadis soient détruites. Les frères qui les trouveraient hors de l'Ordre devront tâcher de les faire disparaître, puisque la légende faite par le Général 1. On y approuva aussi la Legenda Minor de Bonaventure et qui n'était qu'un abrégé de la Legenda iMajor, arrangé à l'usage du chœur pour la fête de saint François et son octave. ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES LXXXV a été compilée sur les renseignements de ceux qui ont accompagné presque toujours le B. François ; tout ce qu'ils ont pu savoir d'une façon certaine et tout ce qui est prouvé y a été soigneusement inséré. * » Il eût été difficile d'être plus précis. On voit avec quelle persévé- rance Bonaventure poursuivait sa lutte contre les groupes extrêmes. Cette constitution nous explique la disparition presque complète des manuscrits de Celano et des Trois Compagnons, alors que dans certaines collections ceux de la légende de Bonaventure se comptent à peine. Comme on le voit, Bonaventure avait voulu écrire une sorte de biographie officielle ou canonique; il n'y réussit que trop. La plupart des récits que nous connaissons déjà ont passé dans son recueil, mais non sans souffrir parfois des déformations profondes. On ne saurait s'étonner de le voir glisser, avec plus de discrétion que Celano dans la Première Vie, sur la jeunesse de François, mais on 1. {{Item prœcipit Générale capitulum per obedientiam quocl omnes legendœ de B. Francisco olim factœ deleantur et ubi in- veniri poterant extra ordinem ipsas fratres studeant amovere^ cum illa legenda quœ facta est per Generalem sit compilata prout ipse habuit ab ore illorum qui cum B. Francisco quasi semper fuerunt et cuncta certitudinaliter sciverint et probata ibi sint posita diligenterm. Ce précieux texte a été retrouvé et publié par le P. Rinaldi dans sa préface au texte de Celano Seraphici Viri Francisci vitœ duœ, p. XL Wadding semble en avoir eu connais- sance, du moins indirectement, car il dit Utramque Historiam, longiorem et breviorem, obtulit {Bonaventura triennio post in comitiis Pisanis patribus Ordinis, quas rêver enter cum gratiarum actione, supressis aliis quibusque Legendis, admiserunt » . Ad ann. 1260 n^ 18. Cf. Ehrle, Zeitschrift fur kath, TheoL, t. VII 1883 p. 396. — Communicaverat sanctus Franciscus plurima sociis suis et fratribus antiquis, que oblivioni tradita sunt, tum quia que scripta erant in legenda prima, nova édita a fratre, Bonaventura deleta et destructa sunt^ ipso jubente. tum quia. . . Chronica tribut. Archiv, t. II, p. 256. LXXXVI VIE DE S. FRANÇOIS regrette de le voir ornementer et matérialiser quelques- uns des plus jolis traits des légendes antérieures. •Il ne lui suffit pas que François ait entendu parler le crucifix de Saint-Damien*, il s'arrête pour bien marquer qu'il l'entendit corporels auribus et qu'il n'y avait per- sonne dans la chapelle à ce moment ! Le frère Monaldo au chapitre d'Arles voit apparaître saint François corpo- reis ociilis. Il abrège souvent ses prédécesseurs, mais ce n'est pas pour lui une règle invariable. Arrivé au récit des stigmates, il lui consacre de longues pages ^, ra- conte une sorte de consultation faite par François pour savoir s'il pouvait les cacher et ajoute plusieurs miracles dûs à ces plaies sacrées ; plus loin il y revient encore pour montrer un certain Jérôme, chevalier d'Assise, voulant toucher de ses mains les clous mira- culeux ^. Par contre il est d'une discrétion significative dès qu'il s'agit des compagnons du Saint. Il ne nomme que trois des onze premiers disciples '^, et ne mentionne pas plus les frères Léon, Ange, Kufin, Masseo, que leur adversaire, frère Elie. Quant aux récits que nous trouvons pour la première fois dans ce recueil, ils ne font guère regretter les sources inconnues qui auront été au service du fameux Docteur; il semble que la guérison de Morico ramené à la santé par quelques boulettes de pain trempées dans l'huile de la lampe qui brûlait devant l'autel de la Vierge^, n'a guère d'importance pour la vie de François, pas plus que l'histoire de cette brebis donnée à Jacqueline de Settesoli, éveillant sa maîtresse pour lui rappeler 1. Bon. 188-204. 2. Bon. 218. 3. Bernard, Bon. 28; Égide, Bon. 29 et Sylvestre, Bon. 30. 4. Bon. 49. ÉTLDE CRITIQUE DES SOURCES LXXXVII l'heure d'aller à la messe *. Que penser de cette autre brebis de la Portioncule, qui accourait au chœur dès qu'elle y entendait la psalmodie des frères, et s'age- nouillait dévotement pour l'élévation du Saint-Sacre- ment^? Tous ces traits dont on pourrait grossir la liste^, ré- vèlent le travail de la légende ; saint François devenait un grand thaumaturge, mais sa physionomie y perdait son originalité. Le plus grand défaut de cette œuvre est en effet ce vague où l'on reste quant au caractère du Saint. Tandis que, dans Celano, il y a les grandes lignes de l'histoire d'une âme, l'esquisse de ce drame émouvant d'un homme qui arrive à se conquérir lui-même, chez Bonaventure, tout ce travail intérieur disparaît devant les interventions divines; son cœur est pour ainsi dire le lieu géométrique d'un certain nombre de visions; il est un instrument passif dans les mains de Dieu, et on ne voit vraiment pas pourquoi c'est lui qui a été choisi et non un autre. Et pourtant Bonaventure était italien; il avait vu l'Ombrie ; il avait dû s'agenouiller et célébrer les saints mystères dans la pauvre chapelle de la Portioncule, berceau de la plus noble réforme religieuse ; il avait conversé avec frère Egide et pu retrouver sur ses lèvres un écho des premières ardeurs franciscaines mais hélas, rien de cet enivrement n'a passé dans son livre, et s'il faut tout dire, je le trouve bien inférieur à des documents tout à fait postérieurs, aux Fioretti par exemple; car i. Bon. 112. 2. Bon. m. 3. V. Bon. 115; 99; etc. M. Thode a énuméré les récits spéciaux à Bonaventure {Franz von Assisi, p. 535. LXXXVm VIE DE S. FRANÇOIS celles-ci ont saisi, en partie du moinS; l'âme de François ; elles ont senti battre ce cœur tout plein de sensibilité, d'admiration, d'indulgence, d'amour, d'indépendance et d'insouciance. X. De laudibus de Bernard de Besse ^ L'œuvre de Bonaventure ne découragea pas les bio- graphes. La valeur historique de leurs travaux est à peu près nulle, et nous n'essaierons même plus d'en dresser le catalogue. Bernard de Besse, probablement originaire du midi de la France 2, et secrétaire de Bonaventure ^, fit un résumé des légendes antérieures cette œuvre qui ne nous apporte aucune indication historique importante, n'intéresse guère que par le soin avec lequel l'auteur a noté les localités où reposent les frères morts en odeur 1. Manuscrit, I, IV, 33 de la bibliothèque de l'Université de Turin. C'est un in-4o sur parchemin de la fin du 14'" siècle. 124 ff. Il ren- ferme d'abord la biographie de saint François par saint Bona- venture et une légende de sainte Glaire, puis au f» 95a le De laudibus. Le texte en sera prochainement pubhé dans les Analecta franciscana des RR. PP. Franciscains de Quaracchi, près de flo- rence. 2. En le lisant, on s'aperçoit bientôt qu'il connaît spécialement bien les couvents de la province d'Aquitaine, et note avec soin tout ce qui les concerne. 3. Wadding, ann. 1230, n» 7. Plusieurs passages prouvent du moins qu'il accompagna Bonaventure dans ses tournées .{Hoc enim l'assistance spéciale defr. Egide in iis cjuœ adbonum animœ per- tinent devotus Generalis et Cardinalis predictus . . . nos docuit ». Fo 96 a. — Jamdudum ego per Theutoniœ partes et Flandriœ cum Ministro transiens Generali. Ibid. f^ 106 a. ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES LXXXIX de sainteté, et raconte une foule de visions tendant toutes à prouver rexcellence de l'Ordre*. La publication de ce document présentera cependant le grand avantage d'éclairer un peu la difficile question des sources. Plusieurs passages du De laudibus se retrouvent textuellement dans le Spéculum 2; or, comme un coup d'œil suffit à montrer que le Spéculum n'a pas copié le De laudibus^ il faut que Bernard de Besse ait eu devant lui sinon le Spéculum, du moins un document du même genre. 1 Bernard de Besse est l'auteur de plusieurs autres écrits no- tamment d'un important Catalogus Ministrorum genei^alium publié d'après le même manuscrit de Turin par le R. P. Ehrle [Zeitschrift fur kath. TheoL, t. Vil, p. 338—352, avec une fort remarquable introduction critique Ib. p. 323 — 337. Cf. Archiv fur Lia. u. Kirchg., I, p. 145. — Barthélémy de Pise écrivant ses Conformités avait sous les yeux une partie de ses ouvrages, f» 148 b 2; 126a 1 ; mais il appelle l'auteur tantôt Bernardus de Blesa, tantôt Johannes de Blesa. — Voir aussi Marc de Lisbonne, t. II, p. 212 et Hauréau, Notices et extraits^ t. VI, p. 153. 2. Benique primas Francisci Xll discipulos . . . omnes sanctos fuisse audivimus prêter unum qui Ordinem exiens leprosus factus laqueo vel alter Judas interiit, ne Francisco cum Christo vel in discipulis similitudo deficeret. » F'' 96 a. III DOCUMENTS DIPLOMATIQUES Nous rangeons dans cette catégorie tous les actes ayant un caractère d'authenticité publique, en particulier ceux qui ont été rédigés par la chancellerie pontificale. Cette source de renseignements où chaque document porte avec lui sa date, est précisément celle qui a été le plus négligée jusqu'ici. I. Donation de TAIverne. U Instmmentum donationis Montis AïverncPj document notarié conservé aux archives de Borgo San-Sepolcro*, ne nous donne pas seulement le nom du généreux ami de saint François et bien des détails pittoresques^ mais il fixe avec précision une date d'autant plus importante qu'elle tombe dans la période la plus obscure de la vie du Saint. C'est le 8 mai 1213 qu'Orïando dei Catani, comte de Chiusi en Casentin, donna TAlverne à frère François. 1. Il a été publié par Sbaralea, Bull. t. IV, p. 156, note h. Cet acte a été rédigé le 9 juillet 1274, à un moment où les fils d'Orlando aussi bien que les Frères Mineurs voulurent authentiquer la do- natioQ restée verbale jusqu'alors. ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES XCI II. Registres du Cardinal Hugolin. Les documents de la chancellerie pontificale adressés au cardinal Hugolin, le futur Grégoire IX, et ceux qui émanent de la main de ce dernier, durant ses longs voyages comme légat apostolique *, ont une importance de premier ordre. Il serait trop long d'en donner même une simple énu- mération. Ceux qui marquent des faits importants se- ront indiqués avec exactitude dans le cours de ce tra- vail. Qu'il suffise de dire qu'en rapprochant ces deux séries de documents et en faisant intervenir la date des bulles papales contresignées par Hugolin, on arrive à suivre presque jour par jour cet homme qui a été peut- être, sans en excepter saint François, celui dont la vo- lonté a le plus profondément façonné l'institution fran- ciscaine. On y voit aussi la part prépondérante que l'Ordre prit dès l'abord dans les préoccupations du futur souverain pontife, et on arrive à une précision parfaite pour l'époque de ses rencontres avec saint François. III. Bulles. Les bulles pontificales concernant les Franciscains ont été recueillies et publiées au siècle dernier par le Conven- 1. Woiv Registri dei Cardinali Ugolino d'Ostia e Ottaviano degli Ubaldini pubblicati a cura di Guido Levi dalV Istituto storico italiano. — Fo7iti per la storia d'Italia, Roma 1890, 1 vol. m-APy XXVIII et 250 p. — Cette édition est faite d'après un manuscrit de la Nationale de Paris Ancien fonds Colbert lat. 5152 A. Il faut en rapprocher un fort beau travail dû aussi à M. G. Levi Documenti ad illustrazione del Registro del Gard. Ugolino, dans VArchivio délia Societa Romana di sioria patria, t. XII 1889, p. 241-326. XCll VIE DE S. FRANÇOIS tuel Sbaralea ^ Mais on n'en a tiré jusqu'ici à peu près aucun parti pour l'histoire des origines de l'Ordre 2. En voici une liste sommaire ; on trouvera les détails dans le cours de l'ouvrage. N'' 1. 18 août 1218. — Bulle Litterce tiiœ adressée à Hugolin. Le pape lui permet d'accepter des donations de biens-fonds en faveur de femmes fuyant le monde Clarisses et de déclarer que ces monastères relèvent du Siège Apostolique. N^ 2. 11 juin 1219. — Oum dilecti filli. Cette bulle, adressée d'une manière générale à tous les prélats, est une sorte de sauf-conduit pour les Frères Mineurs. 1. Bullarium franciscanum seu Rom. Pontifioum constitutiones epistolœ diplomata ordinibus 3finorum, Clarissarum et Pœniten- tium concessa, edidit Joh. Hyac. Sbaralea ord. inin. conv. 4 vol. in-fol. Rome t. I 1759, t. II 1761, t. III 1763, t. IV 1708. — Supplementum ab Annibale de Latera ord, min. obs. Romœ 1780. — Sbaralea eut une tâche relativement facile, car de nombreux recueils avaient été faits avant le sien ; je n'en, citerai qu'un parmi ceux que j'ai sous les yeux ; il est, comparativement, fort bien fait, et a échappé, semble-t-il, aux recherches des bibliographes francis- cains Singularissimum eximiumque opus universis mortalibus sacratissimi ordinis seraphici patris nostri Francisci a Domino Jesu mirabili modo approbati necnon a quam^pluribus nostri Redemptoris sanctissimis vicariis romanis ponlificibus multipha- rie declarati notitiam habere cupientibus profecto per necessarium — Spéculum Minorum . . . per Martinum Morin . . . Rouen 1509. C'est un in-S^ ayant ses folios numérotés, imprimé avec un soin remarquable. Il contient outre les bulles, les principales disserta- tions sur la Règle, élaborées au treizième siècle, et un Memoriale ordinis P» partie, f^ 60-82. sorte de catalogue des ministres géné- raux qui eût évité bien des erreurs aux historiens, s'il eût été connu. 2. Les Bollandistes eux-mêmes ont complètement négligé ces sources d'indications, croyant, sur un passige mal interprété, que l'Ordre n'avait obtenu aucune bulle avant l'approbation solennelle par Honorius III le 29 novembre 1223. ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES XCIII N° 3. 19 décembre 1219. — Sacrosancta romana. Pri- vilèges concédés aux Sœurs Clarisses de Monticelli près Florence. N° 4. 29 mai 1220. — Pro dilectis. Le pape prie les prélats de France de faire bon accueil aux Frères Mi- neurs. N° 5. 22 septembre 1220. — Gum secundum. Hono- rius III prescrit un an de noviciat avant l'entrée dans l'Ordre. N° 6. 9 décembre 1220. — Constihitus in prœsentia. Cette bulle concerne un prêtre de Constantinople qui avait fait vœu d'entrer dans l'Ordre. Comme il y est question de rater Lucas Magister fratrum Minonim de partihus Bomaniœ, on a là un témoignage indirect, et d'autant plus précieux, sur l'époque à laquelle l'Ordre s'établit en Orient. N° 7. 13 février 1221. — Nouvelle bulle pour le même prêtre. No 8. 16 décembre 1221. — Significatum est nobis, Honorius III recommande à l'évêque de Rimini de pro- téger les Frères de la Pénitence Tiers Ordre. N° 9. 22 mars 1222 *. — Devotionis vestrce. Concède aux Franciscains de célébrer les offices en temps d'interdit sous certaines conditions. N° 10. 29 mars 1222. — Ex x>arte TJniversitatis. Mis- sion donnée aux Dominicains, aux Franciscains et aux frères de la Milice de Saint Jacques à Lisbonne. N°^ 11, 12 et 13. 19 septembre 1222. — Sacrosancta 1. Et non pas 29 mars comme le veut Sbaralea.. L'original que j'ai eu sous les yeux aux archives d'Assise porte en effet Datum Anagnie XI Kal. aprilis pontificatus nostri anno sexto. XCIV VIE DE S. FRANÇOIS Romana. Privilèges pour les monastères Clarisses de Lucques, Sienne et Pérouse. N° 14. 29 novembre 1223. — Solet annuere. Appro- bation solennelle de la Règle qui est insérée dans la bulle. N° 15. 18 décembre 1223. — Fratrum Minorum, Con- cerne les apostats de l'Ordre. N° 16. 1^'" décembre 1224. — Cum illorum. Autorisa- tion donnée aux Frères de la Pénitence d'assister aux offices en temps d'interdit, etc. N° 17. 3 décembre 1224. — • Qaia populares tumuUus. — Concession de l'autel portatif. N° 18. 28 août 1225. — In Mis. Honorius rappelle à l'évêque de Paris et à l'archevêque de Reims le vrai sens des privilèges accordés aux Frères Mineurs. N° 19. 7 octobre 1225. — Vineae Domini. Cette bulle contient diverses autorisations en faveur des Frères qui vont évangéliser le Maroc. Cette liste ne renferme que celles des bulles de Sba- ralea qui peuvent directement ou indirectement jeter quelque lumière sur la vie de saint François et sa créa- tion. La nomenclature de Sbaralea est sûrement incom- plète et devra être révisée quand les Registres d'Hono- rius III auront été publiés intégralement *. 1. L'abbé Horoy a bien publié en cinq volumes ce qu'il intitule les Opéra omnia d'Honorius III, mais il néglige, sans mot dire, un grand nombre de lettres dont certaines sont signalées dans le re- cueil si connu de Potthast. L'abbé Pietro Pressuti a entrepris de publier le sommaire de "toutes les bulles de ce pape d'après les Re- gistres originaux du Vatican / regesli del Pontefice Onorio 111. Roma t. I, 1884. Le t. I" seul a paru jusqu'ici. IV CHRONIQUEURS DE L'ORDRE I. Chronique de frère Jourdain de Giano ^ Né à Giano en Ombrie, dans la contrée montagneuse qui forme vers le sud l'horizon d'Assise, frère Jourdain fut en 1221 l'un des vingt-six frères qui, sous la con- duite de Césaire de Spire, partirent pour l'Allemagne. Il semble être resté attaché jusqu'à sa mort à cette province, alors que la plupart des frères, surtout ceux qui exerçaient des charges, étaient transférés, souvent à quelques mois de distance, d'un bout à l'autre de l'Europe. Il n'est donc pas étonnant qu'on l'ait fréquem- ment prié de mettre par écrit ses souvenirs. C'est au 1. Chronica fratria Jordani a Giano. Le texte en a été publié pour la première fois en 4870 par le D"^ G. Voigt sous le titre t Die Denkwûrdigkeiten des Minoriten Jordanus von Giano, dans les Abhandlungen derphilolog. histor. Cl. der kônigl. sàchsischen Gesellschaft der Wissenschaften p. 421-545. Leipzig chez Hirzel, 1870. On n'en connaît qu'un seul manuscrit qui se trouve à la Bibliothèque royale de Berlin Manuscript. theolog. lat. 4°, n. 196, saec. XIV, foliorum 141. Il a servi de base à la seconde édition Analectà franciscana sive Chronica aliaque documenta ad historiam minorum spectantia. Ad Claras Aquas Quaracchi ex typographia collegii S. Bonaventurœ 1885, t. I, p. 1-19. Sauf indication contraire, je cite toujours cette édition, où a été con- servée la division en soixante-trois paragraphes introduite par le Dr Voigt. XGVI VIE DE S. FRANÇOIS printemps de 1262 qu'il les dicta au frère Baudoin de Brandebourg. Il dut le faire avec joie, s'y étant préparé de longue date. Il raconte avec naïveté comment, dès 1221, au chapitre général de la Portioncule, il allait de groupe en groupe, interrogeant les frères qui partaient pour les missions lointaines sur leur nom, leur pays, afin de pouvoir dire plus tard, surtout s'ils venaient à être martyrisés Je les ai bien connus ! » ^ Sa chronique porte la trace de ces dispositions. Ce qu'il veut raconter, c'est l'introduction et les premiers déve- loppements de l'Ordre en Allemagne, et il le fait en énumérant, avec une complaisance qui a bien sa coquet- terie, le nom d'une foule de frères ^^ et en datant soigneu- sement tous les événements. Ces détails fatigants pour un lecteur ordinaire, sont précieux pour l'historien ; il y voit la diversité des milieux dans lesquels se recru- taient les frères, et la rapidité avec laquelle une poignée de missionnaires jetés en pays inconnu savaient rayon- ner, fonder de nouvelles stations et, en cinq ans, couvrir le Tyrol, la Saxe, la Bavière, l'Alsace et les provinces voisines d'un réseau de monastères. Il est bon^ cela va sans dire, de contrôler les indica- tions chronologiques de Jourdain car il débute en priant le lecteur de lui pardonner les erreurs qui ont pu lui échapper de ce chef; mais un homme qui note ainsi dans sa mémoire ce qu'il veut plus tard raconter ou écrire, n'est pas un témoin ordinaire. En lisant sa chronique, on croit entendre les souve- nirs d'un vieux soldat, où certains détails sans valeur sont saisis et présentés avec une puissance de relief extraordinaire, où le narrateur ne sait pas résister à la -1. Jord. 81. 2. Il nomme plus de quatre-vingts personnes. ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES XCVII tentation de se mettre en scène, au risque parfois d'em- bellir un peu la sèche réalité ^ Cette chronique fourmille en effet d'anecdotes un peu personnelles, mais fort naïves et bien venues, et qui somme toute, portent en elles-mêmes le témoignage de leur authenticité. C'est déjà le parfum des Fioretti qui s'exhale de ces pages pleines de candeur et de virilité ; nous pouvons suivre les missionnaires étape par étape, puis, quand ils sont installés, pousser la porte du mo- nastère, et lire au fond du cœur de ces hommes, dont beaucoup sont braves comme des héros et simples comme des colombes. Cette chronique parle surtout, il est vrai, de l'Alle- magne, mais les premiers chapitres ont pour l'histoire de saint François une importance qui dépasse même celle des biographies. Grâce à Jourdain de Giano, nous sommes désormais renseignés sur les crises que traversa l'institution de François dès 1219 ; il nous fournit la base solidement historique qui semblait faire défaut aux docu- ments émanés des Spirituels, et réhabilite leur témoignage. II. Eccleston Arrivée des Frères en Angleterre^. Les renseignements que nous avons sur la vie de Thomas d'Eccleston sont fort peu de chose, car il n'a 1 . Il ne me semble pas qu'on puisse regarder comme rigoureuse- ment exacte la relation de l'entrevue de Grégoire IX et de Jour- dain, Jord. 63. 2. Liber de adventu Minorum in Angliam, publié sous le titre de Monumenta Franciscana {dans la série des RerumBritannica- rum medii JEvi scriptores, Roll séries en deux volumes in-S» Le premier par les soins de J. S. Brewer 1858, le second par ceux de R. Hewlett 1882. — Ce texte est reproduit sans l'appareil scientifique dans les Analecta franciscana, t. I, p. 217-257 Cf. English historical Review V 1890 754. Il en a été publié une XCVIII VIE DE S. FRANÇOIS laissé aucune trace dans l'histoire de l'Ordre, pas plus que Simon d'Esseby auquel il dédie son travail. Sans doute originaire du Yorkshire, il semble n'avoir jamais quitté l'Angleterre. Durant vingt-cinq ans, il rassembla les éléments de son travail qui embrasse la suite des événements depuis 1224 jusqu'aux environs de l'an 1260. Les derniers faits qu'il raconte, se rapportent tous à des années très voisines de cette date. D'une longueur presque double, le travail d'Eccleston est loin d'être aussi intéressant à la lecture que celui de Jourdain. Ce dernier avait vu à peu près tout ce qu'il racontait, de là un brio dans le récit qu'on ne saurait retrouver chez un auteur qui écrit surtout sur le témoi- gnage d'autrui. De plus, tandis que Jourdain suit l'ordre chronologique, Eccleston a réparti ses récits sous une quinzaine de rubriques où. les mêmes personnages reparaissent à chaque instant dans un pêle>mêle qui, à la- longue, ne laisse pas de devenir fatigant. Enfin il y a dans ce document un fond de particularisme éton- nant l'auteur ne veut pas seulement prouver que les frères anglais sont des saints, il veut nous montrer que la province d'Angleterre surpasse toutes les autres^ par sa fidélité à la Règle et son courage contre les fauteurs de nouveautés, en particulier contre frère Elie. Mais ces quelques défauts ne doivent pas faire perdre de vue la vraie valeur de ce document. Il est de ceux qu'il faut lire et relire pour en saisir toute la portée, pour en comprendre tous les détails. Il embrasse ce qu'on pourrait appeler la période héroïque du mouve- édition critique excellente, mais malheureusement partielle, dans le t. XXYIII Scriptorum des Monumenta Germaniœ Historica, par M. Liebermann. Hanovre 1888, in-f», p. 560-569. 1. Eccl. 11 ; 13; 14; 15. Cf. Eccl. 14, où l'auteur a soin de dire que fr. Albert de Pise est mort à Rome au milieu de frères anglais inter Anglicos ». ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES XCIX ment franciscain anglais, et la raconte avec une extrême naïveté. En dehors de toute question historique, il y aurait là de quoi intéresser tous ceux que captive le spectacle des conquêtes morales. Le mardi 10 septembre 1224, les Frères Mineurs abordaient à Douvres. Ils étaient neuf un prêtre, un diacre, deux qui n'avaient que les ordres mineurs, cinq laïques. Ils courent à Cantorbéry , à Londres, à Oxford, à Cambridge, à Lincoln, à York, et moins de dix ans après, tous ceux qui ont laissé une trace dans l'histoire de la science ou de la sainteté s'étaient joints à eux ; qu'il suffise de nommer Adam de Marisco, Richard de Cornouailles, l'évêque Robert Grossetête une des figures les plus fières et les plus pures du moyen âge, et Roger Bacon, ce moine per- sécuté qui, devançant les temps de quelques siècles, abordait et résolvait au fond de son cachot les problèmes de l'autorité et de la méthode, avec une rigueur et une puissance que le XVP siècle aura peine à surpasser. Il est impossible que dans un pareil mouvement, les faiblesses et les passions humaines ne se révèlent çà et là, mais il faut savoir gré à notre chroniqueur de ne pas l'avoir caché. Grâce à lui, nous pouvons oublier un instant l'heure actuelle, revivre dans cette première chapelle de Cambridge, si pauvre que le charpentier n'avait mis qu'une journée à la bâtir, y entendre trois frères chanter matines durant la nuit, et cela avec tant d'ardeur qu'un d'entre eux, — si boiteux que ses deux compagnons devaient le porter, — pleurait de joie à chaudes larmes*, c'est qu'en Angleterre, comme en Italie, l'évangile franciscain était un évangile de paix et de joie. Cependant la laideur morale leur inspirait une pitié que nous ne connaissons plus il y a peu de traits historiques plus beaux que celui de ce frère Geoffroy de Salisbury C VIE DE S. FRANÇOIS confessant Alexandre de Bissingburn le noble pénitent accomplissait ce devoir sans attention, ayant l'air de raconter une histoire quelconque; soudain son confesseur fond en larmes, le fait rougir de honte, lui arrache aussi des pleurs et le bouleverse si bien qu'il demande à entrer dans l'Ordre. Les morceaux peut-être les plus intéressants sont ainsi ceux où Thomas nous montre les frères dans l'intimité ici buvant de la bière aigre, là courant en acheter à crédit, malgré la Règle, pour l'offrir à deux confrères qui ont été maltraités, ou bien encore se ser- rant autour de frère Salomon, qui vient de rentrer glacé de froid et qu'on ne sait comment réchauffer, sicut porcis mos est eum comprimendo foveruntj dit le pieux narra- teur ^. Tout cela est entremêlé de rêves, de visions, d'ap- paritions sans nombre 2 qui nous montrent une fois de plus combien les idées les plus familières aux esprits religieux du treizième siècle étaient différentes de celles qui hantent les cerveaux et les cœurs d'aujourd'hui. Les renseignements donnés parEccleston n'auront guère à intervenir dans ce livre que d'une façon indirecte, mais s'il parle peu de François il parle fort longuement de quelques-uns des hommes qui ont été le plus mêlés à sa vie. III. Chronique de fra Salimbene^. Aussi célèbre que peu connue, cette chronique est d'une utilité tout à fait secondaire en ce qui concerne la 1. Eccl. 4; 12. 2. Eccl. 4; 5; 6; 7; 10; 12; 13; 14; 15. 3. Elle a été publiée, mais avec bien des suppressions, en 1857, à Parme. Les Franciscains de Quaracchi en préparent une nouvelle édition qui paraîtra dans les Analecta franciscana. Cet ouvrage existe en manuscrit au Vatican sous le n» 7260. ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES CI vie de saint François. Son auteur, né le 9 octobre 1221, n'entra dans l'Ordre qu'en 1238 et écrivit ses mémoires de 1282 — 1287 ; aussi est-ce surtout pour les années du milieu du XIIP siècle que son importance est capitale. Malgré cela, on est étonné du peu de place que tient la rayonnante figure du maître dans ces longues pages, et cela même indique, mieux que de longues considéra- tions, la chute profonde de l'idée franciscaine. IV. La Chronique des Tribulations par Angelo Clareno^. Cette chronique fut écrite aux environs de 1330 on pourrait donc s'étonner de la voir paraître au nombre des sources à consulter sur la vie de saint François mort plus d'un siècle auparavant *, mais le tableau que V. Ehrle, Zeitschrift fur kath. Theol, 1883, t. VII, p. 767 et 768. On lira avec intérêt le travail de M. Glédat. De fratre Salim- hene et de ejus chronicœ auctoritate. Paris in-4o. 1877, avec fic- simile. 1. Le R. P. Ehrle l'a publiée, mais hélas pas intégralement, dans les Archivjt. II, p. 125-155 texte de la fin de la cinquième et de la sixième tribulation ; p. 256-327 texte de la troisième, de la qua- trième et du commencement de b cinquième. Il y a joint des introductions et des notes critiques. Pour les parties non publiées je citerai le texte du manuscrit de la Laurentienne Plut. 20, cod. 7 complété le cas échéant par la version italienne qui se trouve à la bibliothèque nationale de Florence MagliabecchinaXXXVII-28. Voir aussi un article du prof. Tocco dans VArchivio storico italiano, t. XVII 1886, p. 12-36 et 243-61 et un de M. Richard Bibliothèque de l'École des chartes, 1884, 5 livr,, p. 525. — Cf. Tocco, VEresia nel medio Evo, p. 419 ss. Quant au texte publié par Dôllinger dans ses Beitràge zur Sektengeschichte des Mittelalters. Munich 1890, 2 vol. in-8o, II. Theil Dokumente, p. 417-427, il ne saurait être d'aucune utilité. Il ne peut qu'in- duire en erreur, tant il surabonde de fautes grossières. Des pages entières y sont omises. en VIE DE s. FR/VNÇOIS Clareno nous y fait des premiers temps de l'Ordre tire son importance du fait qu'il l'a tracé en faisant sans cesse appel à des témoins oculaires, et précisément à ceux dont les ouvrages ont aujourd'hui disparu. Angelo Clareno appelé d'abord Pietro da Fossom- brone i du nom de sa ville natale, et parfois da Cingoli, sans doute à cause du petit couvent où il fit profession, appartenait déjà vers 1265 au parti des zélanti de la Marche d'Ancône. Traqué et persécuté par ses adver- saires pendant toute sa vie, il mourut en odeur de sain- teté, le 15 juin 1339, dans le petit ermitage de Santa Maria de Aspro, au diocèse de Marsico dans la Basilicate. Grâce aux documents publiés, nous pouvons mainte- nant suivre pour ainsi dire jour par jour, non pas seule- ment les circonstances extérieures de sa vie, mais le travail intérieur de son âme. Avec lui nous voyons revivre un Franciscain authentique, un de ces hommes qui, tout en voulant rester les fils soumis de l'Église, ne pouvaient se résoudre à laisser s'envoler dans le do- maine du rêve, l'idéal qu'ils avaient salué. Bien souvent ils côtoyèrent l'hérésie • il y a dans leurs paroles contre les mauvais prêtres et les pontifes indignes une amertume que les sectaires du XVI siècle ne dépasse- ront pas 2. Souvent aussi ils semblent renoncer à toute autorité pour en appeler en dernier ressort au témoignage intérieur du Saint-Esprit 3^ et pourtant le protestantisme 1. Archiv, t. III, p. 40G-409. 2. V. Archiv I, p. 557 .. . Et hoc iotum ex rapacitate et mali- gnitate luporum pastorum qui voluerunt esse pastores, sed operi- bus negaverunt deum » et seq. Cf. p. 562. Avaritia et sijmo- niaca heresis absque pallio régnât et fere totum invasit ecclesie corpus. 3. Qui excommunicat et hereticat altissimam evangelii paw pertatem, excommunicatus est a Deo et hereticus coram Christo, qui est éternel et incommutabilis veritas. Arch. I, p. 509. Non ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES CIIÏ aurait tort d'aller se chercher des ancêtres parmi eux. Non, ils voulurent mourir comme ils avaient vécu, dans la communion de cette Eglise qui était pour eux une marâtre, mais qu'ils aimaient avec cette passion héroïque que quelques ci-devant nobles mirent en 93 à aimer la France, même gouvernée par les Jacobins, et versèrent leur sang pour elle. Clareno et ses amis ne croyaient pas seulement que saint François avait été un grand saint ; mais, à cette conviction qui était aussi celle des frères de la commune observance, ils ajoutaient la persuasion que l'œuvre du Stigmatisé ne pouvait être continuée que par des hommes atteignant à sa stature morale, à laquelle on pourrait arriver à force de foi et d'amour. Ils furent de ces vio- lents qui ravissent le royaume des cieux; aussi, quand au sortir des frivoles et séniles préoccupations quoti- diennes, on se trouve en face d'eux, on se sent à la fois rapetissé et grandi, car on découvre tout à coup dans le cœur humain des puissances inespérées et comme des claviers inconnus. Il y a un apôtre de Jésus auquel il est difficile de ne pas penser en lisant la chronique des Tribulations et la correspondance d'Angelo Clareno, c'est saint Jean. Entre les écrits de l'apôtre de l'amour et ceux du Franciscain il y a des conformités de style d'autant plus frappantes qu'ils ont été rédigés dans une langue différente. Des deux côtés on sent une âme de vieillard, où tout n'est qu'amour, pardon, besoin de sainteté, et est potestas contra Christum Dominum et contra evangelium. » Ib. p. 560. Il termine une de ces lettres par une parole d'un mysticisme plein de sérénité et qui nous fiit descendre au fond du cœur des frères Spirituels. Totum igitur studium esse débet quod unum inseparabiliter simus per Franciscum in Christ o. » Ib. p. 564. CIV VIE DE S. FRANÇOIS qui pourtant parfois vibre tout à coup, comme jadis celle du voyant de Patmos, d'indignation, de colère, de pitié, de terreur et de joie, quand l'avenir se découvre et laisse deviner la fin de la grande tribulation. Les œuvres de Clareno sont donc, dans le sens le plus étroit du mot, des écrits de parti il s'agit de savoir si l'auteur n'aurait pas sciemment dénaturé les faits ou mutilé les textes. A cette question on peut répondre hardiment non. Il commet des erreurs ^, surtout dans les premières pages, mais elles ne sont pas de celles qui pourraient diminuer notre confiance. En bon Joacliimite, il pensait que l'Ordre aurait à tra- verser sept tribulations avant le triomphe définitif. Le pontificat de Jean XXII marquait, croyait-il, le com- mencement de la septième il se recueillit alors pour faire, sur la demande d'un ami, l'histoire des six premières 2. Son récit de la première est précédé tout naturellement d'une introduction ayant pour but d'exposer au lecteur, en prenant comme cadre la vie de saint François, l'inten- tion que celui-ci avait eue en composant la Règle et en dictant le Testament. Né entre 1240 et 1250, Clareno eut à son service le témoiguage de plusieurs des premiers disciples 3; il se 4. Par exemple dans la liste des premiers généraux de l'Ordre. 2. La première 1219-1226 s'étend du départ de saint François pour l'Egypte jusqu'à sa mort; la seconde comprend le généralat de frère Éiie 1232-1239 ; la troisième celui de Grescentius 1244- 1248; la quatrième celui de Bonaventure 1257-1274; la cinquième commence à l'époque du concile de Lyon 1274 et se prolonge jusqu'à la mort de l'inquisiteur Thomas d'Aversa 1304. Enfin la sixième va de 1308 à 1323. 3. ISupercrant adhuc multi de sociis h. Francisci. . . et alii non pauci de quibus ego vidi et ab ipsis audivi quœ narro. » Ms. Laur. cod. 7, pi. XX fo 24 a. Qui passi stmt eam [tribulationem ter- ETUDE CRITIQUE DES SOURCES CV trouva en relations avec Ange de Rieti^, Égide ^ et avec ce frère Jean, compagnon d'Égide, mentionné dans le prologue de la Légende des Trois Compagnons ^. Sa chronique forme donc comme une suite de cette légende ; ce sont les noms des membres du petit cénacle de Greccio qui viennent nous la recommander; c'est aussi la même inspiration. Mais écrivant de longues années après la mort de ces frères, Clareno sentit le besoin de s'appuyer aussi sur les témoignages écrits; il rappelle à plusieurs reprises les quatre légendes auxquelles il emprunte une partie de ses récits ce sont celles de Jean de Ceperano, de Thomas de Celano, de Bonaventure et de frère Léon^. tiani] socii fundatoris fratres Aegidius et Angélus^ qui supere- rant me audiente referebant. » Ms. Laur, f» "21 b. Cf. Ms. italien XXXVII, 28. Magliab. f^ iSSb. 1. On ignore la date de sa mort; le 11 août 1253 il assista aux derniers moments de sainte Glaire. 2. Mourut le 23 avril 1261. 3. Queyn {fratrem Jacobum de Massa dirigente me fratre Jo- hanne socio fratris prefati Egidii videre laboravi. Hic enim frater Johannes . . . dixit mihi ...» Arch. II, p. 279. 4. ... Tribulationes preteritas memoravi , ul audivi àb illis qui sustinuerunt eas et alicjua commemoravi de hiis que didici in quatuor legendls quas vidi et legiy. Arch. II, p. 135. — Vitam pauperis et humitis viri Dei Francisci trium ordinum fundatoris quatuor solemnes personœ scripserunt, fratres videlicet scientia et sanctitate prœolari, Johannes et Thomas de Celano, frater Bona- ventura unus post Beatum Franciscum Generalis Minister et >nr mirœ simplicitatis et sanctitatis frater Léo, ejusdem sancti Fran- cisci soeius. Has quatuor descriptiones seu historias qui legerit.., Ms. Laurent, pi. XX, c. 7, f^ 1 a. Le traducteur italien crut-il à une erreur dans cette énumération? Je ne sais, mais il la supprima. Au f" 12 a du manuscrit XXX VII 28 de la Magliabecchina, on lit Incominciano alcune croniche del ordine franciscano, corne la vita del povero e humile servo di Dio Francesco fondatore del minorico ordine fu scripta da San Bonaventura e da quatro altri frati, Queste poche scripture ovveramente hystorie quello il quale dili^ gentemente le leggiera, expeditamente potra cognoscere... la voca-' tione la santita di San Francesco. CVI VIE DE S. FRANÇOIS L'œuvre de Bonaventure n'est mentionnée là que pour mémoire; Clareno ne lui fait aucun emprunt, tandis qu'il cite de longs passages de Jean de Ceperano *, de Thomas de Celano'^ et de frère Léon^. A ceux-ci Clareno demanda pour la vie de saint François des récits contenant plusieurs indications nou- velles extrêmement curieuses'''. 1. Ms. Laur. fo4bss. D'autre part on lit dans une lettre de Clareno {Ad hanc {paupertatem perfecte servandam Christus Franciacum vocavit et elegit in hac kora novissima et precepit ei evangelicam assumere regulmn, et a papa Innooentio fuit omni- bus annuntiatum in concilio generalif quod de sua auctoritate et obedientia sanctus Franciscus evangelicam vitarn et regulam as- sumpserat et Chri&to inspirante servare promiser at, sicut sanctus vir fr, Léo scribit et fr. Johannes de Celano. »> Archiv I, p. 559. 2. Audiens cnim semel quorundam fratrum énormes excessus, ut fr. Thomas de Celano scribit, et malum exemplum per eos secularibus dalum. Ms. Laur. f» 13 b. Le passage qui suit se réfère évidemment à 2 Gel. 3, 93 et 112. 3. Et fecerunt de régula prima ministri removeri capitulum istud de prohibitionibus sancti evangelii, sicut fraler Léo scribit. Ms. Laur. f'^ 12 b. Cf. Spec. 9a. V. p. 282. Nam cum rediisset de pariibus ultramarinis, minister quidam loquebatur cum eo, ut frater Léo refert, de capitulo paupertatis , f» 13 a, Cf. Spec. 9 a, iS. Franciscus, teste fr. Leone, fréquenter et cum multo studio recitabat fabulam. . . . quod oporlebat finaliter ordinem humiliari et ad sue humilitatis principia confltenda et tenenda reduci ». Archiv. II, p. 129. Il n'y a entre la Légende des Trois Compagnons telle qu'elle existe aujourd'hui et ces passages aucun point de contact; mais on trouve au contraire les récits visés dans le Spéculum et dans d'autres recueils, où ils sont cités comme venant de frère Léon. 4. Clareno, par exemple, veut que le cardinal Hugolin ait sou- tenu saint François dès l'approbation de la première Règle, de concert uvec le cardinal Jean de Saint-Paul. C'est possible, puis- que Hugolin avait été créé cardinal en 1198 V. Cardella Memorie storiche de' Cardinali, 9 vol. in-8'>, Rome 1792-1793, t. 1, 2 p., p. 190 ; de plus on s'expliquerait mieux ainsi le zèle avec lequel il protégeait les divers ordres institués par saint François, dès 1217. Le chapitre où Clareno raconte comment saint François écrivit ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES CVIl Je me suis particulièrement arrêté à ce document parce que sa valeur me semble n'avoir pas été encore appréciée avec équité. On est toujours d'un parti; les documents qu'il faut le plus tenir en quarantaine ne sont pas ceux dont la tendance est manifeste, ce sont ceux où elle se dissimule habilement. La vie de saint François et toute une partie de l'his- toire religieuse du treizième siècle, nous apparaîtront sans doute sous un jour bien différent, lorsqu'on pourra étudier les documents émanés du parti vainqueur, en les complétant enfin par ceux du parti vaincu. De même que la première légende de Thomas de Celano est dominée par le désir d'associer étroitement saint François, Grégoire IX et frère Elie, la chronique des Tribulations s'inspire d'un bout à l'autre de la pensée que les troubles de l'Ordre, et pour dire le mot, que l'apostasie a commencé dès 1219. Cette thèse vient de trouver dans la Chronique de Jourdain de Giano une éclatante confirmation. V. Les Floretti*. Avec les Fioretti nous entrons définitivement dans le domaine de la légende. Ce bijou littéraire raconte la la Règle, manifeste le travail de la légende, mais il est bien possible qu'il l'ait emprunté tel quel au travail de frère Léon. Il est à noter que l'on ne trouve dans ce document aucune allusion à l'Indul- gence de la Portioncule. 4. Les manuscrits et les éditions en sont presque innombrables. M. Luigi Manzoni les a étudiés avec un soin qui fait vivement dé- sirer qu'il continue ce difficile travail. Studi sui Fioretti Miscel- lanei 1888, p. 116-119, 150-152, 162-168; 1889, 9-15, 78-84," 132-135. Quand se trouvera-t-il quelqu'un qui voudra et pourra CYIII VIE DE S. FRANÇOIS vie de François, de ses compagnons et de ses disciples, telle qu'elle apparaissait au commencement du quator- zième siècle à l'imagination populaire. Nous n'avons pas à nous arrêter à la valeur littéraire de ce document, une des productions les plus exquises du moyen âge religieux, mais on peut bien dire qu'au point de vue historique, il ne mérite pas l'injuste oubli où on l'a laissé. Le courage a manqué à la plupart des auteurs pour réviser la sentence prononcée contre lui, d'un cœur bien léger cependant, par les successeurs de Bollandus. Comment s'arrêter à une œuvre que le P. Suysken n'avait même pas daigné lire ^ ! Ce qui donne cependant à ces récits un prix inesti- mable, c'est ce qu'on pourrait appeler, faute de mieux, leur atmosphère. Ils sont légendaires, transformés, exa- gérés, faux même si l'on veut, mais il y a quelque chose qu'ils nous rendent avec un coloris d'une vivacité et d'une intensité qu'on chercherait vainement ailleurs le milieu dans lequel vécut saint François. Mieux qu'au- cune autre biographie, les Fioretti nous transportent là-bas en Ombrie, et au milieu des montagnes de la Marche d'Ancône, pour nous en faire voir les ermitages, et nous mêler à la vie moitié puérile et moitié angé- lique, qui était celle de leurs habitants. Il est difficile de se prononcer sur le nom de l'auteur. Son rôle se borne du reste à recueillir, dans la tradition écrite et dans la tradition orale, les fleurs de son bou- se charger d'en faire une édition scientifique? Celles qui ont paru de notre temps dans diverses villes d'Italie sont insignifiantes au point de vue critique. Voir Mazzoni Guido Capitoli inediti dei Fioretti di S. Francesco dans le Propugnatore. Bologne 1888, vol. XXI, p. 396-411. 1. V. A. SS. p. 865 Floretum non legi, nec curandum putavi. » Cf. 553 f. Floretum ad manum non habeo. » ÉTUDE CRITIQUE DES SOURCES CIX quet. La question de savoir s'il écrivit en latin ou en italien a été fort discutée et ne paraît pas encore tran- chée ce qui est sûr, c'est que si son œuvre est antérieure aux Conformités 1, elle est de peu postérieure à la chro- nique des Tribulations, car il serait étrange qu'elle ne fît aucune mention d'Angelo Clareno, si elle avait été écrite après sa mort. Ce livre est en effet une chronique essentiellement lo- cale 2; l'auteur a voulu dresser un monument à la gloire des Fxères Mineurs de la Marche d'Ancône. Cette pro- vince, qui est évidemment la sienne, n'a-t-elle pas ressemblé au ciel resplendissant d'étoiles? Les saints frères qui l'ont habitée ont, comme les astres du ciel, illuminé et orné l'Ordre de saint François, remplissant le monde de leurs exemples et de leurs enseignements.» Aussi en connaît-il les plus petits villages^, ayant tous à quelque distance leur monastère, bien isolé, d'ordi- naire près d'un torrent, à la lisière d'un bois, et au- dessus de lui, vers les cimes, quelques cellules presque inaccessibles, asiles des frères encore plus épris que les autres de contemplation et de retraite^. 1. Barthélémy de Pise les rédigea en 1385; or, certains ma- nuscrits des Fioretti sont antérieurs. De plus, dans les récits que les Conformités empruntent aux Fioretti, on sent le travail d'abré- viation de Barthélémy. 2. Je ne parle ici que des cinquante-trois chapitres qui forment le vrai recueil des Fioretti. 3. La Province de la Marche d'Ancône comptait sept custodies 1 Ascoh, 2 Camerino, 3 Ancône, 4 Jesi, 5 Fermo, 6 Fano, 7 Fele- tro. Les Fioretti mentionnent au moins six des monastères de la custodie de Fermo Moliano 51, 53, Fallerone, 32, 51, Bruforte et Soffiano 46, 47, Massa 51, Penna 45, Fermo 41, 49, 51. 4. A chaque page sont rappelés ces bois qui furent à l'origine la dépendance indispensable des monvstères franciscains La selva cKera allora allato a S. M. degli Angeli 3, 10, 15, 16 etc. La selva d'un luogo deserto del val di Spoleto Garceri?4; Selva di Forano 42, di Massa 51, etc. ex VIE DE S. FRANÇOIS Les cliapitres qui concernent saint François et les frères d'Ombrie ne sont là que comme une sorte d'in- troduction; Egide, Masseo, Léon d'un côté, sainte Claire de l'autre, viennent témoigner que l'idéal, àlaPortion- cule et à Saint-Damien, avait bien été celui auquel plus tard Jacques de Massa, Pierre de Monticulo, Conrad d'Offida, Jean de Penna, Jean de l'Alverne tâchaient d'atteindre. Tandis que la plupart des autres légendes nous don- nent la tradition franciscaine des grands couvents, les Fioretti sont à peu près le seul document qui nous la rende telle qu'elle se perpétuait dans les ermitages et parmi le peuple. A défaut d'une exactitude de détail, les traits qui y sont racontés contiennent en eux une vé- rité supérieure le ton est juste. Voici des paroles qui n'ont jamais été prononcées, des faits qui ne sont pas arrivés, mais l'âme et le cœur des premiers Franciscains ont bien été tels qu'ils sont ici dépeints. Les Fioretti ont cette vérité vivante que donne le pin- ceau. Il manque quelque chose à la physionomie du Po- verello quand on oublie sa conversation avec frère Léon sur la joie parfaite, son voyage à Sienne avec Masseo, ou même la conversion du loup de Gubbio. Il ne faudrait cependant pas exagérer le côté légen- daire des Fioretti, il n'y a pas plus de deux ou trois de ces récits dont le noyau ne soit historique et facile à re- trouver. Le fameux épisode du loup de Gubbio, qui est sans doute le plus merveilleux de toute la série, n'est, pour parler comme les graveurs, que le troisième état du récit des brigands de Monte-Casale *, fondu avec une légende de l'Alverne. 1. Le Spéculum 46b, 58b, 455a, nous donne les trois états. Cf. Fîor. 26 et 21, Conform. 119b 2. ETUDE CRITIQUE DES SOURCES CXI Les récits se pressent dans ce livre, comme des volées de souvenirs qui arrivent pêle-mêle, et où des détails insignifiants occupent bien plus de place que les plus grands événements notre mémoire est, en effet, une grande enfant, et ce qu'elle retient d'un homme, c'est d'ordinaire un trait, un mot, un geste. L'histoire scienti- fique fait effort pour réagir, pour marquer la valeur re- lative des faits, amener ce qui est important au premier plan, rejeter ce qui est secondaire, dans la pénombre. Ne se trompe-t elle pas? Y a-t-il de l'important et du secondaire? Ou plutôt peut-on arriver à le marquer? L'imagination populaire a raison ce qu'il faut retenir d'un homme, c'est le regard dans lequel il s'est mis tout entier, c'est un cri du cœur, c'est un geste qui a exprimé la personnalité. Tout Jésus n'est-il pas dans les paroles du dernier souper? Et tout saint François, dans son allo- cution à frère loup, et son sermon aux oiseaux? Gardons-nous donc bien de mépriser ces documents où les premiers Franciscains se sont racontés tels qu'ils se voyaient. Ecloses sous le ciel de l'Ombrie, au pied des oliviers de Saint-Damien ou des sapins de la Marche d'Ancône, ces fleurettes sauvages ont un parfum et une originalité qu'on attendrait en vain de fleurs entourées des soins d'un savant jardinier. Appendices des Fioretti. Dans le premier de ces appendices, le compilateur a réparti en cinq chapitres tous les renseignements qu'il a pu recueillir sur les stigmates. Il est facile de com- prendre le succès des Fioretti. Le peuple s'éprit d'amour pour ces récits où saint François et ses compa- gnons apparaissaient tout à la fois plus humains et" plus divins que dans les autres légendes; aussi éprouva- CXII VIE DE S. FRANÇOIS o t-on bien vite le besoin de les compléter pour en faire une véritable biographie *. Le second, intitulé Vie de frère Junipère, n'a qu'un rapport assez indirect avec saint François ; il mérite cependant d'être étudié, car il présente le même genre d'intérêt que le recueil principal, auquel il n'est sans doute guère postérieur. Dans ces quatorze chapitres on trouve les principaux traits de la vie de ce frère, dont les folles et saintes bizarreries défrayent encore les conversations des monastères ombriens. Ces pages sans prétention nous découvrent une partie de l'âme francis- caine. Les historiens officiels avaient cru devoir garder le silence sur ce frère qui leur paraissait surtout un indiscret personnage, fort encombrant devant les laïques pour le bon renom de l'Ordre. Ils avaient raison à leur point de vue, mais il faut savoir gré aux Fioretti de nous avoir conservé cette physionomie si gaie, si modeste et d'une bonhomie parfois si malicieuse. Certainement saint François ressemblait plus à Junipère qu'à frère Elle ou à saint Bonaventure 2. Le troisième Vie de frère Egide, paraît être en somme le document le plus ancien que nous possédions sur la vie du fameux extatique. Il est bien possible que ces récits proviennent de ce frère Jean auquel en appellent les Trois Compagnons dans leur prologue. 1. Ce désir était si naturel que le manuscrit de la bibliothèque Angélique renferme plusieurs chapitres additionnels, sur la donation de la Portioncule, l'indulgence du 2 août, la naissance de saint François, etc. V. Amoni, Fioretti, Roma 1889, p. 266, 378—386. Une intéressante étude serait de rechercher l'origine de ces docu- ments et d'établir leur parenté avec le Spéculum et les Confor-/. mités. V. Conform. 281a 1, 121b. Spec. 92—96. 2. Junipère avait été reçu dans l'Ordre par saint François. En 1253 il assista à la mort de sainte Glaire. A. SS. Aug., t. II, p. 764 d. — Les Conformités parlent de lui avec détail, f^ 62b. ETUDE CRITIQUE DES SOURCES CXIII On retrouve, en lisant les textes si défectueux que nous donnent les éditions actuelles, la main d'un anno- tateur dont les indications se seront glissées dans le texte^ 5 mais malgré cela, cette vie est une des plus im- portantes sources secondaires. Ce frère toujours errant, dont une des principales préoccupations est de vivre de son travail, est une des figures les plus originales et les plus heureuses de l'entourage de saint François, et c'est dans son genre de vie qu'il faut aller chercher le sens véritable de quelques-uns des passages de la Règle et précisément de ceux qui ont eu le plus à souffrir des entreprises des exégètes. Le quatrième renferme les sentences favorites de frère Egide ; elles n'ont d'autre importance que de montrer les tendances de l'enseignement franciscain primitif. Ce sont des conseils courts, précis, pratiques, imprégnés de mysticisme, et dans lesquels cependant le bon sens ne perd jamais ses droits. Le recueil tel qu'il est dans les Fioretti, est sans doute peu postérieur à Egide, car dès 1385 Barthélémy de Pise en fournit un beaucoup plus long 2. VI. Chronique des XXIV généraux^. On y trouve à la suite de la vie de François celle de la plupart de ses compagnons, puis les événements sur- venus sous les vingt-quatre premiers généraux. 1. Les sept premiers chapitres forment un tout. Les trois qui suivent sont sans doute une première tentative pour les compléter. 2. Conformités, f» 55b 1— 60a 1. 3. Voir Archiv, t. I, p. 145, un article du R. P. Denifle Zur Quellenkunde der Franziakaner Geschichte, où il indique jusqu'à huit manuscrits de ce travail. Cf. Ehrle Zeitschrift, 1883, p. 324, GXIV VIE DE S. FRANÇOIS C'est un travail de compilation assez ordinaire. Les auteurs ont voulu y faire entrer tous les morceaux qu'ils étaient parvenus à recueillir, aussi le résultat présente- t-il un ensemble fort disparate. Une étude approfondie pourra en être intéressante et utile, mais elle ne sera possible qu'après sa publication. Celle-ci ne saurait tarder à deux reprises à quinze mois d'intervalle, lorsque j'ai voulu étudier le manuscrit d'Assise, il se trouvait chez les Franciscains de Quaracchi qui en préparent l'impression. Il est difficile de ne pas rapprocher l'époque où ce recueil a été clôturé de celle où Barthélémy de Pise a écrit son fameux ouvrage. Peut-être y a-t-il entre eux des rapports assez étroits. Cette chronique a été une des sources auxquelles Glassberger a puisé avec prédilection. Vil. Les Conformités de Barthélémy de Pise. * Le livre des Conformités, auquel frère Barthélémy de Pise consacra plus de quinze années de sa vie 2, semble n'avoir été lu que d'une manière distraite par la plupart note 3. Je n'ai étudié que les deux manuscrits de Florence Ric- cardi 279, sur papier, 243 f46 b 1 1. Bernardus de Quinta- vallc, 2. Petrus Chatanii, 3. Egidius, 4. Sabatinus, 5. Moricus, 6. Johannes de Capelia, 7. Philippus Longus, 8. Johannes de San et 0 Constantio, 9. Barbarus, 10. Bernardus de Cleviridante sic, 11. Angélus Tancredi, 12. Sylvester. Gomme on le voit, dans ces deux derniers documents, il est question de douze disciples, s. FRANÇOIS ET INNOCENT III 103 cultes. La question prit de l'importance, lorsqu'au quatorzième siècle on voulut trouver entre la vie de saint François et celle de Jésus une constante conformité. Elle est pour nous sans intérêt. Le profil de deux ou trois de ces frères se détache très nettement dans le tableau des origines de l'Ordre; les autres font songer aux tableaux des maîtres ombriens primitifs, où les figures d'arrière-plan ont une grâce caressante et pudique, mais pas l'ombre de personnalité. Ces premiers Franciscains eurent toutes les vertus, y compris celle qui nous fait le plus défaut, celle de con- sentir à rester anonymes. Il y a dans l'église inférieure d'Assise une vieille fresque représentant cinq des compagnons de saint François ; au-dessus d'eux se trouve une Madone de Cimabue qu'ils contemplent de toute leur âme ; ce serait plus vrai si au lieu de la Madone il y avait saint Fran- çois on se transforme toujours à l'image de ce qu'on admire, aussi ressemblent-ils à leur maître et se res- semblent-ils entre eux^. C'est faire une sorte d'erreur psychologique et se rendre coupable d'infidélité à leur mémoire que de chercher à leur donner un nom ; le seul qu'ils auraient désiré, c'est celui de leur père. Son amour a changé leur cœur et répand sur toute leur personne un rayonnement de lumière et de joie. Ce sont tandis que dans les précédents il n'y en a que onze. Cela suffirait à indiquer une thèse dogmatique. Cette liste se retrouve exacte- ment dans le Spéculum avec la seule différence que François y étant compris, Ange de Tancrède est le douzième frère et Sylvestre disparaît. Spec. 87 a. 1. D'après la tradition, les cinq compagni del Santo ensevelis là,' au rès de leur maître, seraient Bernard, Sylvestre, Guillaume anglais Eletto et Valentin ?. 104 VIE DE S. FRANÇOIS là les vrais personnages des Fioretti, ces hommes qui pacifiaient les villes, troublaient les consciences, chan- geaient les cœurs, conversaient avec les oiseaux, appri- voisaient les loups. C'est vraiment d'eux qu'on peut dire ils n'avaient rien, mais ils possédaient tout Nihil^ habentes, omnia possidentes. Ils quittèrent la Portioncule pleins de joie et de con- fiance. François était trop absorbé par ses pensées pour ne pas désirer remettre en d'autres mains la direction de la petite troupe Choisissons, dit-il, l'un d'entre nous pour nous guider, et qu'il nous soit comme le vicaire de Jésus-Christ. Partout où il lui plaira de passer nous passerons, et quand il voudra s'arrêter pour coucher quelque part, nous nous y arrêterons.» Ils choisirent frère Bernard, et firent comme François avait dit. Ils allaient pleins de joie et toutes leurs conversations n'avaient pour but que la gloire de Dieu et le salut de leurs âmes. Leur voyage s'accomplit heureusement, partout ils trouvèrent de bonnes âmes qui les hébergeaient, et ils sentaient à n'en pas douter que le bon Dieu prenait soin d'eux ^ Les préoccupations de François allaient toutes au but de leur voyage; il y pensait jour et nuit et inter- prétait naturellement ses rêves dans ce sens. Une fois, il se vit en songe, cheminant sur une route, au bord de laquelle était un arbre gigantesque et admi- rablement beau; et voici, pendant qu'il le contemplait, tout émerveillé, il se sentit devenir si grand qu'il en touchait les rameaux, et en même temps l'arbre incli- 1. 3 Soc. 46; 1 Gel. 32; Bon. 34. s. FRANÇOIS ET INNOCEx\T III 105 nait jusqu'à lui ses branches^. Il se réveilla plein de joie, sûr du bon accueil que leur réservait le souverain ponlife. Ses espérances devaient être un peu déçues Inno- cent III occupait depuis douze ans la chaire de saint Pierre. Jeune encore, énergique, résolu, il avait cette surabondance d'autorité que donne le succès. Venant après le faible Gélestin lïl, il avait su en quelques années reconquérir le domaine temporel de l'Église et imposer l'influence papale de façon à réaliser presque les rêves de théocratie de Grégoire VII. 11 avait vu le roi Pierre d'Aragon se déclarer son vassal et venir déposer sa couronne sur le tombeau des apôtres pour la rece- voir de ses mains. A l'autre bout de l'Europe, Jean sans Terre était obligé de recevoir la sienne d'un légat, après avoir juré hommage, féauté et tribut annuel au Saint-Siège. Prêchant l'union aux villes et aux répu- bliques de la Péninsule, faisant éclater le cri ITALÏ A ! ITALIA ! comme un coup de clairon, il était le repré- sentant naturel du réveil national, et semblait en quelque sorte le suzerain de l'empereur, comme il l'était déjà des autres rois. Enfin, par ses efforts pour purifier l'Église, par son indomptable fermeté à défendre la morale et le droit dans l'affaire d'Ingelburge et dans bien d'autres, il conquérait une force morale qui, dans ces temps si troublés, était d'autant plus puissante qu'elle était plus rare. Mais ce pouvoir incomparable avait ses écueils. A force de défendre les prérogatives du Saint-Siège, Innocent oublia que l'Église n'existe point pour elle- i. 4 Gel. 33; 3 Soc. 53; Bon. 35. 406 VIE DE s. FRANÇOIS même, que la suprématie n'est qu'un moyen transitoire, et une partie de son pontificat ressemblera à ces guerres, légitimes au début, mais ou le vainqueur continue les ravages et les massacres presque sans savoir pourquoi, uniquement parce qu'il est grisé de sang et de succès. Aussi Rome qui a canonisé le pauvre Gélestin V, a-t-elle refusé cette consécration suprême au glorieux Innocent III. Elle a senti, avec un tact exquis, qu'il avait été plus roi que prêtre, plus pape que saint. Quand il réprime les désordres ecclésiastiques, c'est moins par amour du bien que par haine du mal ; c'est le juge qui condamne ou menace s'appuyant toujours sur une loi, ce n'est pas le père qui pleure. Il y a une chose que ce pontife ne comprit pas en son siècle l'éveil de l'amour, de la poésie, de la liberté. J'ai dit plus haut qu'au commencement du XIÎP siècle le moyen âge eut vingt ans. Innocent III voulut le mener comme s'il n'en avait eu que quinze. Possédé par son dogme civil et religieux, comme d'autres le sont par leurs doctrines pédagogiques, il ne devina pas ce qui s'agitait confusément au fond des âmes de tendresses inassouvies, de rêves, insensés peut- être, mais bienfaisants et divins. Ce fut un croyant, quoique quelques phrases des historiens ^ laissent la porte ouverte à bien des suppo- sitionSj mais sa religion lui venait plus de la Bible que de l'Évangile, et s'il rappelle souvent Moïse le conduc- teur des peuples, rien en lui ne fait songer à Jésus le pasteur des âmes. 1. Sainte Lutgarde 1182-1246 le vit plongé dans le Purgatoire jusqu'au jugement dernier. Vie de cette Sainte par Thomas de Ga- timpré dans Surius Vitœ SS. 1618, VI, 215-226. s. FRANÇOIS ET INNOCENT III ^07 Oa ne peut tout avoir une intelligence d'élite, une volonté de fer^ sont une part assez belle même pour un prêtre-dieu ; il lui manqua l'amour. La mort de ce pontife, grand entre les grands, devait être saluée par des chants d'allégresse^. La réception qu'il fit à François, a fourni à l'ami de Dante, à Giotto, le sujet d'une des pages les plus saisissantes de son œuvre ; le pape assis sur son trône fait un brusque mouvement pour se pencher vers saint François. Il fronce le visage, car il ne comprend pas, et cependant il sent dans cet homme vil et méprisé — vilis et despectus — une étrange puis- sance; il fait un réel mais inutile effort pour saisir, et je retrouve tout à coup en ce pape, — qui se nourrissait de citron ^, — quelque chose qui rappelle une autre intel- ligence d'élite, celle d'un théocrate aussi, immolé comme lui à son œuvre Calvin. On pourrait croire que le peintre avait trempé ses lèvres dans la coupe du Voyant calabrais et qu'il a voulu symboliser dans l'attitude de ces deux hommes la 1. Vir clari ingeniij magnœ probitatis et sapientiœ^ oui nullus secundus tempore suo Rigordus, de gestis Philippi Augusti dans Duchesne, Historiée Francorum scriptores coœfanei, t. V, p. 60. — Nec si'inilem sui scientia, facundia, decretoriim et legum peri- iitia, strenuitate judiciorum nec adhuc visus est habere sequentem. Cf. Mencken, Script, rer. Sax., Leipzig, 1728, t. III, p. 252. Innocentius, qui vere stupor mundi erat et immutator sœculi. Cotton, Hist. Anglicana, éd. Luard, 1859, p. 107. 2. Cujus finis lœlitiam potius quam tristitiam generavit sub- jectis. Albéric des Trois-Fontaines, éd. Leibnitz, Accessiones his- toricœ^ t. II, p. 492. 3. Decidit in acutam {febrem quam cum multis diebus fovisset nec a citris, quibus in magna quantitate et ex consuetudine vescebatur. . . minime abstineret. . . ad ultimmn in lethargia pro- lapsus vitam fmivit. Albéric des Trois-Fontaines, loc. cit. 108 VIE DE S. FRANÇOIS rencontre des représentanls de deux âges de l'humanité, celui de la Loi et celui de l'Amour^. Une surprise atteniait les pèlerins à leur arrivée à Rome ils rencontrèrent l'évêque d'Assise ^ qui fut tout aussi étonné qu'eux-mêmes. Ce détail est précieux, puisqu'il prouve que François n'avait pas entretenu Guido de ses projets. Malgré cela il leur offrit, dit-on, de les patronner auprès des princes de l'Église. On ne peut s'empêcher de soupçonner que ses recommanda- tions ne lurent peut-être pas très chaudes. En tout cas, elles n'épargnèrent à François et à ses compagnons ni une minutieuse enquête, ni les longs et paternels conseils du cardinal Jean de Saint-Paul ^ sur les difficultés de la Règle, conseils qui rappellent de fort près ceux de Guido lui-même^. 1. Fresque de la grande nef de l'église supérieure d'Assise. 2. 1 Gel. 32; 3 Soc. 47. 3. De la famille Colonna, il mourut en 1216. Cf. 3 Soc. 61. V. Cardella, Memorie storiche de Cardinali, 9 vol., in-8^, Rome 1792 ss , t. 1, p. 177. Il était à Rome dans Tété de 1210, car le 11 août il contresigna la bulle Religiosam vitam, Potlhast 4061. Angelo Glareno raconte l'approbation, d'une manière plus pré- cise à certains égards Cum vero Summo Pontifici ea quœ postu- lahat \^FYanciscus\ ardua valde et quasi viderentur iiifirmitati hominum sui temporis, exhortahatur eum, quod aliquem ordinem vel regulam de approbatis assumevet, at ipse se a Chriato missum ad taletn vitam et non aliam postulandam conatanter affîrmahs, fixas in sua petitione permansit. Tune dommus Johannes de sancto Paiilo episcopus Sabinensis et do- minus Hugo episcopus Hustiensis Dei spiritu moti assisterunt Sancto Francisco et pro hi^ quœ petebat coram summo Pontifice et Cardinalibus plura propoauerunt rationabilia et efficacia valde. Tribut. Man. de la Laurentienne, f, Paris 1885; 1° Portrait contemporain par frère Eudes; se trouve à Subiaco {loc. cit. p. 30 ; 2^ Portrait datant des environs de 1230 par Giunta Pisano ?; conservé à la Portioncule {loc. cit. p. 384; 3*^ enfin, portrait daté de 1235, par Bon. Berlinghieri et conservé à Pescia en Toscane {loc. cit. p. 277. En 1886, le prof. Garattoli a étudié avec grand soin un portrait qui date à peu près des mêmes années, et dont il donne un dessin, conservé aussi depuis quelque temps à la Por- tioncule. Miscellanea francescana t. I, p. 44-48. Cf. p. 160, 190 et 1887, p. 32. M. Bonghi a écrit des pages intéressantes sur l'ico- nographie de saint François {Francesco di Assisi, 1 vol. in-12, Citta di Gastello, Lapi 1884. V. p. 103-113. CHAPITRE XI L'homme intérieur et le thaumaturge. La tournée missionnaire, entreprise sur les encou- ragements de sainte Glaire et si poétiquement inaugurée par le sermon aux oiseaux de Bevagna, semble avoir été pour François un triomphe continuel ^. La légende s'empare de lui définitivement ; bon gré mal gré, les miracles éclatent sous ses pas ; à son insu même, les objets qui lui ont servi ont des effets merveilleux ; on sort processionnellement des villages pour aller à sa rencontre, et chez le biographe on entend l'écho de ces fêtes religieuses d'Italie, gaies, populaires, bruyantes, ensoleillées, qui ressemblent si peu aux fêtes méticu- leusement organisées des peuples septentrionaux. D'Alviano, François vint sans doute à Narni, une des plus délicieuses bourgades de l'Ombrie, en train de se bâtir une cathédrale au lendemain de la conquête de ses libertés communales. Il semble avoir eu pour elle une sorte de prédilection ainsi que pour les villages environnants ^, 1. 1 Gel, 62. 2. 1 Gel. 66; Cf. Bon. 180; 1 Gel. 57; Gf. Bon. 182; 1 Gel. 69; Bon. 183. Après la mort de saint François, les Narniates furent les plus empressés avenir prier sur son tombeau, 1 Gel. 128, 135, 136, 138,141; Bon. 275. l'homme intérieur et le thaumaturge 209 De là, il paraît s'être engagé dans la vallée de Rieti, où Greccio, Fonte-Colombo, San-Fabiano, Sant-Eleu- thero, Poggio-Buscone conservent ses traces mieux encore que les environs d'Assise. Thomas de Celano ne nous donne aucun détail sur la route suivie, mais s'étend par contre sur les succès de l'apôtre dans la Marche d'Ancône, et surtout à Ascoli. Les gens de ces contrées se rappelaient-ils encore les appels que François et Égide étaient venus leur adresser six ans auparavant 1209, ou faut-il croire qu'ils étaient tout particulièrement préparés pour comprendre l'Evan- gile nouveau? Quoi qu'il en soit, nulle part ailleurs on n'avait montré pareil enthousiasme ; l'effet des prédi- cations fut si grand qu'une trentaine de néophytes reçurent immédiatement l'habit. La Marche d'Ancône devait rester la province fran- ciscaine par excellence. C'est là que sont Offîda, San- Severino, Macerata, Forano, CingoH, Fermo, Massa et vingt autres ermitages où la pauvreté devait trouver pendant plus d'un siècle ses hérauts et ses martyrs ; c'est de là que sont sortis Jean de l'Alverne, Jacques de Massa, Conrad d'Offîda, Angelo Clareno, et ces légions de révolutionnaires anonymes, de rêveurs, de prophètes, qui depuis les frères extirpés en 1244 par le général de l'Ordre, Crescentius de Jesi, ne cessèrent de se recruter, et, par leur fière résistance à tous les pouvoirs, écri- virent une des plus belles pages de l'histoire religieuse du moyen âge. Ces succès, qui inondaient de joie l'âme de François, ne provoquaient pas chez lui le plus petit mouvement d'orgueil. Jamais homme n'a eu une plus grande puis- sance sur les cœurs, parce que jamais prédicateur ne 210 VIE DE S. FRANÇOIS s'est moins prêché lui-même. Un jour frère Masseo voulut mettre sa modestie à l'épreuve Pourquoi toi? Pourquoi toi? Pourquoi toi? répéta-t-il à plusieurs reprises, comme s'il avait voulu se railler de François.» — Que veux-tu donc dire, s'écria enfin celui-ci.» — Je veux dire que tout le monde te suit, chacun désire te voir, t'entendre, t'obéir, et pourtant tu n'es ni beau, ni savant, ni de noble famille. D'où vient donc que ce soit toi que tout le monde veut suivre?» — A l'ouïe de ces paroles, le bienheureux François plein de joie leva les yeux au ciel, et après être resté un long moment absorbé dans sa contemplation, il s'age- nouilla, louant et bénissant Dieu avec une ferveur extraordinaire. Puis se tournant vers Masseo Tu veux savoir pourquoi c'est moi que l'on suit? Tu veux le savoir? C'est que les yeux du Très-Haut l'ont voulu ainsi ils regardent sans cesse les bons et les méchants, et comme ces yeux très saints n'ont aperçu parmi les pécheurs aucun homme plus petit, ou plus insuffisant ou plus pécheur que moi, ils m'ont choisi pour accomplir l'œuvre merveilleuse que Dieu a entreprise ; il m'a choisi, parce qu'il n'en a pas trouvé de plus vil, et qu'il a voulu ainsi confondre la noblesse et la grandeur, la force, la beauté et la science du monde i.» Cette réponse jette un rayon de lumière sur le cœur de saint François le message qu'il apporte au monde, c'est encore une fois la bonne nouvelle annoncée aux pauvres; son but est la reprise de cette œuvre messia- nique entrevue par la Vierge de Nazareth dans son Magnificat^ ce chant d'amour et de liberté, dans les 1. Spec. 103a; Fior. 10; Cf. Conform. 50b 1, 175a2. l'homme intérieur et le thaumaturge 211 soupirs duquel passe la vision d'un état social nou- veau. Il vient rappeler que le bonheur de l'homme, la paix de son cœur, la joie de sa vie, n'est ni dans l'argent, ni dans la science, ni dans la force, mais dans une volonté droite et sincère Paix aux hommes de bonne volonté! Le rôle qu'il avait joué k Assise dans les débats de ses concitoyens, il l'aurait volontiers joué dans tout le reste de la Péninsule, car jamais personne n'a rêvé une rénovation sociale plus complète, mais si le but est le même que pour beaucoup de révolutionnaires venus après lui, les moyens sont complètement difFérents sa seule arme fut l'amour. L'événement lui a donné tort. A part les illuminés de la Marche d'Ancône et les Fraticelli de notre Pro- vence, ses disciples ont à l'envi méconnu sa pensée ^. Qui sait si personne ne se lèvera pour reprendre son œuvre? La fureur des spéculations véreuses n'a-t-elle 1. En ce qui concerne 1» la fidélité à la Pauvreté; 2° l'inter- diction de modifier la Règle ; 3° l'égale autorité du Testament et de la Règle ; 4» la demande de privilèges en cour de Rome ; 5° l'élé- vation des frères à de hautes charges ecclésiastiques ; 6" la défense absolue de se mettre en opposition avec le clergé séculier; 7° inter- diction des grandes églises et des riches couvents. Sur tous ces points et bien d'autres encore l'infidélité à la volonté de François était complète dans l'Ordre moins de vingt-cinq ans après sa mort. On peut épiloguer sur tout cela; le Saint-Siège, en interprétant la Règle, a eu le droit canonique pour lui, mais libertin de Casai, en disant qu'elle était parfaitement claire et n'avait pas besoin d'inter- prétation, avait le bon sens de son côté, que cela lui suffise ! Et est stupor quare queritur expositio super litteram sic apertam quia nulla est difficultas in regulœ intelligeïitia {Arbor vitœ crucifixœ, Venise, 1485, lib. V, cap 3. Sancius vir Egidius ianto ejulatu cla~ mahat super regulœ destructionem quamvidebat quod ignoranti- bus viam spiritus quasi videbatur insanus. Jd. Ibid. 212 VIE DE S. FRANÇOIS pas fait assez de victimes! N'y en a-t-il pas beaucoup parmi nous qui s'aperçoivent que le luxe est un trompe l'œil? que si la vie est un combat, elle n'est pas une tuerie où des bêtes féroces se disputent une proie, mais qu'elle est la lutte avec le divin, sous quelque forme qu'il se présente, vérité, beauté ou amour? Qui sait si ce dix-neuvième siècle agonisant ne se soulèvera pas de son suaire pour faire amende honorable et léguer à son successeur une parole de foi virile? Oui, le Messie viendra. Celui qui a été annoncé par Joachim de Flore et qui doit inaugurer un nouveau cycle de l'histoire de l'humanité, paraîtra. L'espérance ne confond point, 11 y a, dans nos Babylones modernes et dans les chaumières de nos montagnes, trop d'âmes qui soupirent mystérieusement l'hymne de la grande vigile Borate cœli desuper et nubespluant Justum^, pour que nous ne soyons pas à la veille d'un enfantement divin. Toute origine est mystérieuse. Gela est vrai de la matière, mais encore davantage de cette vie supérieure à toutes les autres qui s'appelle la sainteté c'est dans la prière que François trouvait les forces spiri- tuelles qui lui étaient nécessaires; aussi recherchait-il le silence et la solitude. S'il savait batailler au milieu des hommes pour les gagner à la foi, il aimait, suivant la parole de Celano, à s'envoler comme l'oiseau, pour aller se faire un nid sur la montagne 2. 1. deux, répandez votre rosée et que les nuées fassent pleuvoir le Juste. Antienne du temps de l'Avent. 2. In foramibus petrœ nidificabat. 1 Cel. 71. Sur les prières de François, V. Ibid. 71 et 72 ; 2 Cel. 3, 38-43; Bon. 139-148. Cf. 1 Cel. 6 ; 91 ; 103 ; 3 Soc. 8 ; 12 ; etc. l'homme intérieur et le thaumaturge 213 Pour les hommes vraiment pieux, la prière des lèvres, l'oraison formulée n'est guère qu'une forme inférieure de la vraie prière. Même lorsqu'elle est sincère et atten- tive, et non pas une répétition machinale, elle n'est qu'un prélude pour les ûmes que le matérialisme reli- gieux n'a pas tuées. Rien ne ressemble plus à la piété que l'amour. Les formulaires de prières sont aussi incapables de dire les émotions de l'âme, que des modèles de lettres d'amour de dire les transports du cœur passionné. Pour la piété vraie comme pour l'amour profond, la formule même est déjà une sorte de profanation. Prier, c'est parler à Dieu, nous élever à lui, pour qu'il descende vers nous, converser avec lui. C'est un acte de recueillement, de réflexion, qui suppose les efforts de ce qu'il y a en nous de plus personnel. Envisagée dans ce sens, la prière est la mère de toutes les libertés et de tous les affranchissements. Qu'elle soit ou non, un soliloque de l'âme avec elle- même, ce soliloque n'en serait pas moins le fond même des puissantes individualités. Chez saint François comme chez Jésus, elle a ce caractère d'effort qui en fait l'acte moral par excellence. Pour connaître véritablement de pareils hommes, il faudrait pouvoir les accompagner, suivre Jésus sur les sommets où il allait passer les nuits trois privilégiés, Pierre, Jacques, Jean, l'y suivirent un jour, mais pour décrire ce qu'ils avaient vu, tout ce qu'un viril sursum corda ajouta au rayonnement et à la mystérieuse gran- deur de celui qu'ils adoraient, ils ont été obligés de recourir à la langue des symboles. Il en fut de même pour saint François. Pour lui 22 214 VIE DE S. FRANÇOIS comme pour son Maître, le terme de la prière, c'est la communion avec le Père céleste, c'est l'accord du divin et de l'humain, ou plutôt, c'est l'homme qui s'efforce de faire l'œuvre de Dieu^ ne lui disant pas seulement un Fiat passif, résigné, impuissant, mais qui se relève vaillamment a Me voici. Seigneur, prêt à faire votre volonté. » Il y a d'insondables forces au fond de l'âme humaine, parce qu'au fond il y a Dieu lui-même. » Que ce Dieu soit transcendant ou immanent; qu'il soit l'Un, le Créateur, le Principe éternel et immuable ou qu'il soit, comme le disent les docteurs d'outre- Rhin, l'objectivation idéale de notre moi, là n'est pas la question pour les héros de l'humanité. Le soldat au milieu de la bataille ne philo- sophe pas pour savoir ce qu'il y a de vrai ou de faux dans le sentiment patriotique; il prend ses munitions et se bat au péril de sa vie. Les soldats des combats spiri- tuels cherchent de même leurs forces dans la prière, dans la réflexion, la contemplation, l'inspiration tous, poètes, artistes, initiateurs, saints, législateurs, pro- phètes, conducteurs de peuples, savants, philosophes, c'est à cette même source qu'ils vont puiser. Mais ce n'est pas sans peine que l'âme s'unit à Dieu, ou si l'on aime mieux, qu'elle se trouve elle-même. Une prière n'aboutit à la communion divine que si elle a commencé par être une lutte. Le patriarche d'Israël, couché près de Bélhel, l'avait déjà deviné, le Dieu qui passe, ne dit son nom qu'à ceux qui l'arrêtent et lui font violence pour le savoir. Il ne bénit qu'après de longues heures de combat. L Evangile a trouvé un mot intraduisible pour nous dire ce caractère des prières de Jésus ; il compare la L HOMME INTÉRIEUR ET LE THAUMATURGE 215 lutte qui précéda l'immolation volontaire du Christ, à l'agonie Factus in agonia^. On peut dire de sa vie qu'elle a été une longue tentation, une lutte, une prière, puisque ces mots n'expriment que des moments diffé- rents de l'activité spirituelle. Gomme leur Maître, les disciples et les successeurs du Christ ne peuvent conquérir leur âme qu'à force de persévérance. Mais ces paroles, vides de signification pour les conventicules dévots, ont eu pour les génies religieux un sens tragique. Rien de plus faux, historiquement, que les saints qui ornent nos églises avec leur attitude mignarde, leurs airs contristés, ce je ne sais quoi d'anémique, et d'éma- cié, on dirait presque d'émasculé, qu'il y a dans tout leur être ; ce sont de pieux séminaristes élevés sous la direction de saint Alphonse deLiguori ou de saint Louis de Gonzague, ce ne sont pas des saints, c'est-à-dire des violents qui ont forcé les portes du ciel. Nous touchons à un des côtés les plus délicats de la vie de François ses relations avec les puissances diabo- liques. Les mœurs et les idées ont si profondément changé, en ce qui concerne l'existence du diable et ses relations avec les hommes, qu'il est à peu près impossible de se figurer la place énorme que la pensée des démons a occupée jadis dans les préoccupations des hommes. Les meilleurs esprits du moyen âge ont cru, sans le moindre doute, à l'existence de l'Esprit maUn, à ses transformations perpétuelles pour tâcher de tenter les hommes, et les faire tomber dans ses pièges. En plein i. Luc 22, 44. 216 VIE DE S. FRANÇOIS seizième siècle, Luther, qui avait sapé tant de croyances, ne doute pas plus de l'existence personnelle de Satan que de la sorcellerie, des conjurations ou des posses- sions^. Trouvant dans leur âme tout un arrière-fond de gran- deur et de misère, y entendant éclater parfois les har- monies lointaines d'un appel à une vie supérieure, bientôt dominées par les clameurs de la brute, nos ancêtres ne pouvaient s'empêcher de chercher l'expli- cation de ce duel; ils la trouvèrent dans la lutte des démons contre Dieu. Le diable est le prince des démons, comme Dieu est le prince des anges; capables de toutes les transforma- tions, ils se livrent, jusqu'à la fin des temps, des batailles terribles, qui se termineront par la victoire de Dieu ; mais en attendant chaque homme est, durant toute sa vie, sollicité par ces deux adversaires, et les plus belles âmes sont naturellement les plus disputées. C'est ainsi que saint François, avec tout son siècle, expliquait les troubles, les terreurs, les angoisses dont son cœur était parfois assailli, aussi bien que les espé- rances, les consolations et les joies dont il était d'ordi- naire inondé. Partout où l'on suit ses pas, les traditions locales ont conservé le souvenir des rudes assauts qu'il eut à subir de la part du tentateur. Il est sans doute inutile de rappeler ici ce fait élémen- 1. Félix Kuhn, Luther sa vie et son œuvre. Paris 4883, 3 vol. in-8^, t. I, p. 128; t. II, p. 9; t. III, p. 257. Benvenuto Gellini n'hésito pas à raconter la visite qu'il fit un jour au Golisée en compagnie d'un magicien dont les paroles évoquèrent des nuées de diables qui vinrent peupler toute l'enceinte. B. Gellini. La vita scritta da lui medesimo, éd. Bianchi. Florence 1890, in-12, p. 33. l'homme INTERIEUR ET LE THAUMATURGE 217 laire que si, avec le temps, les mœurs changent, l'homme se modifie aussi singulièrement. Si suivant l'éducation et le genre de vie, tel ou tel sens peut de- venir d'une acuité qui confond les habitudes courantes — l'ouïe chez le musicien, le tact chez l'aveugle, etc. — il faut estimer par là, combien certains sens ont pu être plus aiguisés jadis qu'aujourd'hui. L'illusion visuelle a été, il y a quelques siècles, chez les adultes, ce qu'elle est aujourd'hui chez les enfants de nos campagnes les plus reculées. Une feuille qui tremblote, un rien, un souffle, un bruit inexpliqué, crée chez eux une image qu'ils voient, et à la réalité de laquelle ils croient absolu- ment. L'homme est d'une seule pièce; l'hypéresthésie de la volonté suppose celle de la sensibilité ; l'une est la condition de l'autre, et c'est ce qui rend les hommes des époques de révolution tellement plus grands que nature. Il serait inepte, sous prétexte de vérité, de vouloir les ramener aux communes mesures de nos sociétés contemporaines, car ils ont été véritablement des demi-dieux pour le bien comme pour le mal. Les légendes ne sont pas toujours absurdes. Les hommes de 93 sont encore tout près de nous, mais c'est pourtant à bon droit que la légende s'est emparée d'eux, et c'est pitié de voir ces hommes, qui dix fois par jour avaient à prendre des résolutions où tout était en jeu, leur sort, celui de leurs idées et parfois celui de la patrie, jugés comme s'ils avaient été de bons bourgeois, ayant le loisir de discuter longuement chaque matin le vêtement à mettre ou le menu d'un dîner. La plupart du temps, les historiens n'ont aperçu sur eux qu'une partie de la vérité, car il n'y a pas eu seulement deux hommes en eux presque tous sont à la fois 218 VIE DE S. FRANÇOIS poètes, démagogues, prophètes, tyrans, héros, martyrs. Écrire l'histoire, c'est donc traduire et transposer presque continuellement. Les hommes du treizième siècle n'ont pas pu se résoudre à ne pas rapporter à une cause extérieure les mouvements intérieurs de leur âme. Dans ce qui nous apparaît comme le résultat de nos réflexions, eux voyaient celui de l'inspiration; là où nous disons désirs, instincts, passions, eux disaient tentation; mais il ne faut pas que ces différences de langage nous fassent négliger ou taxer de tromperie une partie de leur vie spirituelle, et nous amènent aux appréciations d'un rationalisme étroit et ignorant. Saint François a cru bien des fois se battre avec le diable ; les horribles démons de l'enfer étrusque han- taient encore les bois de l'Ombrie et de la Toscane, mais tandis que, pour ses contemporains et quelques-uns de ses disciples, les apparitions, les prodiges, les possessions sont des phénomènes quotidiens, ils sont pour lui excep- tionnels, et restent tout à fait à l'arrière-plan. Dans l'iconographie de saint Benoît, comme dans celle de la plupart des saints populaires, le diable occupe une place prépondérante ; dans celle de saint François il disparaît si complètement que dans la longue série des fresques de Giotto à Assise, on ne le voit pas une seule fois^. De même tout ce qui est théurgie et thaumaturgie occupe dans sa vie un rang tout à fait secondaire. Jésus dans l'Evangile donne à ses apôtres le pouvoir de chasser 1. Sur le diable et François. V. 1 Gel. 68; 72 ; 3 Soc. 12; 2 Gel. 1, 6; 3, 10 ; 53; 58-65. Bon. 59-62. Cf. Eccl. 3 ; 5 ; 13. Fior. 29 ; Spec. 110 b. Pour avoir une idée du rôle du diable dans la vie des religieux au commencement du treizième siècle, il faut lire le Dia- logus miraculorum de Gésaire de Heisterbach. tA l'homme intérieur et le TIIiUMATURGE 219 les esprits impurs et de guérir toute maladie et toute infirmité^ François a sûrement pris ces paroles qui faisaient partie de sa Règle, au pied de la lettre. Il a cru faire, et il a voulu faire des miracles; mais sa pensée religieuse était trop pure, pour lui laisser considérer le miracle autrement que comme un moyen tout exceptionnel d'adoucir les souffrances des hommes. Pas une fois, on ne le voit recourir au miracle pour prouver son apostolat ou imposer ses idées. Son tact l'avertissait que les âmes sont dignes d'être gagnées par de meilleurs moyens. Cette absence presque com- plète de merveilleux 2 est d'autant plus remarquable qu'elle est en contradiction absolue avec les tendances de son siècle ^. Ouvrez la vie de son disciple saint Antoine de Padoue {f 1231 c'est un fastidieux catalogue de prodiges, de guérisons, de résurrections. On dirait le prospectus d'un pharmacien inventeur d'une drogue nouvelle, plutôt 4. Matth. 10, 1. 2. Les miracles n'occupent que dix paragraphes 61-70 dans 1 Cel. et sur le nombre, il en est plusieurs qu'on ne peut guère compter comme miracles de François, puisqu'ils ont été faits par des objets lui ayant appartenu. 3. Les hérétiques profitèrent souvent de cette soif de merveil- leux pour duper les catholiques Les cathares de Moncoul fabri- quèrent un portrait de la Vierge, où elle était représentée borgne et édentée, et dirent que dans son humilité le Christ avait choisi une femme très laide pour mère. Ils n'eurent pas de peine à pro- voquer quelques guérisons; l'image devint fameuse, fut vénérée un peu partout, et accomplit une foule de miracles jusqu'au jour où les hérétiques divulguèrent la mystification au grand scandale des fidèles. Egbert de Schônau, Contra Catharos^ serm. I, cap. 2 Patrol. iat. Migne, t. 195. Cf. Heisterbach, loc cit., V, 18. Luc de Tuy, De altéra Vita, lib. II, 9; III, 9, 18Patrol. Migne, 208. 220 VIE DE S. FRANÇOIS qu'un app3l à la converôioa et à une vie supérieure. Gela peut intéresser des malades ou des dévots, mais ni le cœur ni la conscience n'y sont saisis. Il faut dire à la décharge d'Antoine de Padoue que ses relations avec François semblent avoir été fort peu de chose. Chez les disciples de la première heure, qui avaient eu le temps de pénétrer jusqu'au fond de la pensée de leur maître, on retrouve des traces de ce noble dédain du merveilleux; ils savaient trop bien, ceux-là, que la joie parfaite n'est pas de stupéfier le monde par des prodiges, de rendre la vue aux aveugles, ni même de ressusciter des morts de quatre jours, mais qu'elle est dans cet amour qui va jusqu'à l'immolation. Mihi ahsit gloriari nisi in cruce Domini^, Aussi frère Égide demandait-il en grâce au bon Dieu de ne pas lui faire faire de miracles; il voyait en eux, comme dans la passion pour la science, un piège où se feraient prendre les orgueilleux, et qui détournerait l'Ordre de sa vraie mission 2. Les miracles de saint François sont tous des actes d'amour c'est dans la guérison des maladies nerveuses, de ces troubles en apparence inexplicables, qui sé- vissent aux époques de crise, qu'il accomplit les plus nombreux. Ses regards si doux, si compatissants et si puissants aussi, qui semblaient être comme les messa- gers de son cœur, suffisaient souvent à faire oublier toute souffrance à ceux qui le voyaient. Le mauvais œil est une superstition moins stupide i. A Dieu ne plaise que je me glorifie d'autre chose que de la croix de notre Seigneur Jésus-Ghrist.» Gai. 6, 14. G'est encore au- jourd'hui la devise des Frères Mineurs. 2. Spec. 182 a; 200 a; 232 a. Gf. 199 a. l'homme intérieur et le thaumaturge 221 peut-être qu'on ne se l'imagine d'ordinaire. Jésus a eu raison de dire qu'il suffît d'un regard pour être adul- tère; mais il y a aussi tel regard, celui de la contem- plative Marie, par exemple, qui vaut tous les sacrifices, parce qu'il les contient tous, parce qu'il nous donne, nous consacre, nous immole. Cette puissance du regard, la civilisation l'émousse; une partie de l'éducation mondaine consiste à faire mentir nos yeux, à les rendre atones, à en éteindre les flammes, mais les natures simples et droites ne sauraient renoncer à ce langage du cœur, qui porte la vie et la santé dans ses rayons. » Un frère souffrait des tourments infinis; parfois il se roulait sur le sol, se heurtant à tous les obstacles, la bouche écumante, horrible à voir; puis son corps se raidissait, et on le voyait, après être resté un instant allongé, se contracter bientôt, se tordre horriblement. Quelquefois même gisant par terre, les pieds touchant la tête il bondissait à hauteur d'homme.» François vint le voir et le guérit ^. Mais ce sont là des exceptions, et la plupart du temps le Saint se dérobait aux instances de ses compagnons, lorsqu'ils lui demandaient des miracles. En résumé, si l'on embrasse d'un coup d'œil la piété de François, on voit qu'elle procède de l'union intime de son âme avec le divin par la prière cette vue intuitive de l'idéal le classe parmi les mystiques. Il a connu en effet l'ivresse et la liberté du mysticisme, mais il ne faut pas oublier tous les côtés par lesquels il s'en sépare, en particulier son ardeur apostolique. 1. 1 Gel. 67. '222 VIE DE s. FRANÇOIS Il y a de plus à cette piété quelques caractères parti- culiers qu'il est nécessaire d'indiquer. D'abord la liberté vis-à-vis des observances Fran- çois sent tout ce qu'il y a de vide et d'orgueil dans la plupart des dévotions. Il y voit un piège, car l'homme en règle avec les minuties du code religieux risque d'oublier la loi suprême de l'amour; de plus le religieux qui s'impose un certain nombre de jeûnes suréroga- toires, se fait admirer par les simples, mais parle plaisir qu'il trouve à cette admiration, il fait de son œuvre pie un véritable péché. Aussi, chose étrange, à l'encontre des autres fondateurs d'ordres, est-il allé dans les diverses règles qu'il a faites^ en allégeant les obser- vances '^. On ne peut voir là un simple hasard, puisqu'il eut à lutter contre ses disciples pour faire prévaloir sa vo- lonté ; or précisément ceux qui étaient le plus disposés à se relâcher du vœu de pauvreté, étaient les plus dési- reux d'étaler à tous les yeux quelques pratiques dévotieuses. Le pécheur peut jeûner, disait alors François, il peut prier, pleurer, se macérer, mais ce qu'il ne peut pas, c'est être fidèle à Belle parole qui ne serait pas déplacée dans la bouche de celui qui est venu prêcher le culte en esprit et en vérité, sans temple, sans prêtre, ou plutôt, où tout foyer sera un temple et tout fidèle un prêtre. Le formalisme religieux, dans quelque culte que ce 1. Secundum primam régulant fratres feria quarta et sexfa, et per licentiam beati Francisci feria secunda et sabbato jeju- nabant. Jord. ii. Cf. cap. 3 et Reg. 1223, cap. 3, où le vendredi est le seul jour de jeûne conservé. ¥ L HOMME INTERIEUR ET LE THAUMATURGE 223 soit, prend toujours des allures guindées et moroses. Les pharisiens de tous les temps, se défigurent le visage, pour que nul ne puisse ignorer leurs dévotions Fran- çois non seulement ne pouvait souffrir ces simagrées de la fausse piété, mais il mettait la gaieté et la joie au nombre des devoirs religieux. Gomment être triste, quand on a dans le cœur un trésor intarissable de vie et de vérité, qui ne fait que s'accroître à mesure qu'on y puise? Gomment être triste, quand, malgré bien des chutes, on ne cesse de pro- gresser? 11 y a pour l'âme pieuse qui grandit et se développe, une joie analogue à celle de l'enfant, si heureux de sentir ses pauvres petits membres se fortifier et lui permettre chaque jour un effort de plus. Aussi le mot de joie est-il peut-être celui qui revient le plus souvent sous la plume des auteurs franciscains^ le maître alla jusqu'à en faire un des préceptes de la Règle-. Il était trop bon général pour ne pas savoir qu'une armée joyeuse est toujours une armée victorieuse. Il y a dans l'histoire des premières missions franciscaines des éclats de rire qui sonnent haut et clair^. Au reste, on s'imagine souvent le moyen âge comme beaucoup plus triste qu'il n'a été. On souffrait beau- coup alors, mais l'idée de douleur n'étant jamais 1. 1 Gel. 10; 22; 27; 31; 42; 80; 2 Gel. 1, 1 ; 3, 65-68 ; Eccl. 5; 6; Jord. 21 ; Spec. 119 a; Conform. 143 a2. 2. Caveant fratres quod non ostendant se tristes extrinsecus nubilosos et hypocritas ; sed ostendant se gaudentes in Bomino, hilares et convenientes gratiosos. Reg. 1221, cap. 7. Gf. 2 Gel. 3, 08. 3. Eccl., loc. cit. ; Jord., îoc, cit. 224 VIE DE s. FRANÇOIS séparée de celle de pénalité, la souffrance était une expiation ou une épreuve, et la douleur ainsi envisagée perd son aiguillon; la lumière et l'espérance la pé- nètrent. François puisait une partie de sa joie dans la com- munion. Il avait pour le sacrement de l'eucharistie ce culte tout imprégné d'effusions indicibles, de larmes joyeuses, qui a aidé quelques-unes des plus belles âmes de l'humanité à supporter la fatigue et la chaleur du jour^. La lettre du dogme n'était pas arrêtée au treizième siècle comme aujourd'hui ; mais ce qu'il y a de beau, de vrai, de puissant, d'éternel dans le repas mystique institué par Jésus, était alors vivant dans tous les cœurs. L'eucharistie fut vraiment le viatique des âmes. Gomme autrefois les pèlerins d'Emmaiis, aux heures où les ombres du soir descendent, où les tristesses vagues envahissent l'âme, où les fantômes de la nuit s'éveillent et semblent se dresser derrière chacune de nos pensées, nos pères voyaient le divin et mystérieux compagnon venir à eux ; ils buvaient ses paroles, sentaient la force descendre dans leur cœur, tout leur être intérieur se réchauffer, et ils murmuraient de nouveau Restez avec nous. Seigneur, car le soir approche et le jour est sur son déclin. » Souvent ils furent exaucés. 1. V. Test. ; 1 Gel. 46; 62; 75 ; 2 Gel. 3, 129; Spec. 44 a. CHAPITRE Xïï Chapitre général de 1217 '. A partir de la Pentecôte de J217, les indications chronologiques sur la vie de François sont assez nom- breuses pour rendre les erreurs presque impossibles. 1. On fixe d'ordinaire soit à 1217 soit à 1219 le commencement des grandes missions et Tinstitution des ministres provinciaux, mais ces dates présentent toutes deux de grosses difficultés. J'avoue ne rien comprendre à la violence avec laquelle les partisans de l'une et de l'autre défendent leur opinion. Le texte le plus important est un passage des 3 Soc. 62 Expletis itaque undecim annis ah in- religionis, et muUiplicatis numéro et meriio fratribus, electi fuerunt ministri, et ynissi cwn aliquot fratribus quasi pcr iiniversas mundi provincias in quibus fides catholica colitur et servaticr. Que désigne ce terme inceptio religionis? au premier abord on y voit sans hésiter la fondation de l'ordre, qui eut lieu en avril 1209, par la réception des premiers frères ; mais en ajoutant onze années complètes à cette date, on tombe à l'été de 1220. Celle-ci est manifestement trop tardive, car les 3 Soc. disent que les frères partis furent persécutés dans la plupart des contrées d'outre-monts, comme n'ayant aucune lettre pontificale pour les accréditer or la bulle Cum dilecti porte la date du 11 juin 1219. On est ainsi amené à penser que les onze années ne doivent pas être comptées de la réception des premiers frères, mais de la con- version de François, que les auteurs ont bien pu qualifier de incep- tio religionis, en employant peut-être un peu improprement ces mots , or 1206 -j- 11 = 1217. L'emploi de cette expression pour désigner la conversion n'est pas tout à fait sans exemple Glass- berger dit {An. fr., p, 9 Ordinem minorum incepit anno 1206. Ceux qui admettent 1219, sont obligés comme les BoUandistes par exemple d'attribuer au texte des 3 Soc. une inexactitude, celle 226 VIE DE s. FIIANÇOIS Il n'en est malheureusement pas de même pour les dix-huit mois qui précèdent automne 12 j 5 — Pente- côte 1217. Pour cette période on en est réduit à des hypothèses ou peu s'en faut. Gomme François n'entreprit alors aucune mission à l'étranger, il employa sans doute ce temps à évangé- liser l'Italie centrale et a consolider les bases de son d'avoir compté onze années écoulées, là où il s'agissait seulement de dix. Il est à noter que dms les deux autres indications chrono- logiques données par les 3 Soc. 27 et 62, ils comptent à partir de la conversion, c'est-à-dire 1206, ainsi que Thomas de Gelano 88, 105, 119, 97, 88, 57, 55, 21. Chose curieuse, les Conformités re- produisent le passage des 3 Soc. 118 bl, m^is avec le chmgement Nono anno ah inceptione religionis. Jourdain de Giano ouvre la porte à bien des scrupules Anno vero Domini 1219 et anno con- versionis ejus decimo frater Franciscus . . . misit fratres in Franciam, inTheutoniam, in Hungariam, in Hispaniam, Jord. 3. Comme un peu plus loin le même auteur fait avec raison concor- der 1219 avec la seizième année de la conversion de François, tout le monde s'accorde à reconnaître que le passage cité a besoin d'une correction ; nous n'avons malheureusement qu'un seul manuscrit de cette chronique. Glassberger, qui en avait sans doute un autre sous les yeux, substitue 1217, mais il a pu tirer cette date de quel- que autre document. Il est à noter que frère Jourdain donne comme simultané le départ des frères pour l'Allemagne, la Hongrie et la France ; or, pour ce dernier pays, il eut certainement lieu en 1217. De même le Spéculum 44 a. La Chronique des XXIV généraux et Marc de Lisbonne éd. Diola, t. T, p. 82 tiennent aussi pour 1217, si bien que sans être définiti- vement établie , cette date paraît cependant devoir être acceptée jusqu'à nouvel ordre. Partis de prémisses un peu différentes, les savants éditeurs des Analecta arrivent à la même conclusion t. II, p. XXV-XXXVI. Cf. Evers, Analecta ad Fr. Minorum historiam. Leipzig 1882, in-4o, p. 7 et 11. Ce qui me paraît faire nettement pencher la balance en faveur de 1217, c'est le fait que les frères en mission ont été persécutés parce qu'ils n'avaient aucune pièce de légitimation , or en 1219 ils auraient eu la bulle Cum dilecti du 11 juin de cette année. Les Bollandistes qui tiennent pour 1219 ont si bien vu l'argument qu'ils ont dû nier l'authenticité de la bulle ou tout au moins la supposer mal datée. A. SS., p. 839. CHAPITRE GÉNÉRAL DE 1217 227 institution. Sa présence à Rome, pendant le concile de Latran 11-30 novembre 1215, est possible, mais n'a laissé aucune trace dans les biographies primitives. Le concile s'occupa certainement de l'Ordre nouveau^, mais ce fut pour lui renouveler Tinvitation déjà faite par le souverain pontife, cinq ans auparavant, de choisir une des règles déjà approuvées par l'Église 2. Saint Domi- nique qui était alors à Rome, pour solliciter la confir- mation de son institut, reçut le même avis, et s'y con- forma aussitôt. Le Saint-Siège aurait volontiers concédé aux Frères Mineurs des constitutions particulières, s'ils avaient adopté comme base la règle de saint Benoît c'est ainsi que les G tarisses, sauf celles de Saint-Damien, tout en conservant leur nom et un cer- tain nombre de leurs coutumes, durent professer la règle bénédictine. Malgré toutes les sollicitations, François s'obstina à garder sa Règle. On est tenté de croire que c'est pour conférer de ces questions, qu'il se trouvait à Pérouse, en juillet 1216, lorsque mourut Innocent IIP. 1. V. A. SS. p. 604. Cf. Angelo Glareno, Tribul. Archiv I, p. 559. A 'papa Innocentio fuit omnibus annuntiatum in concilio gene- rali...., sicut sanctus vir fr. Léo scribit et fr. Johannes de Celano. Ces lignes n'ont peut-être pas la portée qu'on serait tenté de leur attribuer à première vue, leur auteur ayant pu confondre consilium et consistorium. Le Spéculum 20b dit Eam {Regulam Inno- centius approbavit et concessit et postea in consistorio omnibus annuntiavit. 2. Ne nimia Religionum diversitas gravem in Ecclesia Iei confusionem inducàty firmiter prohibemus, ne quis de ccetero novam Religionem inveniat sed quicumqu évoluer it ad Religionem converti f unam de approbatis asswtiat, Labbé et Cossart Sacrosancta concilia. Paris 1672. T. XI, col. 165. 3. Eccl. 15 {An. franc, t. I, p. 253..* InMocenfium in cujus obitu fuit presentialiter S. Franciscus. 228 VIE DE s. FRANÇOIS Quoi qu'il en soit, vers cette époque les chapitres prirent une grande importance. L'Église qui avait assisté avec des sentiments assez mélangés à la fonda- tion de l'Ordre, ne pouvait plus se contenter d'être le simple spectateur d'un si profond mouvement; il fallait l'utiliser. Hugolin était merveilleusement préparé pour cette besogne Jean de Saint-Paul, évêque de la Sabine, chargé par Innocent III de s'occuper des Frères, étant mort en 4216, il n'hésita pas à offrir sa protection à François qui accepta avec reconnaissance. Cette offre extraordinaire est longuement racontée par les Trois Compagnons^. Il faut sans doute la fixer à Tété de 1216 2 , immédiatement après la mort de Jean de Saint-Paul. Il est bien possible que le 29 mai 1216, ait eu lieu le premier chapitre tenu en présence de ce car- dinal. Par une erreur fort commune en histoire, la plupart des auteurs franciscains ont reporté à une seule 1. 3 Soc. 61; Cf. An. Perus. A, SS. p. 606 s. 2. Thomas de Celano doit faire erreur lorsqu'il déclare que François ne connaissait pas le cardinal Hugolin avant la visite qu'il lui fit à Florence été de 1217 ; Nondum alter alteri erat prœcipua familiaritate co'iijunctus 1 Gel. 74 et 75. Le biographe francis- cain n'avait pas un but historique; les indications chronologiques sont données par surcroît; ce qu'il recherche c'est Vapiajunc- tura. La tradition a conservé le souvenir d'un chapitre tenu à la Portioncule, en présence d'Hugolin, pendant un séjour de la curie à Pérouse Spec. 137 b; Fior. 18; Conform, 207a; 3 Soc. 61. Or la curie n'est plus revenue à Pérouse entre 1216 et la mort de François. Il faut noter aussi que d'après Angelo Clareno, Hugolin aurait été dès 1210 à côté de saint François, pour l'appuyer auprès d'Innocent III. V. plus haut p. CVI. Enfin la bulle Sacrosancta, du 9 déc. 1219, témoigne que déjà durant sa légation de Florence 12 17 Hugolin s'occupait des Clarisses. CHAPITRE GÉNÉRAL DE 1217 229 date tous les traits épars concernant les premières assises solennelles de l'Ordre^ et l'on a appelé cette assemblée-type Chapitre des nattes. En réalité, pendant de longues années, toutes les réunions des Frères Mineurs méritèrent ce nom^. Se rassemblant au moment des plus fortes chaleurs, ils couchaient à la belle étoile ou s'abritaient dans des huttes de roseaux ; ne les plaignons pas rien n^égale la glorieuse transparence des nuits d'été en Ombrie; parfois en Provence on peut en savourer un avant-goût, mais si aux Baux, sur le rocher des Doms ou à la Sainte-Baume, le spectacle est aussi solennel et gran- diose, il lui manque une douceur caressante, des effluves de vie qui là-bas lui donnent un charme ensorcelant. Les habitants des villages et des bourgs des environs venaient en foule à ces rendez-vous, à la fois pour voir les cérémonies, assister à la prise d'habit de leurs pa- rents ou de leurs amis, écouter les appels du Saint, et fournir aux Frères toutes les provisions dont ils pou- vaient avoir besoin. Tout cela n'est pas sans quelque analogie avec les camp meeting si chers aux Américains quant aux chiffres de quelques milliers d'assistants, donnés dans les légendes et qui ont fourni, même à un Franciscain, le P. Papini, l'occasion de plaisanteries d'un goût dou- teux, il n'est peut-être pas aussi étonnant qu'on pour- rait le croire-. 1. Voir par exemple la description du Chapitre de 1221 par frère Jourdain. Jord. 16. 2. A I ropos du chiffre de 5000 assistants donné par Bonaventure Bon. 52, le P. Papini s'écrie lo non credo stato capace alcuno di dare ad intenderc al S. Dcttore simil fanfaluca, ne capace 2J 230 VIE DE s. FRANÇOIS Ces premières réunions, où accouraient tous les frères, et qui avaient lieu en plein vent, en présence de foules venues de fort loin, n'avaient donc rien de commun avec les chapitres généraux postérieurs, véritables conclaves où se rendaient un petit nombre de mandataires, et dont la plupart des travaux, tenus secrets, ne concernaient que les affaires de l'Ordre. Du vivant de François le but de ces assemblées était essentiellement religieux. On s'y rendait non pour parler affaires, ou procéder à la nomination du ministre gé- néral, mais pour se fortifier dans la communion des joies, des exemples et des douleurs des autres frères^. Les quatre années qui suivent la Pentecôte de 1216, forment une étape dans l'évolution du mouvement om- brien celle durant laquelle François lutta pour l'auto- nomie. Il y a ici des nuances passablement délicates, qui ont été méconnues par les écrivains ecclésiastiques aussi bien que par leurs adversaires, car si François tenait à ne pas se poser en révolté, il ne voulait pas compromettre son indépendance et sentait, avec une divination exquise, que tous les privilèges dont la cour de Rome pourrait le combler ne valaient pas la liberté. lui di crederla. ... la somma il numéro quinque millia et ultra non è del Santo^ incapace di scrivere una casa tanto itnprobabile e relativamente impossibile. Storia di S. Fr. I, p. 181 et 183. Ce chiffre de cinq mille se trouve indiqué aussi par Eccl. 6. Tout s'explique et devient possible, en admettant la présence des Frères de la Pénitence, et il semble bien difficile de la contester puisque dans l'Ordre des Humiliés qui ressemblait beaucoup à celui des Frères Mineurs composé également de trois rameaux, approuvé par trois bulles données dès juin 1201, les chapitres généraux tenus annuellement étaient fréquentés par les frères des trois Ordres. Tiraboschi t. II, p. 144. Cf. ci-dessus p. 181. 1. V. 2 Gel. 3, 121 ; S^ec. 42 b 127 b. CHAPITRE GÉNÉRAL DE 1217 231 Hélas, il dut bientôt se résigner à ces liens dorés, contre lesquels il ne cessa pourtant de protester jusqu'à son dernier souffle^ ; mais on se condamnerait à ne rien comprendre à son œuvre, si on fermait les yeux à la violence morale que lui fît en cela la papauté. Un coup d'œil jeté sur le recueil des bulles adressées aux Franciscains, suffit à montrer avec quelle ardeur il lutta contre les faveurs si avidement recherchées d'or- dinaire par les ordres monastiques 2. Une foule de traits de la légende mettent ce dédain de François pour les privilèges en pleine lumière. Ses intimes eux-mêmes ne comprenaient pas toujours ses scrupules Ne vois -tu pas, lui dirent-ils un jour, que souvent les évêques ne nous permettent pas de prêcher, et nous font rester plusieurs jours sans rien faire, avant que nous 1. Prcezipio firmiter per ohedientiam fratribus universis quod uhicunque sunt, non audeant petere aliquam litteram in Curia Romana. Test. B. Fr. 2. La comparaison avec le BuUaire des Frères Prêcheurs est surtout instructive lors de leur premier Gh ipitre à N. D. de Prouille en 1216 ils sont une quinzaine; il n'y a donc là, à ce mo- ment, absolument rien qui puisse être comparé au mouvement franciscain qui agitait déjà l'Italie presque entière. Or, tandis que la première bulle en faveur des Franciscains porte la date du 11 juin 1219, et l'approbation proprement dite celle du 29 nov. 1223, on voit Honorius III dès la fin de 1216 prodiguer aux Dominicains les marques de son affection 22 déc. 1216 Religiosam vitam. Cf. Pressuti J regesti, del Pontefice Onorio III ^ Roma 1884. t. I, n» 175 ; même date Nos attendentes ibid. n» 176; 21 janvier 1217, gratiarum omnium ibid, n^ 243. V. 284, 1039, 1156, 1208. Il est inutile de continuer cette énumération. On pourrait en faire .d'à peu près semblables pour les autres ordres; d'où la conclusion, que si les Frères Mineurs sont seuls oubliés dans cette pluie de faveurs, c'est qu'ils l'ont bien voulu. Il est vrai que, sitôt après la mort de- François, ils rattrapèrent le temps perdu. 232 VIE DE s, FRANÇOIS puissions annoncer la parole de Dieu. Il vaudrait mieux obtenir dans ce but un privilège du pape, et ce serait pour le bien des âmes. » C'est par l'humilité et le respect, leur répondit-il vivement, que je veux convertir d'abord les prélats, car lorsqu'ils nous auront vus humbles et respectueux à leur égard, ce sont eux qui nous prieront de prêcher et de convertir le peuple.... Quant à moi je ne demande à Dieu aucun privilège, sinon celui de ne point en avoir, d'être plein de respect pour tous les hommes, et de les convertir, comme le veut notre Règle, plus par nos exemples que par nos discours i. » La question de savoir si François avait tort ou raison dans son antipathie pour les privilèges de la curie, n'est pas du domaine de l'histoire ; il est évident que cette attitude ne pouvait se prolonger l'Église ne connaît que des fidèles ou des révoltés. Mais c'est sou- vent à des compromis de ce genre que s'arrêtent les plus nobles cœurs; ils voudraient que l'avenir sortît du passé sans secousses et sans crise. Le chapitre de 1217 fut marqué par l'organisation définitive des missions franciscaines l'Italie et les autres contrées à évangéliser furent divisées en un cer- tain nombre de provinces ayant chacune son ministre provincial. Dès les premiers jours de son avènement 18 juillet 1216, Honorius III avait cherché à rani- mer le zèle populaire pour la croisade. Il ne se conten- tait pas de la prêcher, il en appelait à des prophéties assurant que sous son pontificat la Terre-Sainte serait 1. L'authenticité de ce passage est mise hors de doute par la cita- tion qu'en fait Ubertin de Gasal, Archiv, III, p. 53. Cf. Spec. 30 a, Conform. 111 b 1; 118 bl ; Ubertin, Arhor vitœ crue. III, 3. CHAPITRE GÉxNÉRAL DE 1217 233 reconquise^. Le renouveau de ferveur qui s'ensuivit et se répercuta jusqu'en Allemagne, eut sur les Frères Mineurs une profonde influence. Cette fois François, peut-être par humilité, ne se mit pas à la tête des frères chargés de la mission en Syrie; il leur donna pour conducteur le fameux Élie, auparavant à Florence, où il avait eu l'occasion de montrer ses hautes qualités -. Ce frère, qui désormais sera au premier plan de cette histoire, sortait des rangs les plus humbles de la société; on ignore la date et les circonstances de son entrée dans l'Ordre, ce qui m'a amené à l'hypothèse de voir en lui cet ami de la grotte, *qui servit de confident à François, un peu avant sa conversion définitive. Quoiqu'il en soit, pendant sa jeunesse, il avait gagné sa vie à Assise, en faisant des matelas et en enseignant à lire à quelques enfants; puis il avait passé un certain temps à Bologne comme scriptor, et on le trouve tout à coup parmi les Frères Mineurs chargé des plus difficiles missions. Ses adversaires proclament à l'envi qu'il fut la plus belle intelligence de tout son siècle; mais on a malheu- reusement beaucoup de peine, dans l'état actuel des documents, à se prononcer sur ses actes instruit et énergique, désireux de jouer le premier rôle dans l'œuvre de la réformation religieuse, et ayant son plan arrêté d'avance sur la façon de la réaliser, il alla droit 1. Burchardi chronicon ann. 1217, loc. cit., p. 377. Voir aussi les bulles indiquées par Potthast 5575, 5585-92. 2. Avant 1217 la charge de ministre existait -virtuellement, quoi- que son institution définitive ne remonte qu'à 1217. Fr. Bernard, dans sa mission à Bologne par exemple 1212?, exerça bien en quelque sorte la charge de ministre. 234 VIE DE s. FRANÇOIS à son but, mi-polilique, mi-religieux. Plein d'admiration et de reconnaissance pour François, il voulait disci- pliner et consolider le mouvement de rénovation. Dans le cénacle franciscain où Léon, Junipère, Égide et tant d'autres représentent l'esprit de liberté, la religion des simples et des humbles, la poésie ensoleillée de l'Ombrie, frère Elie représente l'esprit scientifique et ecclésias- tique, la prudence et la raison. Il eut de grands succès en Syrie, et reçut dans l'Ordre un des disciples les plus chers à François, Gésaire de Spire, celui qui devait plus tard conquérir en moins de deux années toute l'Allemagne du Sud 1221 — 1223, et qui finit, par sceller de son sang sa fidélité à la stricte observance, qu'il défendait contre les entreprises de frère Elie lui-même ^. Gésaire de Spire offre un brillant exemple de ces âmes en peine, altérées d'idéal, si nombreuses au treizième siècle, qui couraient de tous côtés, cherchant d'abord dans la science, puis dans la vie religieuse, de quoi étancher la soif mystérieuse qui les tourmentait disciple de l'écolâtre Gonrad , il s'était senti entraîné par le désir de réformer l'Eglise; encore laïque, il avait prêché ses idées, non sans quelque succès, puis- qu'un certain nombre de dames de Spire commencèrent à mener une vie nouvelle; mais leurs maris s'étant fâchés, le prédicateur, pour échapper à leur vengeance, dut se réfugier à Paris, et partit de là pour l'Orient où il retrouva, dans la prédication des Frères Mineurs, ses 1. Incarcéré par ordre d'Élie, il serait mort à la suite des coups qu'on lui donna un jour qu'il s'était promené hors de sa prison. Tribul. 24 a. f CHAPITRE GÉNÉRAL DE 1217 235 aspirations et ses rêves. Cet exemple montre combien était général l'état d'altente des âmes, lorsqu'éclata l'Évangile franciscain, et combien les voies lui étaient partout préparées. Mais il est temps de revenir au chapitre de 1217 les frères partis pour l'Allemagne , sous la conduite de Jean de Penna, furent loin d'avoir le même succès qu'Élie et ses compagnons; ils ignoraient complètement la langue des pays qu'ils allaient évangéliser. Peut-être François ne s'était-il pas rendu compte que si l'italien pouvait suffire, à la rigueur, dans tous les pays baignés par la Méditerranée, il ne pouvait en être de même dans l'Europe centrale^. Le sort du groupe parti pour la Hongrie ne fut pas plus heureux. Bien souvent, il arriva aux missionnaires de se dépouiller de tous leurs vêtements, et de les donner aux paysans et aux bergers qui les maltraitaient, pour tâcher de les apaiser ainsi. Mais incapables de com- prendre ce qu'on leur disait, aussi bien que de se faire entendre, ils durent bientôt songer à retourner en Italie. Il faut savoir gré aux auteurs franciscains de nous avoir conservé le souvenir de ces échecs, et de n'avoir pas cherché à montrer les frères sachant tout d'un coup toutes les langues par inspiration divine, comme on le raconta si souvent plus tard 2. Ceux qui avaient été envoyés en Espagne eurent aussi bien des persécutions à subir. Ce pays était, comme le midi de la France, ravagé par l'hérésie; mais elle y était réprimée dès lors avec vigueur. Les Francis- 1. Jord. 5 et 6; 3 Soc. 62. 2. De Jean de de Clareno, d'Antoine de Padoue, etc. 236 VIE DE s. FRANÇOIS cains soupçonnés d'être de faux catholiques et pour- chassés en conséquence, trouvèrent un refuge auprès de la reine Urraque de Portugal, qui leur perniit de s'établir à Goïmbre, Guimarrens, Alenquer et Lis- bonne^. François lui-même se prépara à partir pour la France 2. Notre pays exerçait sur lui un attrait parti- culier, à cause de sa ferveur pour le Saint-Sacrement. Peut-être aussi était-il poussé à son insu vers cette terre à laquelle il devait son nom, les songes chevaleresques de son adolescence, tout ce qui dans sa vie était poésie, chant, musique, rêve délicieux. Un peu de l'émotion dont il était pénétré au moment d'inaugurer cette nouvelle mission a passé dans les récits des biographes ; on y sent un tressaillement à la fois doux et angoissant^ le battement de cœur du brave chevalier qui sort tout équipé aux premières lueurs de l'aurore, interroge l'horizon, anxieux de l'inconnu et pourtant débordant de joie, car il sait que cette journée sera consacrée à la justice et à l'amour. Le poète italien a nommé pèlerinages d'amour les chevauchées chevaleresques, aussi bien que les voyages entrepris par les rêveurs, les artistes ou les saints à ces coins de terre qui miroitent sans cesse devant leur ima- gination et restent leur patrie d'élection^. C'était bien un de ces pèlerinages que François entreprenait 1. Marc de Lisbonne, t. I, p. 82 ; Cf. p. 79, t. II, p. 86; Glass- berger, ann. 1217. An. fr. II, p. 9 ss. ; Chron. XXIV gen. iMs. d'Assise, no 328, £*> 2 b. 2. Spec. Ubl; Conform. 119 a 2 ; 135 a; 181b 1; 1 Gel. 74 et 75. 3. 2 Cel. 3, 129 Diligebat Franciam... volebat in ea morî. CHAPITRE GÉNÉRAL CE 1217 237 Allez, dit- il aux frères qui l'accompagnaient, et marchez deux à deux, humbles et doux, gardant le silence jusqu'après tierce, priant Dieu en vos cœurs, évitant avec soin toute parole vaine ou inutile. Soyez aussi recueillis pendant ce voyage, que si vous étiez enfermés dans un ermitage ou dans votre cellule, car partout où nous sommes, partout où nous allons, nous portons notre cellule avec nous frère corps est notre cellule et l'âme est l'ermite qui l'habite, pour y prier le Seigneur et méditer.» Arrivé à Florence, il y trouva le cardinal Hugolin, envoyé par le pape comme légat en Toscane, pour y prêcher la croisade et prendre toutes les mesures propres à en assurer le succès ^. Il était sans doute bien loin de s'attendre à l'ac- cueil que lui fit le prélat. Celui-ci, au lieu de l'en- courager, l'amena à renoncer à son projet Je ne veux pas, mon frère, que tu ailles au delà des monts ; il y a beaucoup de prélats qui ne demandent qu'à te créer des difficultés en cour de Rome. Mais moi et les autres cardinaux qui aimons ton Ordre, nous dési- rons te protéger et t'aider, à la condition, cependant, que tu ne t'éloignes pas de cette province. » Mais, Monseigneur, c'est une grande confusion pour moi d'envoyer mes frères au loin, et de rester pares- seusement ici, sans partager toutes les tribulations qu'ils vont subir. » Pourquoi aussi as-tu envoyé tes frères si loin, et les i. V. Bulle du 23 janv. 1217 Tempus acceptàbile, Potthast no 5430 donnée dans Horoy, t. Il col. 205 ss.; Cf. Pressuti I p. 71. Cette bulle et les suivantes fixent d'une façon certaine Tépoque du passage à Florence; Potthast 5488, 5487, et page 495. 238 VIE DE s. FRANÇOIS as-tu exposés ainsi à mourir de faim, et à toutes sortes de périls?» Pensez-vous, répliqua François avec chaleur, et comme saisi de l'inspiration prophétique, que ce soit seulement pour ces pays-ci que Dieu ait suscité les Frères? En vérité, je vous le dis. Dieu les a suscités pour le réveil et le salut de tous les hommes, et ils gagneront des âmes non seulement dans les pays des croyants, mais jusqu'au milieu des Infidèles*.» L'étonnement et radmiration que ces paroles exci- tèrent chez Hugolin ne parvinrent pas à le faire changer d'avis. Il insista si bien que François reprit le chemin de la Portioncule l'inspiration même de son œuvre n'était pas en jeu. Qui sait si la joie qu'il aurait eue de voir la France ne le confirma pas dans l'idée qu'il de- vait y renoncer les âmes tourmentées du besoin de sacrifice ont souvent de ces scrupules; elles refusent les joies les plus licites pour les offrir à Dieu. Nous ignorons si c'est de suite après cette entrevue ou seulement l'année suivante, que François mit frère Pacifique à la tête des missionnaires envoyés en France-. Poète de talent, Pacifique avait été surnommé avant sa conversion, Prince de la poésie, et couronné au Ga- pitole par l'empereur. Un jour qu'il était allé voir une de ses parentes, religieuse à San-Severino, dans la Marche d'Ancône, François arriva aussi à ce monastère, et prêcha avec tant de sainte violence que le poète se i. II est superflu de faire remarquer Terreur de texte des Bollan- distes dans la phrase Monuit {Cardinalis Franciscum cœptum non perficere iter, où le non est omis, A. SS. p. 704, Cf. p. 607 et 835, ce qui a entraîné Suysken à plusieurs autres erreurs. 2. Bon. 51. Cf. Glassberger ann. 1217; Spcc. 45 b. CHAPITRE GÉNÉRAL DE 1217 239 sentit transpercé de Tépée dont parle la Bible, qui pénètre jusque dans les jointures et les moelles et juge les sentiaients et les pensées du cœur^. Le lendemain, il prenait l'habit et recevait son symbolique surnom -, Il fut accompagné en France par frère Agnello de Pise qui, en 1224, devait être mis à la tête de la pre- mière mission en Angleterre ^^. François, en les envoyant, n'avait pu songer que de ce pays qui exerçait sur lui une sorte de fascination allait sortir l'influence qui compromettrait son rêve, que Paris perdrait Assise; ces temps n'étaient pourtant pas bien éloignés encore quelques années, et le Poverello devait voir une partie de sa famille spirituelle oublier l'humilité de son nom, de ses origines et de ses vœux, pour courir après les éphémères lauriers île la science. On se rappelle l'habitude qu'avaient à cette époque les Franciscains d'élire domicile à portée des grandes villes Pacifique et ses compagnons s'établirent à Saint- Denis ^. Nous n'avons aucun détail sur leur activité; 1. Heb. 4, 12; 2 Gel. 3, 49; Bon. 50 et 51. 2. Frère Pacifique nous intéresse particulièrement comme pre- mier ministre de l'Ordre en France; les renseignements sur lui surabondent Bon. 79; 2 Gel. 3, 63; Spec. 41. b; Conform. 38 a 1 ; 43 a 1; 71 b; 173 b 1 et 176; 2 Gel. 8, 27; Spec, 38 b ; Cotiform. 181 b; 2 Gel. 3, 76; Fior. 46; Conform. 70 a. Je n'in- dique pas les références générales qu'on trouvera dans la Bio- bibliographie Ghevalier. Les Miscellanea, t. II 1887 p. 158 con- tiennent une colonne fort précise et intéressante sur lui. Grégoire IX parle de lui dans la bulle Magna sicut dicitur du 12 août 1227. Sbaralea, Bull. fr. I. p. 33 Potthast 8007. Thomas de Toscane, socius de saint Bonaventure, le connut et le r.ppelle dans ses Gesla ïmperatorum {Mon, gcrm, hist. script.., t. 22, p. 492. 3. Eccl. 1 ; Conform, 113 b. 1. 4. Vers 1224, les Frères Mineurs voulurent se rapprocher et construisirent près des murs de Paris dans les terrains appelés 240 VIE DE s. FRANÇOIS elle fut singulièrement féconde, puisqu'elle leur permit d'attaquer, peu d'années plus tard, l'Angleterre avec un plein succès. François passa l'année suivante 1218 à des tour- nées d'évangélisation dans la Péninsule il est natu- rellement impossible de le suivre dans ces voyages, dont l'itinéraire était fixé d'après ses inspirations journalières, ou sur des indications aussi fantaisistes que celle qui l'avait jadis déterminé k aller à Sienne. Bologne, ^ l'Al- verne, la vallée de Rieti, le Sacro-Speco de saint Benoît à Subiaco^, Gaëte^, Saint-Michel au mont Gargano^ l'ont peut-être reçu à cette époque ; mais les indications sur sa présence dans ces endroits, sont trop éparses et trop vagues pour qu'on puisse les faire entrer dans un cadre historique. II est bien possible aussi qu'il ait fait alors un séjour a Rome ses rapports avec Hugolin ont été bien plus Vauvert ou Valvert aujourd'hui jardin du Luxembourg un vaste couvent Eccl. 10 Cf. Top. hist. du vieux Paris par Berty et Tisse- rand, t. IV, p. 70. En 1230 ils reçurent à Paris, des Bénédictins de Saint-Germain-des-Prés, un certain nombre de maisons in paroc- chia SS. Cosmœ et Damiani infra muros domini régis prope portam de Gibardo {Chartularium Universitatis Parisiensis, n° 76. Cf. Topographie historique du vieux Paris Région occid. de Vuniv. p. 95; Félibien, Histoire de la ville de Paris, I, p. 115. Enfin saint Louis les installa dans le célèbre couvent des Gordeliers, dont le réfectoire existe encore, transformé en musée Dupuytren. Les Dominicains, arrivés à Paris le 12 sept. 1217, allèrent droit au centre de la ville, en l'Ile, près de l'évêché, et le 6 août 1218 s'ins- tallèrent au couvent Saint-Jacques. 1. Fior. 27 ; Spec. 148 b; Conform. 71 a et 113 a 2; Bon. 182. 2. Les traces du passage de François y sont nombreuses. Un frère Eudes y peignit son portrait. 3. Bon. 177. 4. V. A. SS., p. 855 et 856. Cf. 2 Gel. 3, 126. CHAPITRE GÉNÉRAL DE 1217 241 fréquents qu'on ne se Timagine d'ordinaire. Il ne faut pas que les récits des biographes nous fassent illusion à cet égard c'est une tendance naturelle que celle de rapporter à trois ou quatre dates particulièrement frap- pantes tout ce que nous savons d'un homme. Nous oublions des années entières de la vie de ceux que nous avons le mieux connus et le plus aimés, pour grouper nos souvenirs autour de quelques faits saillants, qui brillent avec d'autant plus d'éclat que l'obscurité se fait plus complète autour d'eux. Les paroles de Jésus prononcées dans cent occasions différentes ont fini par se rejoindre pour former un seul discours, le sermon sur la montagne. C'est alors que la critique a besoin d'être délicate, de mêler à la grosse artillerie des argu- ments scientifiques, un peu de divination. Les textes sont sacrés, mais il ne faut pas en faire des fétiches ; personne aujourd'hui , malgré saint Matthieu, ne songe à représenter Jésus prononçant tout d'une haleine le sermon sur la montagne. De même, dans les narrations qui nous sont faites des relations de saint François et d'Hugolin, on se trouve à chaque instant enfermé dans des impasses, buté à des indica- tions contradictoires, si on veut les faire tenir en deux ou trois rencontres, comme on en est tenté au premier abord. Avec une simple mise au point, ces difficultés dispa- raissent, et l'on voit chacune des narrations diverses nous apporter des lambeaux qui, en se rejoignant, fournissent un récit organique, vivant, psychologiquement vrai. A partir du moment où nous sommes arrivés, il faut faire à Hugolin une place encore plus grande que par le passé la lutte s'ouvre définitivement entre l'idéal 942 VIE DE S. FRANÇOIS franciscain, chimérique peut-être, mais sublime, et la politique ecclésiastique, jusqu'au jour où moitié par humilité, moitié par découragement, François, la mort dans l'âme, abdiquera la direction de sa famille spi- rituelle. Hugolin revint à Rome à la fin de 1217. Durant l'hiver qui suit, on trouve son contre-seing au bas des bulles les plus importantes^; il consacra ce temps à étudier surtout la question des ordres nouveaux, et manda François auprès de lui. On a vu avec quelle franchise il lui avait déclaré, à Florence que beaucoup de prélats feraient tout pour lui nuire auprès du pape^ ; il est évident que le succès de l'Ordre, ses allures qui malgré toutes les protestations contraires faisaient songer à l'hérésie, l'indépendance de François qui, sans s'occuper de faire confirmer l'autorisation verbale et toute provisoire accordée par Innocent III, dispersait ses frères aux quatre coins du monde, tout cela devait effrayer le clergé. Hugolin, qui connaissait mieux que personne l'Om- brie, la Toscane, l'Emilie, la Marche d'Ancône, toutes ces contrées où la prédication franciscaine avait eu ses plus beaux succès, avait pu se rendre compte par lui- même de la puissance du mouvement nouveau et de l'impérieuse nécessité de le diriger il sentait que le meilleur moyen de faire tomber les préventions que le 1. Entre autres celles du 5 déc. 1217. Potthast 5629; 8 février, 30 mars, 7 avril 1218. Potthast 5695, 5739, 5747. 2. 1 Gel. 74 0 quanti maxime in principio cum hœj ageren- tur novellœ plantationi ordinis insidiabantur ut perderent. Cf. 2 Gel. 1, 16 Videbat Franciscus luporum more sevire quam- plures. CHAPITRE GÉxNÉRAL DE 1217 243 pape et le sacré collège pouvaient avoir contre François, était de le présenter à la curie. Celui-ci fut d'aborJ bien intimidé à la pensée de pro- noncer un discours devant le vicaire de Jésus-Christ, mais sur les instances de son protecteur, il se décida, et pour plus de sûreté apprit par cœur ce qu'il devait dire. Hugolin n'était cepen lant pas tout à fait rassuré sur l'issue de cette démarche Thomas de Celano nous le montre dévoré d'inquiétude ; il souffrait pour François dont la naïve éloquence pouvait courir bien des risques dans les salles du palais de Latran; il n'était pas non plus sans quelques préoccupations plus person- nelles, car l'échec de son protégé aurait pu lui nuire beaucoup. Il fut d'autant plus en peine qu'arrivé aux pieds du pontife, François oublia tout ce qu'il devait dire, mais il l'avoua ingénument, et deman- dant à son inspiration un nouveau discours, parla avec tant de chaleur et de simplicité que l'assemblée fut subjuguée ^. Les biographes sont muets sur le résultat pratique de cette audience; on ne saurait s'en étonner ils n'ont d'autre but que l'édification. Ils écrivaient après l'apo- théose de leur maître, et auraient eu mauvaise grâce à 4. 1 Gel. 73 Cf. 2 Gel. 1, 17 ; Spec. 102 a]; 3 Soc. 64; Bon. 78. La fixation de cette scène à l'hiver de 1217 — 1218 ne paraît guère pou- \oir être contestée le récit de Jourdain 14 détermine en effet la date à laquelle Hugolin devint officiellement prolecteur de r-Ordre fin de 1220, et il suppose des relations antérieures entre Honorius, François et Hugolin. On est donc amené à recher- cher une date à laquelle ces trois personnages aient pu se ren- contrer à et on arrive ainsi à 1 1 période qui va de déc 1217 à avril 1218. 2U VIE DE S. FRiVNÇOIS insister sur les difficultés rencontrées par lui durant les premières années ^. Le Saint-Siège devait se trouver fort perplexe devant cet homme étrange, dont la foi et l'humilité s'imposaient, mais auquel on ne pouvait inculquer l'obéissance ecclé- siastique. Saint Dominique se trouvait à Rome à la même époque 2, et y était comblé de faveurs par le pape. On sait qu'Innocent III l'ayant invité à choisir l'une des règles déjà approuvées par l'Eglise, il était allé retrou- ver ses frères à Notre-Dame de Prouille, et après en avoir conféré avec eux, avait adopté celle de saint Au- gustin; aussi Honorius ne lui mirchanda-t-il pas les privilèges. Il ne paraît guère possible qu'Hugolin n'ait pas cherché à influer par lui sur saint François. La curie sentait bien qu'il n'y avait pas en Dominique, dont Tordre comptait à peine quelques douzaines de membres, une des puissances morales de l'époque, mais elle n'avait pas devant lui les sentiments si mélangés qu'elle éprouvait devant François. Réunir les deux ordres, jeter sur les épaules des Dominicains la robe brune des pauvres d'Assise, et faire 1. Un mot de frère Jourdain permet cependant de hasarder quel- ques conjectures Seigneur, dit François en 1220 à Honorius III, vous m'avez donné beaucoup de pipes, donnez m'en un seul au- quel je puisse m'adresser pour les affaires de mon Ordre. » ^Jord. 14. Multos mihi papas deâisti da unum,.. etc. Est-ce que cela ne suggère pas l'idée que le pontife avait peut- être nommé une commission cardinalice pour s'occuper des Frères Mineurs? Les délibérations de celle-ci et les événements qui seront racontés au chapitre suivant auraient motivé la bulle Cum dVectx du 11 juin 1219 qui ne fut pis une approbation proprement dite, mais un sauf-conduit en faveur des Franciscains. 2. Le 28 février 1218 il prit possession de Sainte-Sabine. CHAPITRE GENERAL DE 1217 245 ainsi rejaillir sur eux un peu de la popularité des Frères Mineurs; laisser à ces derniers leur nom, leur habit et même leur semblant de Règle, mais en la complétant par celle de saint Augustin, était un projet qui devait singulièrement plaire a Hugolin, et qui avec l'humilité de François pouvait avoir quelques chances de succès. Un jour, Dominique, à force de • pieuse insis- tance avait déterminé François à lui donner sa corde et s'en était ceint aussitôt Frère, ajouta-t-il, je souhaiterais vivement que ton ordre et le mien s'unissent pour ne former dans l'Eglise qu'un seul et même institut^.» Mais le Frère Mineur voulait rester ce qu'il était, et déclina cette proposition ; il était si bien inspiré des besoins de son siècle et de l'Eglise que, moins de trois ans après, Dominique était amené par un courant irrésistible à transformer son ordre de chanoines de saint Augustin en un ordre de moines mendiants, dont les constitutions furent calquées sur celles des Franciscains -, 1. 2 Gel. 3, 87. Le sens littéral de la phrase est un peu ambigu. Voici le texte Vellem, frater Franciscej unam fieri religionem titam et meam et in Ecclesia pari forma nos vivere ; Spec. 27 b; l'écho de cette démarche se retrouve dans Thierry d'Apolda, Vie de S. Dominique A. SS. Augusti, t. I, p. 572 d S. Dominicus in oscula sancta ruens et sinceros amplexus, dixit Tu es socius meus, tu curres pariter mecum, stemus simul, nullus adversarius prœvalehit. Bernard de Besse dit B. Dominicus tanta B. Fran- cisco devotione cohesit ut optatam ah eo cordam sub inferiori tunica devotissime cingeret, cujus et suam Religionem unam velle fieri diceret, ipsumque pro sanctitate cœteris sequendum religiosis assereret. Man. de Turin 102 b. 2. Au chapitre tenu à Bologne à la Pentecôte de 1220. La bulle Religiosam vitam Privilège de N. D. de Prouille du 30 mars 1218 énumère les possessions des Dominicains RipoUi Bull. Prœd. t. I, p. 6. Horoy, Honorii opéra, t. II, col. 684. 24 246 VIE DE s. FRANÇOIS Quelques années plus tard, les Dominicains prirent pour ainsi dire leur revanche et obligèrent les Frères Mineurs à faire dans leurs travaux une large part à la science. C'est ainsi qu'à peine adolescentes, les deux familles religieuses rivalisaient, se pénétraient, influ- aient l'une sur l'autre, jamais cependant assez pour perdre toute trace de leur origine, résumée pour l'une dans la pauvreté et dans la prédication laïque, pour l'autre dans la science et dans la prédication cléricale. CHAPITRE XIII Saint Dominique et saint François. Mission d'Egypte. Été 1218 — automne 1220. L'art et la poésie ont eu raison d'associer insépara- blement saint Dominique et saint François la gloire du premier n'est qu'un reflet de celle du second, et c'est en les rapprochant qu'on arrive le mieux à caractériser le eénie du Poverello. Si François est l'homme de l'inspiration, Domi- nique est celui de l'obéissance au mot d'ordre, et l'on peut dire que sa vie se passa sur les chemins de Rome où il allait sans cesse demander des instruc- tions. Aussi sa légende fut-elle bien lente à se former^ quoique rien ne l'empêchât de s'épanouir librement ; mais ni le zèle de Grégoire IX pour sa mémoire, ni la science de ses disciples n'ont pu faire pour le Marteau des hérétiques, ce que l'amour des peuples avait fait pour le Père des pauvres. Sa légende a les deux défauts qui lassent si rapidement les lecteurs des écrits hagio- graphiques, quand il s'agit de saints dont l'Église a 248 VIE DE s. FRANÇOIS imposé le culte ^ elle est encombrée d'un surnaturel de mauvais aloi, et de traits empruntés à tort et à travers aux légendes antérieures. Le peuple italien, qui avait salué en François Tange de toutes ses espérances, et qui se montrait si avide de reliques, ne songea même pas à relever le cadavre du fondateur de l'Ordre des Frères Prêcheurs, et le laissa attendre douze ans les gloires de la canonisation 2. On a vu plus haut les tentatives du cardinal Hugolin pour réunir les deux ordres, et les raisons qu'il avait pour cela. Il se rendit au chapitre général de la Pente- côte, réuni à la Portioncule 3 juin 1218, auquel saint Dominique vint assister aussi avec quelques-uns des siens. Le cérémonial de ces solennités semble avoir été à peu près toujours le même depuis 1216 les Frères Mineurs se rendaient processionnellement à la rencontre du cardinal, qui descendait aussitôt de sa monture et leur prodiguait toutes les marques de son affection. Un autel était dressé en plein air, auquel il chantait la messe, et François remplissait les fonctions de diacre ^. 1. Une preuve de l'obscurité dans laquelle resta Dominique, tant que Rome n'eut pas fait son apothéose, c'est que Jacques de Vitry qui consacre aux Frères Prêcheurs tout un chapitre de son Historia Occidentalis 27, p. 333 ne nomme même pas le fondateur. Ceci est d'autant plus significatif qu'à quelques pages de distance, le chapitre consacré aux Frères Mineurs est presque entièrement rempli par la personne de saint François ; aussi ce silence sur saint Dominique a-t-il été remarqué et relevé par Moschus, qui n'a pas trouvé de moyen pour l'expliquer. V. Vitam J. de Vitriaco, en tête de l'édition de Douai 1597. 2. François mort en 1226 est canonisé en 1228 ; Antoine de Padoue, 1231 et 1233 ; Elisabeth deThuringe, 1231 et 1235, Domi- nique, 1221 et 1234. 3. 3 Soc. 61. ^c s. DOMINIQUE ET S. FRANÇOIS 249 Il est facile de s'imaginer l'émotion qui s'emparait des assistants, lorsqu'éclatait dans ce cadre de paysage ombrien, cet office de la Pentecôte, le plus enivrant, le plus apocalyptique de la liturgie catholique l'antienne Alléluia, Alléluia, Emitte Spiritum tuum et creahuntur, et renovabis faciem terrœ. Alléluia ^, ne renfermait-elle pas tout le rêve franciscain? Mais ce qui émerveilla surtout Dominique, ce fut l'absence de préoccupations matérielles. François avait recommandé à ses frères de ne s'inquiéter de rien pour le boire ou le manger; il savait par expérience qu'il pouvait sans crainte s'en remettre à l'amour des popu- lations voisines. Cette insouciance avait vivement étonné Dominique, qui la trouvait exagérée; il put se rassurer, le moment du repas venu, en voyant les habitants de la contrée, accourus en foule, apporter bien plus de pro- visions qu'il n'en fallait pour les quelques milliers de frères, et tenir à honneur de les servir. La joie des Franciscains, la sympathie du peuple pour eux, la pauvreté des huttes de la Portioncule, tout cela l'impressionna vivement ; il en fut si ému que dans un élan d'enthousiasme, il annonça sa résolution d'em- brasser la pauvreté évangélique 2. Hugolin, quoique touché, lui aussi, jusqu'aux larmes^, 1. Répandez, Seigneur, votre Esprit, et tout sera créé, et vous re- nouvellerez la face de la terre. 2. 2 Gel. 3, 87 ; Spec. 132 b; Conform. 207 a, 112 a; Fior. 18. Les historiens de saint Dominique n'ont pas fait bon accueil à ces détails, mais un point incontestablement acquis par des documents diplomatiques, c'est qu'en 1218, Dominique, à Rome, se faisait don- ner des privilèges où les propriétés de son Ordre étaient indiquées, et qu'en 1220 il amenait ses Frères à professer la pauvreté. 3. 2 Gel. 3,9; Spec. 17 a. 250 VIE DE s. FRANÇOIS n'oubliait pas ses préoccupations l'Ordre était trop nombreux pour ne pas compter un groupe de mécon- tents ; quelques frères qui avant leur conversion avaient étudié dans les universités, commençaient à blâmer l'extrême simplicité dont on leur faisait un devoir. A des hommes que l'enthousiasme ne soutenait plus, les courts préceptes de la Règle paraissaient une charte bien insuffisante pour une vaste association ; aussi se tournaient-ils avec envie vers les monuuientales abbayes des Bénédictins, des Chanoines réguliers, des Cisterciens, et vers les antiques législations monastiques. Ils n'eurent pas de peine à deviner en Hugolin un puissant allié, et à lui faire part de leurs remarques. Celui-ci crut le moment propice venu, et dans une conversation particulière, suggéra à François quelques idées Ne devrait-il pas faire à ses disciples, surtout à ceux qui étaient instruits, une plus grande part dans les charges? les consulter, s'inspirer de leur avis? n'y aurait-il pas lieu de profiter de l'expérience des anciens ordres? Quoique tout cela eût été dit comme en passant, et avec tout le tact possible, François se sentit blessé au vif et, entraînant sans répondre le cardinal en plein Chapitre Mes FrèreS; dit-il avec feu, le Seigneur m'a appelé par la voie de la simplicité et de l'humilité. En elles, il m'a montré la vérité pour moi et pour ceux qui veulent me croire et m'imiter ; ne venez donc pas me parler de la Règle de saint Benoît, de saint Augustin, de saint Bernard, ni d'aucune autre, mais seulement de celle que Dieu, dans sa miséricorde, a voulu me montrer, et dont il m'a dit qu'il voulait, en elle, faire un nouveau pacte avec le monde, et il n'a pas voulu que nous en ayons s. DOMINIQUE ET S. FRANÇOIS 251 aucune autre. Mais par votre science et votre sagesse Dieu vous confondra. Au reste j'ai confiance que Dieu vous châtiera; bon gré mal gré, vous serez forcés de venir à résipiscence, et il ne vous restera que de la confusion ^» Cette ardeur à défendre et à affirmer ses idées, étonna profondément Hugolin qui n'ajouta pas une parole. Quant à Dominique, ce qu'il venait de voir k la Portioncule fut pour lui une révélation. Il sentait bien que son zèle pour l'Église ne pouvait pas grandir, mais il s'apercevait aussi que par quelques change- ments dans ses armes, il pourrait la servir avec beau- coup plus de succès. Hugolin ne fit sans doute que l'encourager dans cette voie, et Dominique, obsédé de préoccupations nouvelles, prenait, quelques mois après, le chemin de l'Espagne. On n'a pas assez remarqué la profondeur de la crise qui se produisit alors en lui ; les écrivains religieux racontent longuement son séjour dans la grotte de Ségovie, mais ils ne voient que les pratiques ascétiques, les oraisons, les génuflexions, et ne songent pas à rechercher la cause de tout cela. A partir de cette époque, on pourrait dire qu'il est sans cesse occupé à copier saint François, si ce mot n'avait un sens quelque peu déplaisant ; arrivé à Ségovie, il fonde comme les Frères Mineurs un ermitage hors de la ville, perdu dans les rochers qui la dominent, et d'où il descend de temps en temps pour prêcher au peuple. La transformation de sa manière de vivre fut si évidente que plusieurs de 1. Spec. 49 a; Trihul. Man. Laur. lla-12 b ; Spec. 183 a; Conform. d35 b 1. 252 VIE DE s. FRANÇOIS ses compagnons s'en émurent, et refusèrent de le suivre dans la nouvelle voie. Le sentiment populaire a parfois comme des intui- tions une légende se fit autour de cette grotte de Ségovie, et l'on raconta que saint Dominique y avait reçu les stigmates. N'y a-t-il pas là un effort inconscient pour traduire, par une image à la portée de tous, ce qui s'était véritablement passé dans cet antre de la Sierra de Guaderrama^? Saint Dominique arrivait ainsi, lui aussi, à la pauvreté évangélique ; mais le chemin par lequel il y venait était bien différent de celui qui avait été suivi par saint François; tandis que ce dernier s'y était élevé d'un coup d'aile, y avait vu l'affranchissement définitif des préoccupations qui avilissent la vie, saint Dominique ne la considérait que comme un moyen ; elle était pour lui une arme de plus dans l'arsenal de la milice chargée de défendre l'Eglise. Il ne faut pas penser ici à un calcul vulgaire ; son admiration pour celui qu'il imitait ainsi et suivait de loin, était sincère et profonde, mais on ne copie pas le génie. Cette maladie sacrée, il ne l'avait pas; il a transmis a ses fils spirituels un sang robuste et sain, grâce auquel ils n'ont pas connu ces accès de fièvre chaude, ces élans sublimes, ni ces retours subits qui font de l'histoire des Franciscains, l'histoire de la société la plus tourmentée qu'il y ait eu sur la terre, et où les chapitres glorieux sont entremêlés de pages triviales et grotesques, parfois grossières. Au chapitre de 1218, François eut bien d'autres 1. Les principales sources sont indiquées A. SS. Augusti, t. I, p. 470 SS. s. DOMINIQUE ET S. FRANÇOIS 253 sujets de tristesse que les murmures d'un groupe de mécontents; les missionnaires envoyés l'année précé- dente en Allemagne et en Hongrie, étaient revenus complètement découragés. Le récit des souffrances qu'ils avaient endurées produisit un si grand effet que, dès lors, beaucoup de frères ajoutaient à leurs prières la formule Seigneur préservez-nous de l'hérésie des Lombards, et de la férocité des Allemands^.» Ceci nous explique comment Hugolin finit par con- vaincre François du devoir qu'il y avait à prendre les mesures nécessaires, pour ne plus exposer les Frères à être pourchassés comme hérétiques. Il fut décidé qu'a l'issue du prochain chapitre, les missionnaires se muniraient d'un bref papal, qui leur servirait de passe-port ecclésiastique. Voici la traduction de ce document Honorius évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, aux archevêques, évêques, abbés, doyens, archidiacres et autres supérieurs ecclésiastiques, salut et bénédiction apostolique. Nos chers fils, le frère François et ses compagnons de la vie et de l'Ordre des Frères Mineurs ayant renoncé aux vanités de ce monde, pour choisir un genre de vie qui a mérité d'être approuvé par l'Eglise romaine, et s'en aller, à l'exemple des Apôtres, jetant dans des régions diverses la semence de la parole de Dieu, nous vous prions tous et vous exhortons, par ces lettres aposto- liques, de recevoir comme bons catholiques les Frères de la susdite société, porteurs des présentes, lorsqu'ils se présenteront devant vous, vous avertissant de leur être 1. Jord. 18; 3 Soc. 62. 254 VIE DE s. FRANÇOIS favorables et de les traiter avec bonté pour l'honneur de Dieu et par considération pour nous. Donné à Rieti le 3^ jour des ides de juin 11 juin 1219 l'an troisième de notre pontificat ^ » On voit que tout dans cette bulle avait été calculé pour éviter d'éveiller les susceptibilités de François. Pour comprendre jusqu'à quel point elle diffère des premières lettres accordées d'ordinaire aux ordres nouveaux, il faut l'en rapprocher celle qui avait institué les Dominicains avait été, comme les autres, un véritable privilège ^ ; ici rien de semblable. L'assemblée qui s'ouvrit à la Pentecôte de 1219 26 mai fut d'une extrême importance^. Elle termina la série de ces chapitres primitifs, où l'inspiration et la fantaisie de François se donnaient libre carrière. Les suivants, présidés par les vicaires, n'ont plus ni la même gaieté, ni le même charme la clarté crue du grand jour a chassé les teintes diaprées de l'aurore et les indicibles ardeurs de la nature à son réveil. L'été de 1219 était l'époque fixée par Honorius III pour tenter un nouvel effort en Orient, et diriger vers l'Egypte toutes les forces des Croisés^. François crut 1. Sbaralea, Bull. fr. t. I, p. 2 ; Potthast 6081 ; Wadding, ann. 1219, 11° 28, indique les ouvrages où on en trouve le texte. Cf. A. SS., p. 839. 2. Le titre en indique assez le contenu Domenico priori S. Ro- mani tolosani ejusque fratribus, eos in protectionem recipit eoriim- que Ordinem cum bonis et privilegiis confirmât. Religiosam vitam 22 déc. 1216. Pressuli t. I, 175; texte dans Horoy, t. II, col. 141-144. 3. V. A. SS., p. 608 ss., et 838 ss.. 4. V. Bulle, Multi divinœ du 13 août 1218. Horoy, t. III, col. 12; Potthast 5891. s. DOMINIQUE ET S. FRANÇOIS 255 le moment venu de réaliser le projet qu'il n'avait pu exécuter en 12d2. Chose étrange, Hugolin qui, deux ans auparavant, l'avait empêché d'aller en France, lui laissa liberté entière pour accomplir cette nouvelle expédition ^. Quelques auteurs ont pensé que François, ayant trouvé en lui un vrai pro- tecteur, se sentait rassuré pour l'avenir de l'Ordre ; il a dû en effet penser cela^ mais l'histoire des troubles qui éclatèrent de suite après son départ, le stupéfiant récit du bon accueil fait par la cour de Rome à quelques brouillons qui profitèrent de son absence pour mettre son œuvre en péril, suffiraient à montrer combien l'Église était embarrassée de lui, et avec quelle ardeur elle souhaitait la transformation de son œuvre. On trouvera plus loin le récit détaillé de ces faits. II paraît qu'un Romagnol, frère Christophe, fut nommé à ce même chapitre, provincial de Gascogne; il y vécut en Franciscain de la première heure, travaillant de ses mains, habitant une étroite cellule de branchages et de terre glaise ^. Égide partit pour Tunis avec plusieurs frères, mais une grande déception les y attendait les chrétiens de ce pays, dans la crainte d'être compromis par leur zèle 4. La contradiction est si frappante, que les Bollandistes en ont fait le principal argument pour défendre l'erreur de leur manus- crit 1 Gel. 75, et prétendre envers et contre tous que François avait poursuivi son voyage. A. SS. 607. 2. 11 mourut à Gahors le 31 oct. 1272. Sa légende se trouve dans le M an. Riccardi 279, f» 69 a. Jncipit vita /'. Cristo'phori quam compilavit fr. Bernardus de Bcssa custodiœ Caturcensis Quasi vas auri solidum. Cf. Marc de Lisbonne, t. II, p. 106-113, t. III, p. 212 et Glassberger, An. fr., t. II, p. 14. 256 VIE DE s. FRANÇOIS missionnaire, les jetèrent sur un bateau et les contrai- gnirent à repasser la mer^. Si la date de 1219, pour ces deux missions, ne repose guère que sur des conjectures, il n'en est pas de même pour le départ des frères qui se dirigèrent vers l'Espagne et le Maroc. Cinq d'entre eux subirent le martyre, le 16 janvier 1220. On a retrouvé récemment le récit de leurs dernières prédications et de leur fm tragique, par un témoin oculaire 2. Ce document est d'autant plus précieux qu'il confirme les lignes générales du récit bien plus long fait par Marc de Lisbonne. Il serait hors de propos de le résumer ici, puisqu'il ne concerne que fort indirectement la vie de saint François; mais il faut noter que ces acta ont, outre leur valeur historique, une portée psychologique, il faudrait presque dire patholo- gique, vraiment remarquable jamais la folie du martyre n'a été mieux caractérisée que dans ces longues pages où l'on voit les frères forcer les Mahométans à les pour- suivre et à leur faire gagner la palme céleste. La longa- nimité que montra d'abord le Miramolin, ainsi que ses coreligionnaires, donne une idée d'autant plus haute de la civilisation et des qualités de ces Infidèles, que des sentiments fort différents seraient naturels chez les vaincus des plaines de Tolosa. Il est impossible d'appeler prédications, les collections de grossières apostrophes que les missionnaires adres- 1. A. SS. Aprilis t. III, p. 224 ; Conform. 118 b 1 ; 54 a ; Marc de Lisbonne, t. II, p. 1. — Frère Luc avait été envoyé à Constan- tinople en 1219 au plus tard. V. Constitutus du 9 déc. 1220 Sba- ralea. Bull, fr., t. I, p. 6; Potthast 6431. 2. C'est à M. Mû lier {Anfànge, p. 207 que revient l'honneur de cette publication faite d'après un manuscrit de la Gottoniana. s. DOMINIQUE ET S. FRANÇOIS 257 saient à ceux qu'ils voulaient convertir à ce paroxysme, la soif du martyre devient la folie du suicide. Est-ce à dire que les frères Bernard, Pierre, Adjutus, Accurse et Othon n'aient pas droit k Tadmiration et au culte dont on les a entourés? Qui oserait le dire ? Le dévoue- ment n'est-il pas toujours aveugle? Pour qu'un sillon soit fécond, il y faut du sang, il y faut des larmes, de ces larmes que saint Augustin appelle le sang de l'âme. Ah! c'est une grande duperie que de s'immoler, car le sang d'un seul homme ne saurait sauver ni le monde, ni même une nation; mais c'est une duperie plus grande encore que de ne pas s'immoler, car alors on laisse perdre les autres, et on se perd soi-même le premier. Recevez donc mon salut, Martyrs du Maroc, vous ne regrettez pas, j'en suis sûr, votre folie, et si jamais quelque raisonnable pédant, fourvoyé dans les bosquets du paradis, est venu vous démontrer doctement qu'il aurait mieux valu rester dans votre pays, y faire souche d'une honnête famille de laboureurs vertueux, je me figure que Miramolin, devenu la-haut voire meilleur ami, aura pris soin de le confondre. Vous fûtes fous, mais d'une folie que j'envie, car vous sentiez que l'essentiel, ici-bas, n'est pas de servir tel ou tel idéal, mais de servir de toute son âme celui qu'on a choisi. Lorsque, quelques mois après, le récit de cette fin glorieuse arriva à Assise, François surprit chez ses compagnons un mouvement d'orgueil et leur en fit de vifs reproches; lui, qui aurait tant envié le sort des martyrs, se sentait humilié de n'avoir pas été jugé par Dieu digne de le partager. Gomme le récit était entremêlé de quelques phrases d'éloge à l'adresse du 258 VIE DE s. FRANÇOIS fondateur de l'Ordre, il défendit d'en continuer la lecture 1. Au lendemain du chapitre, il avait lui-même entre- pris une mission du genre de celle qu'il avait confiée aux frères du Maroc, mais il avait procédé d'une manière toute différente on ne retrouve pas chez lui ce zèle aveugle qui court à la mort avec une sorte de frénésie, et fait oublier tout le reste; peut-être sentait-il déjà que l'effort continu vers le mieux, l'immolation de tous les instants à la vérité est le martyre des forts. Cette expédition qui dura plus d'un an n'est men- tionnée qu'en quelques lignes par les biographes 2. Par bonheur, nous avons sur elle une foule d'autres récits ; mais ce silence suffirait à prouver la sincérité des au- teurs franciscains primitifs s'ils avaient voulu faire œuvre d'amplification, quel thème plus merveilleux et plus facile auraient-ils pu trouver? François quitta la Portioncule à la mi-juin et se dirigea vers Ancône, d'où les Croisés devaient partir pour l'Egypte, le jour de la Saint-Jean 2i juin. Beaucoup de frères s'étaient joints à lui, ce qui n'était pas sans inconvénient pour un voyage par mer, où l'on était obligé de s'en remettre à la charité des patrons de bateaux, ou à celle des com- pagnons de voyage. On comprend l'embarras de François arrivé à Ancône, et obligé d'y abandonner une partie de ceux qui souhaitaient si fort d'aller avec lui. Les Conformités racontent à ce propos un trait pour lequel on pourrait désirer une autorité plus ancienne, mais qui est bien 1. Jord. 8. 2. 1 Gel. 57 ; Bon. 133-138 ; 154 et 155 ; 2 Gel. 2, 2 ; Conform. 113 b 2 ; 114 a 2 ; Spec, 55 b ; Fior. 24. s. DOMINIQUE ET S. FRANÇOIS 259 dans la manière de François il conduisit tous ses amis au port et leur exposa ses perplexités Les gens du bateau, leur dit-il, refusent de nous prendre tous, et je n'ai guère le courage de faire un choix parmi vous, vous pourriez croire que je ne vous aime pas tous éga- lement, nous allons donc tâcher de connaître la volonté de Dieu. » En même temps il appela un enfant qui jouait près de là, et celui-ci se prêtant avec joie au rôle providentiel qu'on lui demandait, désigna du doigt les onze frères qui devaient partir^. Nous ignorons l'itinéraire suivi. Un seul souvenir de ce voyage nous est parvenu celui du châtiment infligé dans l'île de Chypre à frère Barbaro, qui s'était rendu coupable d'une faute que le maître détestait par-dessus tout, la médisance. I était implacable pour les lâchetés de langage si coutumières aux gens pieux, et qui souvent font un enfer des maisons religieuses en apparence les plus paisibles. La vilenie lui parut cette fois d'autant plus grave qu'elle avait été dite en présence d'un étranger, un chevalier de la contrée. Celui-ci eut un instant de stupeur, lorsqu'il entendit François ordonner au coupable de prendre et de manger un crottin d'âne qui était là et ajouter Il faut que la bouche qui a distillé le venin de la haine contre mon frère, mange cet excrément. » Une telle indignation, aussi bien que l'obéissance du malheureux, le remplirent d'admi- ration 2. Il est bien probable, comme l'a pensé Wadding, que les missionnaires débarquèrent à Saint-Jean d'Acre. Ils 1. Conform. 113 b 2. Cf. A. SS., p. 611. 2. 2 Gel. 3,92; Spec. 30 b; Cf. 2 Gel. 3,115; Conform. 142 bl. Cet épisode pourrait à la rigueur se rattacher au retour. 260 VIE DE s. FRANÇOIS y arrivèrent vers le milieu de juillet^ C'est sans doute aux environs de cette ville que frère Elie s'était établi depuis un ou deux ans. François s'y sépara de quelques-uns de ses compagnons qu'il envoya prêcher de divers côtés, et lui-même, peu de jours après, se ren- dit en Egypte, où tous les efforts des Croisés se concen- traient autour de Damiette. Dès l'abord il fut navré de l'état moral de l'armée chrétienne. Malgré la présence de nombreux prélats et du légat apostolique, elle était désorganisée par l'indis- cipline. Il en fut si affecté que comme on parlait de bataille il crut devoir la déconseiller, annonçant que les chrétiens seraient infailliblement battus. On se mo- qua de lui, et le 29 août, les Croisés ayant attaqué les Sarrasins, essuyèrent une terrible déroute 2. Ses prédications eurent un merveilleux succès. Le terrain était, il faut le dire, mieux préparé que tout autre pour recevoir la semence nouvelle ; non pas certes que la piété y fut vivante, mais dans ce ramassis d'hommes, venus là des quatre coins de l'Europe, les inquiets, les voyants, les illuminés, les altérés de justice et de vérité, coudoyaient les coquins, les aventuriers, les affamés d'or et de pillage. Capables de beaucoup de bien ou de beaucoup de mal, au gré d'impulsions mo- mentanées, dégagés de ces liens de la famille, de la propriété, des habitudes qui enlacent d'ordinaire la vo- lonté et ne permettent qu'exceptionnellement un complet 1. Avec la manière de naviguer à cette époque, le voyage exigeait de vingt à trente jours. On trouvera le diarium d'une traversée semblable dans Huillard-Bréholles, Hist. DipL, t. I, 898-901. Cf. Ibid. Introd., p. GGGXXXI. 2. 2 Gel. % 2 ; Bon. 154 et 155 ; Gf. A. SS., p. 612. s. DOMIxNIQLE ET S. FRANÇOIS 261 changement de vie, ceux d'entre eux qui étaient sin- cères et venus là avec de généreuses illusions, étaient pour ainsi dire prédestinés à entrer dans la pacifique armée des Frères Mineurs. François devait conquérir dans cette mission les collaborateurs qui assureraient le succès de son œuvre dans les pays du nord de l'Europe. Notre compatriote Jacques de Vitry, dans une lettre adressée quelques jours après à des amis, raconte ainsi l'impression que lui produisit François Je vous annonce que Maître Reynier prieur de Saint-Michel est entré dans l'Ordre des Frères Mineurs, Ordre qui se multiplie beaucoup de tous côtés, parce qu'il imite la primitive Eglise et suit en tout la vie des apôtres. Le Maître de ces Frères s'appelle frère Fran- çois ; il est si aimable qu'il se fait vénérer do tous. Étant venu dans notre armée, il n'a pas craint d'aller, par zèle pour la foi, à celle de nos ennemis. Durant de longs jours il a annoncé aux Sarrasins la parole de Dieu, mais avec peu de succès ; alors le Soudan, roi d'Egypte, lui a demandé en secret de supplier Dieu de lui révéler par quelque prodige quelle est la meilleure religion. Colin l'anglais, notre clerc, est entré dans le même Ordre ainsi que deux autres de nos compagnons, Michel et Dom Matthieu, auquel j'avais confié la cure de la Sainte- Chapelle. Cantor et Henri ont fait de même et d'autres encore dont j'oublie le nom*.» Le long et enthousiaste chapitre consacré aux Frères Mineurs par le même auteur, dans son grand ouvrage 1. Jacques de Vitry ne parle ici de François qu'incidemment, au milieu des salutations, ce qui au point de vue critique ne fait qu'aug- menter la valeur de ces paroles. Voir l'étude des sources p. GXXII. 25 2G2 VIE DE s. FRANÇOIS sur rOccident, est trop développé pour trouver place ici. C'est un tableau vivant et exact des premiers temps de l'Ordre, où la prédication de François devant le Soudan est de nouveau racontée. Il fut tracé à une époque où les Frères n'avaient encore ni monastères ni églises, et où les chapitres se tenaient une ou deux fois par an; cela nous reporte à une date antérieure à 1223 et même probablement à 1221, Nous avons donc là une contre- épreuve des récits de Thomas de Gelano et des Trois Compagnons, et ils y trouvent leur confirmation ponc- tuelle. Pour les entrevues de François et du Soudan, il est prudent de s'en tenir à ce que racontent Jacques de Vitry et le Continuateur de Guillaume de Tyr^. Quoique celui-ci ait écrit à une époque relativement tardive entre 1275 et 1295, il a fait œuvre d'historien, et travaillé sur des documents authentiques or, pas plus que Jacques de Vitry, il ne connaît l'offre qu'aurait faite François, de passer à travers le feu si les prêtres de Mahomet voulaient en faire autant, et d'établir par ce prodige la supériorité du christianisme. On a vu combien cet appel à des signes est peu dans le caractère de saint François. Peut-être ce récit, fait par Bonaventure, est-il né d'un malentendu. Le Soudan, comme un nouveau Pharaon, a pu mettre l'étrange prédicateur en demeure de prouver sa mission par des miracles. Quoi qu'il en soit, François et son compagnon furent traités avec beaucoup d'égards, chose d'autant plus méritoire que les hostilités étaient à leur comble. De retour au camp des Croisés, ils y demeurèrent 1. Y. plus haut la critique des sources p. GXXIV. s. DOMINIQUE ET S. FRANÇOIS 263 jusqu'après la prise de Damiette 5 novembre i2l9. Cette fois les chrétiens étaient victorieux, mais le cœur de y homme évangélique saigna peut-être plus de cette victoire que de la défaite du 29 août. L'épouvantable spectacle de la ville que les vainqueurs trouvèrent remplie de monceaux de cadavres, les querelles pour le partage du butin, la vente des malheureux qui n'avaient pas succombé à la peste ^, toutes ces scènes de terreur, de cruauté, de convoitise, lui causèrent une horreur profonde. La bête humaine était lâchée, la voix de l'apôtre ne pouvait pas plus se faire entendre au milieu de ces clameurs de fauves, que celle d'un sauveteur sur un océan déferlé. Il partit pour la Syrie ^ et les Saints-Lieux. Combien n'aimerait-on pas pouvoir le suivre dans ce pèlerinage, l'accompagner par la pensée en Judée et en Galilée, à Bethléhem, à Nazareth, à Gethsémané. Que lui dit l'étable où naquit le fils de Marie, l'atelier où il tra- vailla, le bois d'olivier où il s'immola ? Hélas ! les docu- ments nous abandonnent tout à coup complètement. Parti de Damiette fort peu de jours après la fin du siège 5 novembre 1219, il aurait pu aisément se trouver à Bethléhem pour Noël. Mais nous ne savons 1. Tout cela est raconté longuement dans la lettre de Jacques de Vitry. 2. Cil hom qui comença l'ordre des Frères Menors, si ot nom frère François ... vint en l'ost de Damiate, e i fist moult de bien, et demora tant que la ville fut prise. Il vit le mal et le péché qui comença à croistre entre les gens de l'ost, si li desplot, par quoi il s'en parti, e fu une pièce en Surie, et puis s'en râla en son païs. » Historiens des Croisades, t. II. VEst de Evades Empereur, liv. XXXII, chap. XV. Cf. Sanuto Secrcta fid. crue, lib. III, p. XI, cap. 8 dans Bong'.rs. 264 VIE DE s. FRANÇOIS rien, absolument rien, sinon que son séjour se prolongea plus longtemps qu'on ne s'y attendait. Des frères qui avaient assisté à la Portioncule, au chapitre général de 1220 Pentecôte, 17 mai eurent le temps de venir en Syrie et d'y trouver encore François^ ; ils ne purent guère y arriver que vers la fin de juin. Qu'avait-il fait pendant ces huit mois? Pourquoi n'était-il pas allé présider le chapitre? Avait-il été malade ^ ? S'était-il attardé à quelque mission ? Les renseignements que nous avons sont trop peu de chose pour qu'on ose hasarder même de simples conjectures. Angelo Glareno raconte que le Soudan d'Egypte, touché par ses prédications, ordonna que lui et tous ses frères auraient libre accès au Saint-Sépulcre, sans avoir à verser aucun tribut^. Barthélémy de Pise^ de son côté, dit incidemment que François étant allé prêcher à Antioche et dans les envi- rons, les Bénédictins de l'abbaye de la Montagne-Noire ^\ à huit milles de cette ville, se firent en bloc recevoir dans l'Ordre, et rendirent leurs propriétés au Patriarche. On voit que ces deux indications sont bien pauvres, bien isolées. Encore la seconde ne doit-elle être acceptée que sous bénéfice d'inventaire. Par contre, nous avons 1. Jord. chron. 11-14. 2. L'épisode des murmures de fr. Léonard raconté plus loin, donne quelque probabilité à cette hypothèse. 3. Trihul. Man. Laur. 9 b. Cf. 10 b. Sepuïcro Domini visitato festinat ad Christianorum terram. 4. Sur ce monastère voir une lettre ad familiares de Jacques de Vitry, écrite en 1216 et publiée en 1847 par le baron Jules de S. Génois au t. XIII des Mémoires de V Académie royale des sciences et des beaux-arts de Bruxelles 1849. Conform. 106 b 2 ; 114 a 2 ; Spec. 184. s. DOMINIQUE ET S. FRANÇOIS 265 les renseignements détaillés sur ce qui se passait en Italie durant l'absence de François. La chronique de rère Jourdain, récemment retrouvée et publiée, jette tout le jour désirable sur le complot tramé précisément par ceux qu'il avait chargés de le remplacer à la Portion- cule ; et cela, sinon de connivence avec Rome et le car- dinal protecteur, du moins sans leur opposition. Ces péripéties avaient bien été racontées par AngeloGlareno, mais l'émotion non déguisée que respirent tous ses écrits et leur manque de précision, suffisaient à les faire tenir en quarantaine par les critiques avisés. Comment penser que, du vivant même de saint François, les vicaires qu'il avait institués, profitaient de son éloigne- ment pour bouleverser son œuvre? Comment le pape, qui durant cette période fut en séjour à Rieti, puis à Viterbe, comment Hugolin qui était encore plus près, à Pérouse, n'auraient-ils pas imposé silence aux agi- tateurs ^? Aujourd'hui que tous ces faits reparaissent non plus dans un récit oratoire et passionné, mais datés, brefs, précis, tranchants, avec des allures de notes prises au jour le jour, il faut bien se rendre à l'évidence. Y a-t-il lieu de condamner bruyamment Hugolin et le pape? Je ne le crois pas ils jouèrent un rôle qui n'est pas à leur honneur, mais leurs intentions étaient évidemment excellentes. Si le fameux aphorisme que la fin justifie les moyens est criminel quand on examine sa propre conduite, il est le premier devoir quand on juge celle des autres voici donc ces événements. Dès le 25 juillet, un mois environ après le départ de 1. A. SS. p. 619-620, 848, 851, 638. . 266 VIE DE s. FRANÇOIS François pour la Syrie, Hugolin qui était à Pérouse, octroyait aux Glarisses de Monticelli Florence, Sienne, Pérouse et Lucques, ce que son ami avait si obstiné- ment refusé pour les Frères, la règle bénédictine^. En même temps, saint Dominique, revenu d'Espagne plein d'une ardeur nouvelle à la suite de sa retraite dans la grotte de Ségovie, et décidé à adopter pour son Ordre la règle de la pauvreté, était vivement encouragé dans cette voie et comblé de faveurs 2. Honorius III voyait en lui l'homme providentiel du moment, le réfor- mateur de l'état monastique ; aussi eut-il pour lui des prévenances inouïes, et alla par exemple jusqu'à lui adjoindre un groupe de moines appartenant à d'autres ordres, qui étaient destinés à être comme ses lieu- tenants dans les tournées de prédications qu'il croirait devoir entreprendre, et à faire sous sa direction l'ap- prentissage de la prédication populaire^. Qu'Hugolin ait été l'inspirateur de tout cela, les bulles sont là pour en témoigner. Diriger les deux ordres nouveaux est si bien alors sa pensée dominante qu'il élit domicile en conséquence et qu'on le retrouve sans cesse à Pérouse, c'est-à-dire à trois lieues de la Portioncule, ou à Bologne, le boulevard des Domi- nicains. Il devient évident maintenant que si la fraternité instituée par François fut véritablement le fruit de ses i. V. Bulle. Sacrosancta du 9 déc. 1219, cf. celles du 19 sept. 1222 Sbaralea I, p. 3; 11 ss. ; Potthast 6179, 6879 a. b. c. 2. V. Potthast 6155, 6177, 6184, 6199, 6214, 6217, 6218, 6220, 6246. Voir aussi Chartularium Universitatis Par., t. I, p. 487. 3. Bulle Quia qui seminant du 12 mai 1220. RipoUi Bull. Prœd., 1. 1, p. 10 Potthast 6249. s. DOMINIQUE ET S. FRANÇOIS 207 entrailles, la chair de sa chair, l'Ordre des Frères Prêcheurs émane de la papauté, et que saint Dominique n'en est guère que le père putatif. Ce caractère a été exprimé d'un mot par un des annalistes contemporains les plus autorisés, Burchard d'Ursperg {f 1226. Le pape, dïi'ïl, institua etconfirma l'Ordre des Prêcheurs^.» François, s'acheminant vers l'Orient, avait pris pour compagnon spécial un frère que nous n'avons pas encore rencontré, Pierre de Gatane ou dei Cattani. Était-il originaire de la ville de Catane? Rien ne l'indique d'une façon précise. Il semble plus probable qu'il ait appartenu à la noble famille dei Cattani bien connue déjà à Fran- çois, et dont Orlando, comte de Ghiusi en ]asenlin, qui lui avait donné l'Alverne, était un des membres. Quoi qu'il en soit, on ne peut le confondre avec le frère Pierre qui prit l'habit dès avril 1209, en même temps que Bernard de Quintavalle, et qui mourut peu de temps après. La tradition, en faisant de ces deux hommes un seul et même personnage, n'y était pas amenée seulement I. Mo7t. Germ. hist. Script., t. 23, p. 376. Ce passage est d'une importance extrême, car il résume en quelques lignes la politique ecclésiastique d'Honorius III. Après avoir parlé des périls dont les Hwniliati menaçaient l'Eglise, Burchard ajoute Quœ volens corri- gere dominus papa ordinem Predicatorum instituit et conflr- mavit. Or, ces Humiliati étaient un Ordre approuvé, mais Burchard, en les mettant au rang des hérétiques à côté des Pauvres de Lyon, exprimait d'un mot les sentiments de la papauté à leur égard ; elle avait pour eux une invincible répugnance et ne voulant pas les frapper directement, elle cherchait à créer un dérivatif. On suivit vis-à-vis des Frères Mineurs une tactique semblable, avec le surplus de précautions qu'inspirait la sainteté du fondateur et le prodigieux succès de l'Ordre. Tout cela devint inutile lorsqu'en 1221 frère Élie devint vicaire de François, et surtout lorsqu'après la mort de celui-ci, il eut toute la liberté nécessaire pour diriger l'Ordre suivant les vues d'Hugolin devenu Grégoire IX. 268 VIE DE s. FRANÇOIS par la similitude des noms, mais aussi par le penchant bien naturel d'augmenter le prestige de celui qui, de 1220 — 1221, devait jouer un grand rôle dans la direc- tion de l'Ordre^. Lors de son départ pour l'Orient, François avait laissé deux vicaires pour le remplacer, les frères Matthieu de Narni et Grégoire de Naples. Le premier était spéciale- ment chargé de rester à la Portioncule^ pour admettre les postulants 2. Grégoire de Naples devait au contraire parcourir l'Italie, pour consoler les Frères^. Les deux vicaires commencèrent aussitôt à tout bou- leverser. On ne s'explique pas comment des hommes encore sous l'impression de leur première ferveur pour une règle qu'ils avaient promis d'observer dans la plé- nitude de leur liberté, auraient pu songer à innover, s'ils n'avaient été poussés et soutenus en haut lieu. Mitiger le vœu de pauvreté, multiplier les obser- 1. 1 Gel. 25; Cf. A. SS., p. 581 ; Pierre de Catane avait le titre de docteur es lois, Jord. 11, ce qui ne cadre absolument pas avec ce qui est raconté de fr. Pierre, 3 Soc. 28 et 29. Cf. Bon. 28 et 29. Spec. 5 b. ; Fior 2; Conform. 47; 52 b2. Petrus vir litteratus erat et nobilis. Jord. 12. 2. Nous ne savons rien d'autre sur lui sinon qu'il eut après sa mort le don des miracles. Jord. 11 ; Conform. 62 a 1. 3. Ce n'était pas un homme ordinaire; orateur et administrateur remarquable Eccl. 6, il fut ministre de France dès avant 1224, et l'était encore en 1240, grâce au zèle avec lequel il avait adopté les idées de frère Élie. Il était neveu de Grégoire IX, ce qui ne laisse pas de jeter un jour sur les menées qui vont être racontées; après avoir été emporté par la disgrâce d'Élie, et condamné à la prison perpétuelle, il devint sur la fin de sa vie évêque de Bayeux. Je note pour les fureteurs qu'à la Nationale de Paris se trouve le ma- nuscrit de deux de ses sermons. L'auteur n'y étant indiqué que comme fr. Gr. min. on ne savait jusqu'ici de qui il s'agissait. Ces sermons ont été prêches à Paris, le Jeudi et le Samedi saint. Ms. nouv. acq. lat. 338 f^s 148 v», 159. s. DOMINIQUE ET S. FRAxNGOIS 269 vances, tels furent les deux points sur lesquels se porta tout leur effort. En apparence, c'était là bien peu de chose, en réalité c'était beaucoup, car c'était une première tentative de l'esprit ancien contre Fesprit nouveau. C'était l'effort d'hommes faisant de la religion, inconsciemment, je veux le croire, une affaire d'observances et de rite, au lieu d'y voir, comme saint François, la conquête de cette liberté qui nous affranchit de tout et de tous, et qui décide chaque âme à obéir à ce je ne sais quoi de divin et de mystérieux, qu'adorent les fleurs des champs, que bénissent les oiseaux du ciel, que loue la symphonie des astres et que Jésus de Nazareth appelait Abba c'est-à-dire Père. La première Règle était excessivement simple en ce qui concernait les jeûnes. Les frères devaient faire maigre le mercredi et le vendredi ; ils pouvaient ajouter, mais seulement sur une autorisation spéciale de Fran- çois, le maigre du lundi et du samedi. Les vicaires et leurs adhérents compliquèrent cela d'une façon éton- nante. Au chapitre général célébré en l'absence de François J7 mai 1220, ils décidèrent 1° qu'en temps de gras, les frères ne chercheraient pas à se procurer de viande, mais que si on leur en offrait spontanément, ils la mangeraient; 2** que tous jeûneraient le lundi, outre le mercredi et le samedi; 3° que le lundi et le samedi, on s'abstiendrait de laitage, à moins que par hasard les fidèles ne vinssent à en donner^. Ces tentatives témoignent aussi d'un effort pour imiter les anciens ordres, qui n'allait pas sans le vague espoir 1 Jord. 11. Cf. Spec. 34 b ; Fior. 4; Conform. 184 a 1. 270 VIE DE S. FRANÇOIS de se substituer à eux. Frère Jourdain ne nous a conservé que cette décision du chapitre de 1220, mais les expressions dont il se sert montrent assez qu'elle fut loin d'être la seule, et que les mécontents avaient voulu, tout comme les chapitres de Giteaux ou du Mont-Cassin, édicter de véritables constitutions. Ces modifications de la Règle ne passèrent cependant pas sans provoquer l'indignation d'une partie du cha- pitre un frère lai s'en fit le messager ému, et partit pour l'Orient supplier François de revenir au plus tôt prendre les mesures réclamées par les circonstances. Il y avait eu aussi d'autres causes de trouble Frère Philippe, zélateur des Glarisses, s'était hâté de leur faire octroyer par Hugolin les privilèges dont il a été déjà question ^. Un certain frère Jean de Conpello^ avait réuni un grand nombre de lépreux des deux sexes, et écrit une règle pour fonder avec eux un ordre nouveau. Il s'était ensuite présenté, avec un cortège de ces malheureux, au souverain pontife, pour obtenir son approbation. Bien d'autres tristes symptômes s'étaient manifestés 1. Jord. 12. Cf. Bulle Sacrosancta du 9 déc. 1219. 2. Jord. 12. Faudrait-il lire peut-être de Campello? Il y a, à moitié chemin entre Foligno et Spolète, une localité de ce nom. D'autre part, les 3 Soc. 35 indiquent l'entrée dans l'Ordre d'un Jean de Gapella qui devint dans la légende le Judas franciscain. Invenit abusum capelle et ab ipsa denominatus est ab ordinc recedens factus leprosus laqueo ut Judas se suspendit. Conform. 104 a 1. Cf. Bernard de Besse, 96 a ; Spec. 2 ; Fior. 1. Tout cela est bien embrouillé. Peut-être faut-il penser que Jean de Campello mourut bientôt après, et que, plus tard, lorsque les récits de ces temps troublés furent oubliés, quelque frère ingénieux expliqua la note d'infamie attachée à son souvenir, par une hy{ othèse écha- faudée sur son nom même. s. DOMINIQUE ET S. FRANÇOIS 271 sur lesquels frère Jourdain n'insiste pas; le bruit de la mort de François s'était même répandu, si bien que tout l'Ordre était troublé, divisé, et courait les plus grands périls. Les sombres pressentiments que François semble avoir eus, étaient donc dépassés par la réalité^. Le mes- sager qui lui apporta ces tristes nouvelles, le trouva en Syrie, probablement à Saint- Jean d'Acre. Il s'embarqua aussitôt avec Élie, Pierre de Galane, Césaire de Spire et quelques autres, pour revenir en Italie, sur un bateau qui faisait voile sur Venise, où il put aisément se trouver vers la fin de juillet. 4. Jord. 12, 13 et 14. CHAPITRE XIV La crise de l'Ordre i, Automne 1220. Dès son arrivée à Venise, François se renseigna encore plus exactement sur tout ce qui s'était passé et convoqua le chapitre général à la Portioncule pour la Saint-Michel 29 septembre J2202. Son premier soin fut sans doute de rassurer son amie de Saint-Damien un court fragment de lettre qui nous a été conservé porte la trace des tristes préoccu- pations dont il était rempli Moi, petit frère François, je veux suivre la vie et la pauvreté de Jésus-Christ, notre très haut Seigneur, et de sa très sainte Mère, et persévérer en elle jusqu'à la fin ; et je vous supplie toutes et vous exhorte de persé- vérer toujours dans cette très sainte vie et pauvreté. Et prenez bien garde de ne vous en écarter jamais sur les conseils ou sur les enseignements de qui que ce soit ^. i. Jord. 14; Tribul.,fo 10. 2. Toute autre date est impossible, puisque François renonça en plein chapitre à la direction de l'Ordre, au profit de Pierre de Ga- tane, et que celui-ci mourut le 10 mars 1221. 3. Ce trop court fragment se trouve au § VI de la Règle des Damianites 9 août 1253 Spéculum Morin, Tract. III, 226 b. LA CRISE DE l'ORDRE 273 Il y eut un long cri d'allégresse à travers toute l'Italie quand on connut ce retour; beaucoup de frères zélés désespéraient déjà, car dans bien des provinces on avait commencé à les persécuter ; aussi, lorsqu'ils apprirent que leur père spirituel était vivant et qu'ils allaient le revoir eurent-ils une immense joie. De Venise, François se dirigea vers Bologne. Ce voyage fut marqué par un incident où se dénote encore une fois sa malicieuse et fine bonté. Brisé par les émotions autant peut-être que par les fatigues, il dut un jour renoncer à faire le trajet à pied. Il cheminait monté sur un âne, suivi de frère Léonard d'Assise, lorsqu'un regard lui fit deviner ce qui se passait dans le cœur de son compagnon Mes parents, pensait le frère, se seraient bien gardés de frayer avec Bernardone, et voilà que maintenant je suis obligé de suivre à pied son fils. On juge de son étonnement, lorsqu'il entendit Fran- çois lui dire^ en descendant vivement de sa monture Prends vite ma place, il est fort inconvenant que tu me suives à pied, toi qui es issu d'un noble et puis- sant lignage. » Le pauvre Léonard, bien confus, se jeta à ses pieds implorant son pardon^. A peine arrivé à Bologne, François fut obligé de sévir contre les relâchés. On se rappelle que l'Ordre ne devait rien posséder, ni directement, ni indirectement. Les monastères donnés aux Frères ne devenaient pas leur propriété ; dès que le propriétaire les désirait ou que toute autre personne cherchait à s'en emparer, on devait les céder sans la moindre résistance or en ap- 1. 2 Gel. 2, 3 ; Bon. 162 ; Cf. Conform. 184 b 2 et G2 b 1. 274 VIE DE s. FRANÇOIS prochant de Bologne, il apprit la construction d'une maison qu'on appelait déjà la maison des frères. Il en ordonna l'évacuation immédiate, sans même faire excep- tion pour les malades qui s'y trouvaient. Les frères eurent alors recours à Hugolin qui était précisément dans cette ville où il venait de consacrer Notre-Dame de Rheno ^ il expliqua longuement à François que cette maison n'appartenait pas à l'Ordre, lui-même s'en étant déclaré le propriétaire par des actes publics, et finit par le convaincre 2. La piété des Bolonais réservait a François un ac- cueil enthousiaste dont l'écho est parvenu jusqu'à nous J'étudiais à Bologne, moi Thomas de Spalato, archi- diacre de l'église cathédrale de cette ville, lorsqu'en l'an 1220, le jour de l'Assomption, je vis saint François qui prêchait sur la place du Petit-Palais devant presque tous les gens de la cité. Le thème de son discours fut le sui- vant les anges, les hommes, les démons. Il en parla avec tant de justesse et d'éloquence que beaucoup de gens instruits qui étaient là, furent remplis d'admiration pour les paroles de cet homme si simple. Il n'avait cepen- dant pas les manières d'un prédicateur, ses allures étaient plutôt celles de la conversation le fond de son allocution tendait essentiellement à l'abolition des ini- mitiés et à la nécessité de conclure de pacifiques alliances. Ses vêtements étaient pauvres \ sa personne n'avait rien qui imposât ; son visage rien de beau ; mais Dieu donna une si grande efficacité à ses paroles qu'il amena à la paix et à la concorde beaucoup de nobles dont la sauvage fureur ne s'arrêtait pas même devant 1. Sigonius Opéra, t. III, col. 220 ; Cf. Potthast 5516 et 6086. 2. 2 Gel. 3, 4; Spec, Il a ; Tribxil. 13 a ; Cojiform, 169 b 2. LA CRISE DE l'orDRE 275 l'effusion du sang. On eut pour lui une si grande dévo- tion qu'hommes et femmes couraient en foule après lui, et qu'heureux s'estimait celui qui parvenait à toucher le bord de son vêtement. » Est-ce alors que le célèbre Accurse le Glossateur ^, chef de cette fameuse dynastie de jurisconsultes qui durant tout le treizième siècle illustra l'Université de Bologne, accueillit les Frères Mineurs dans sa villa de la Ricardina, à proximité de la ville 2? Nous ne savons. Il paraît qu'un autre professeur, Nicolas dei Pepoli, entra aussi dans l'Ordre ^. Les élèves ne restaient naturellement pas en arrière, et un certain nombre d'entre eux demandèrent l'habit. Tout cela constituait cependant un danger cette cité, qui était en Italie comme un autel consacré à la science du droit, allait exercer sur l'évolution de l'Ordre la même influence que Paris ; les Frères Mineurs ne pouvaient pas plus s'y soustraire qu'on ne peut se soustraire à celle de l'air ambiant. François n'y séjourna cette fois que fort peu de temps. Une antique tradition, dont ses biographies ne nous ont conservé aucune trace, mais qui paraît cependant tout à fait vraisemblable, raconte qu'Hugolin le conduisit passer un mois aux Gamaldules dans la retraite habitée jadis par saint Romuald, au milieu de ces forêts du Gasentin qui sont au nombre des plus belles de l'Eu- rope, à quelques heures de marche de l'Alverne, 1. Mort en 1229. Cf. Mazzetti, Eepertorio di tutti i profcssori di Bologna, Bologne 1847, p. 11. 2. Voir Mon. Germ. hist. Script., t. 28, p. 635 et les notes. 3. Wadding, ann. 1220, n» 9. Cf. A. SS., p. 823. 276 VIE DE s. dont la croupe se dresse gigantesque, dominant tout l'horizon. On a vu combien François avait besoin de repos ; nul doute qu'il n'aspirât aussi au recueillement, afin de bien arrêter d'avance sa ligne de conduite au milieu des tristes conjonctures qui avaient provoqué son retour^. Cependant le désir de lui procurer un repos bien nécessaire, n'était pour Hugolin qu'un but accessoire. Le moment d'agir avec vigueur lui paraissait venu. On peut se figurer aisément ses réponses aux plaintes de François Ne l'avait-on pas engagé avec insistance à profiter des conseils du passé, de l'expérience de ces fondateurs d'ordres qui n'ont pas été seulement des saints, mais d'habiles conducteurs d'hommes ; Hugolin lui-même n'était-il pas son meilleur ami, son défenseur- né, et n'avait-il pas dû cependant renoncer à cette influence à laquelle son amour pour les frères, sa posi- tion dans l'Église et son grand âge lui donnaient cepen- dant tant de titres ? Mais non^ il avait fallu le laisser exposer inutilement ses disciples à tous les dan- gers, dans des missions aussi périlleuses que sans résultats ; et tout cela pourquoi ? Pour le plus futile des points d'honneur, parce que les Frères Mineurs ne vou- laient pas avoir le plus petit privilège. Ils n'étaient pas hérétiques, mais ils troublaient l'Église autant que des hérétiques. Que de fois ne lui avait-on pas rappelé qu'une grande association a besoin, pour subsister, de règlements précis et détaillés? Tout cela avait été peine perdue ! Certes, son humilité ne faisait de doute pour personne, mais pourquoi ne pas la manifester, non 1. Sur ce séjour V. les autorités indiquées par les A. SS., p. 847. LA CRISE DE L ORDRE 277 seulement dans le vêtement et la manière de vivre, mais dans tous ses actes? Il croyait obéir à Dieu en défendant son inspiration, mais l'Église ne parle-t-elle pas au nom de Dieu ? les paroles de ses représentants ne sont-elles pas la parole de Jésus se perpétuant sur la terre? il voulait être un homme évangélique, un homme apostolique, mais le meilleur moyen d'y parve- nir, n'était-ce pas d'obéir au pontife romain ? au suc- cesseur de Pierre ? — Par un excès de condescendance, on l'avait laissé faire, et le résultat était la plus triste des leçons. Mais la situation n'était pas désespérée, il était temps encore d'y apporter remède ; pour cela il n'avait qu'à aller se jeter aux pieds du pontife, implorer sa bénédiction, ses lumières et ses conseils. De pareils reproches entremêlés des effusions d'amour et d'admiration de ce prélat, qui eut à un degré inouï le pathétique don des larmes, devaient jeter un trouble profond dans le cœur délicat de François. Sa conscience lui rendait bon témoignage, mais modeste comme le sont les esprits supérieurs, il n'était pas loin de penser qu'il avait eu bien des torts. Ce serait peut-être ici le lieu de rechercher le secret de l'amitié de ces deux hommes, qui reste si étrange par certains côtés. Comment put- elle durer sans ombre jusqu'à la mort de saint François, alors que nous trouvons toujours Hugolin comme inspirateur du groupe qui compromet l'idéal franciscain ? La réponse à cette question est impossible. Le même problème se pose pour frère Élie, sans qu'on aperçoive davantage une réponse satisfaisante. Les hommes qui ont le cœur très aimant ne sauraient avoir l'intelligence tout à fait claire. Souvent ils se sentent fascinés par ceux qui sont 86 278 VIE DE s. FRANÇOIS le plus différents d'eux-mêmes, et dans la poitrine des- quels ils ne sentent pas ces faiblesses féminines, ces rêves bizarres, cette pitié presque maladive des êtres et des choses, cette soif mystique de la douleur qui est à la fois leur bonheur et leur tourment. Le séjour aux Gamaldules se prolongea jusqu'à la mi-septembre, et se termina à la satisfaction du cardinal. François était décidé à aller tout droit trouver le pape, alors en séjour à Orvieto, et à lui demander Hugolin comme protecteur ofïiciel destiné à diriger l'Ordre. Un rêve qu'il avait fait jadis lui revenait en mémoire il avait vu une petite poule noire, qui malgré ses efforts ne pouvait abriter sous ses ailes toute sa couvée. La pauvre poule, c'était lui; les poussins c'étaient les frères. Ce songe était une indication providentielle lui ordonnant de leur chercher une mère, sous les ailes de laquelle tous trouveraient place, et qui les défendrait contre les oiseaux de proie. Il le crut du moins ^. Il se rendit à Orvieto, sans passer par Assise où il aurait été obligé de prendre des mesures quel- conques à l'égard des fauteurs de trouble, tandis qu'il devait s'en remettre purement et simplement au pape. Sa profonde humilité jointe au sentiment de culpabi- lité qu'Hugolin avait éveillé en lui, suffit-elle à expli- quer son attitude devant le pape, ou faut-il croire qu'il eut le vague sentiment d'abdiquer? Qui sait si sa con- science ne lui murmurait pas déjà un reproche et ne lui 1. 2 Gel. 1. -16 ; Spec. 100 a-iOl b. LA GRISE DE l'ORDRE 279 révélait pas l'inanité de tous les sophismes par lesquels on l'avait enlacé. N'osant se présenter dans les appartements d'un si grand prince, il resta dehors devant la porte et attendit patiemment que le pape vînt à sortir. Quand il sortit, saint François lui fit la révérence et lui dit Père Pape, que Dieu vous donne la paix. » — Que Dieu te bénisse, mon fils, répondit-il ». — Seigneur, lui dit alors saint François, vous êtes grand et souvent absorbé par de grandes affaires; de pauvres frères ne peuvent pas venir vous trouver et vous parler aussi souvent qu'ils en au- raient besoin ; vous m'avez donné beaucoup de papes, donnez-m'en un seul auquel je puisse m'adresser quand besoin sera, et qui à votre place écoute et discute mes afi'aires et celles de mon Ordre. » — Qui veux-tu donc que je te donne, mon fils?» — L'évêque d'Ostie ». Et il le lui donna ^. Les conférences avec Hugolin recommencèrent donc; il accorda tout de suite à François quelques satisfac- tions le privilège octroyé aux Clarisses fut rapporté ; Jean de Gonpello fut avisé qu'il n'avait rien à espérer de la curie ; enfin on laissait à François la liberté de composer lui-même la Règle de son Ordre. On ne lui épargna naturellement pas les conseils à ce sujet, mais il fut un point sur lequel la curie ne pouvait* pas attendre, et dont elle exigea l'application immédiate l'obligation pour les postulants d'un an de noviciat. En même temps fut lancée une bulle qui n'était pas seulement destinée à publier cette ordonnance, mais surtout à marquer d'une façon solennelle le commence- 1. Jord. 14; Cf. 2 Gel. 1, 17; Spec, 102 ; 3 Soc. 63 et 56. 280 VIE DE S. FRANÇOIS ment d'une ère nouvelle dans les rapports de l'Eglise et des Franciscains. La fraternité des Pénitents ombriens devenait un ordre dans le sens le plus étroit du mot. Honorius évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à frère François et aux autres prieurs ou custodes des Frères Mineurs, salut et bénédiction apostolique. Dans presque tous les ordres religieux il a été prudem- ment ordonné que ceux qui se présenteraient pour ob- server la vie régulière, feraient un essai d'un certain temps, durant lequel ils seraient, eux aussi, mis à répreuve, afin de ne laisser ni place ni prétexte à des démarches inconsidérées. A ces causes, nous vous ordon- nons par les présentes de n'admettre personne à faire profession avant une année de noviciat ; nous défendons qu'après la profession aucun frère puisse sortir de l'Ordre, ni que personne puisse retenir celui qui en sortirait. Nous défendons aussi que sous votre habit on circule çà et là sans obédience, et que l'on corrompe la pureté de votre pauvreté. Si quelques frères avaient cette audace, vous auriez à leur infliger les censures ecclésiastiques jusqu'à résipiscence ^ 11 faut certes un euphémisme bien caractérisé pour traiter de privilège une pareille bulle. C'était en réalité la mainmise de la papauté sur les Frères Mineurs. Désormais, par la force même des choses, le maintien de François comme ministre général devenait impossible. 1. Cum secundum. L'original est à Assise avec Datum apud Urbem Veterem X Kal. Oct. pont, nostri anno quinto 22 sept. 1220. C'est donc à tort que Sbaralea et Wadding la font dater de Viterbe, ce qui s'explique d'autant moins que toutes les bulles de cette époque sont datées d'Orvieto. Wadding, ann. 1220, 57. Sba- ralea, t. I, p. 6. Potthast 6361. LA CRISE DE L ORDRE 281 Il le sentait lui-même. Le cœur brisé, l'âme malade, il aurait, malgré tout, trouvé dans la vigueur de son amour ces paroles, ces regards qui jadis tenaient lieu de règle, de constitutions, et donnaient à ses premiers compagnons l'intuition de ce qu'ils devaient faire et la force de l'accomplir; mais maintenant, à la tête de cette famille qu'il retrouvait tout à coup si différente de ce qu'elle avait été quelques années auparavant, il fallait un administrateur, et il s'avouait tristement qu'il ne l'était lui-même à aucun degré ^. Ah ! dans son for intérieur, il sentait bien que l'an- cien idéal était le vrai, le bon ; mais il chassait ces pensées comme des tentations de l'orgueil. Les derniers événements n'avaient pas été sans entamer quelque peu sa personnalité morale à force d'entendre parler d'obéis- sance, de soumission, d'humilité, un certain obscur- cissement s'était fait dans cette âme si lumineuse; l'ins- piration ne lui arrivait plus avec la même certitude qu'autrefois; le prophète se prenait à trembler, à douter presque de lui-même et de sa mission. Il cherchait anxieusement si dans son initiative il n'y aurait pas eu quelque vaine complaisance. Il se représentait par avance le chapitre qui allait s'ouvrir, les attaques, les critiques dont il serait l'objet, et s'efforçait de se persuader que s'il ne les subissait pas avec joie, il ne serait pas un vrai Frère Mineur 2. Les plus belles vertus sont sujettes au scrupule, l'humilité parfaite plus que toute autre, et c'est ainsi que des hommes excellents, 1. 2 Gel. 3, 118; Ubertin, Arbor, V, 2; Spec. 26; 50; 130 b; Cûnform. 136 a 2 ; 143 a 2. 2. 2 Gel. 3, 83 ; Bon. 77. Il faut lire ce récit dans les Conform. d'après VAntiqua Legenda 142 a 2; 31 a 1 ; Spec. 43 b. 282 VIE DE s. FRANÇOIS pour éviter de s'affirmer, trahissent saintement leurs convictions. Il résolut donc de remettre la direction de l'Ordre entre les mains de Pierre de Gatane. On voit que cette décision n'eut rien de spontané, et le fait que ce frère, docteur es lois, appartenait à la noblesse, accuse bien nettement la transformation de l'institut franciscain. On ignore si Hugolin assista au chapitre du 29 sep- tembre 1220, mais s'il n'y fut pas en personne, il s'y fît sûrement remplacer par quelque prélat chargé de surveiller les débats^. La bulle donnée huit jours aupa- ravant fut communiquée aux Frères^ auxquels François annonça aussi qu'il allait élaborer une règle nouvelle. 11 y eut à ce propos des conférences où seuls les mi- nistres semblent avoir eu voix délibérative. On y arrêta en principe les points essentiels de la nouvelle Règle, en laissant à François le soin de leur donner à loisir la forme convenable. Rien ne révèle mieux l'état de démo- ralisation auquel il était arrivé, que la décision qui fut prise de laisser tomber un des passages essentiels de l'ancienne Règle, un de ses trois fragments fondamen- taux, celui qui commençait par ces mots N'emportez rien avec vous^. De quelle manière s'y prit-on pour obtenir de François cette concession qu'il eiit regardée quelque temps au- paravant comme un reniement, comme le refus d'ac- cepter dans son intégrité le message que Jésus lui avait 1. Tribul, Man. Laur. 42b; man. Magl. 71 b. 2. Luc 9, 1-6. Tribul. 12 b Et fecerunt de régula prima ministri rcmovere... Il faut que cela ait eu lieu au chapitre du 29 sept. 1220, puisque la suppression est faite dans la Règle de 1221. LA, CRISE DE L ORDRE 283 adressé? C'est le secret de l'histoire, mais on peut penser qu'il y eut alors dans sa vie une de ces tempêtes morales qui enlèvent aux plus forts toutes leurs facultés, et ne laissent dans les cœurs meurtris qu'une inénar- rable souffrance. Quelque chose de ces douleurs a passé dans l'émou- vant récit que les biographes nous ont laissé de son ab- dication. Désormais, dit-il aux frères, je suis mort pour vous ; mais voici frère Pierre de Catane, auquel vous et moi nous obéirons tous. » Et se prosternant devant lui, il lui promit obéissance et soumission. Les frères ne pou- vaient retenir leurs larmes et leurs gémissements en se voyant en quelque sorte devenir orphelins, mais Fran- çois se leva et joignant les mains, les yeux levés au ciel Seigneur, dit-il, je vous rends cette famille que vous m'aviez confiée. Maintenant vous le savez, très doux Jésus, je n'ai plus la force et les qualités pour continuer à en prendre soin ; je la confie donc aux ministres. Qu'ils soient responsables devant Vous au jour du jugement, si quelque frère par leur négligence ou leur mauvais exemple, ou par un trop dur châtiment, venait à s'égarer *. Les fonctions de Pierre de Gatane devaient durer fort peu de temps; il mourut le 10 mars 12'21*-. Sur cette période de quelques mois, les renseigne- 1. 2 Gel. 3, 81 ; Spec. 26; Conform, 175 b 1 ; 53 a ; Bon. 76 ; A. SS., p. 620. 2. L'épitaphe de son tombeau, qui existe encore à N. D. des Anges, porte cette date Voir Portioncula^ von P. Barnabas aus- dem Elsass. Rixheim 1884, p. 111. Cf. A. SS., p. 630. 284 VIE DE s. FRANÇOIS ments surabondent rien de plus naturel, puisque Fran- çois resta à la Portioncule pour s'acquitter de la tâche qui lui avait été confiée, et qu'il y vécut entouré de frères qui devaient plus tard se rappeler tous les traits dont ils furent témoins. Quelques-uns révèlent la lutte dont son âme était le théâtre. Désireux de se montrer soumis, il se trouvait pourtant harcelé du besoin de secouer toutes les chaînes et de s'envoler comme autre- fois, pour ne vivre et ne respirer qu'en Dieu seul. Voici un souvenir bien naïf, mais qui mériterait, semble-t-il, d'être plus connu ^. Un jour, un novice qui pouvait, mais non sans quelque peine, lire le psautier, obtint du ministre général, c'est-à-dire du vicaire de saint François, la permission d'en avoir un. Cependant, comme il avait appris que saint François ne voulait pas que les Frères eussent ni la cupidité de la science, ni celle des livres, il ne voulait avoir son psautier qu'avec son assentiment. Or, saint François étant venu au monastère où. était le novice Mon Père, lui dit-il, ce me serait une grande consolation d'avoir un psautier ; mais quoique le ministre général m'y ait autorisé, je ne voudrais pas l'avoir à votre insu.» — Regarde l'empereur Charles, lui répondit saint François avec feu, Roland et Olivier et tous les Paladins, les valeureux héros et les preux chevaliers, c'est en combattant les Infidèles, en peinant et en travaillant jusqu'à la mort qu'ils ont remporté leurs fameuses victoires ! Les saints martyrs, eux aussi, ont voulu mourir pour la foi du Christ en pleine bataille ! Mais maintenant il y a beaucoup de gens qui prétendent, 1. Spec. 9 b; Arbcr. V, 3; Conform, 170 a 1 ; 2 Gel. 3, 124. Cf Ubertin, Archiv III, p. 75 et 177. LA CRISE DE l'ORDRE 285 en racontant simplement leurs prouesses, mériter la gloire et les honneurs. Oui, parmi nous aussi, il y en a beau- coup qui prétendent, en récitant et en prêchant les œuvres des saints, recevoir gloire et honneur, comme s'ils les avaient faites eux-mêmes ! » Quelques jours après, saint François était assis devant le feu, et le novice s'approcha de lui pour lui parler de nouveau de son psautier. Quand tu auras ton psautier, lui dit celui-ci, tu voudras avoir un bré- viaire, et quand tu auras un bréviaire, tu t'assiéras dans une chaire comme un grand prélat, et tu feras signe à ton compagnon Apportez-moi mon bréviaire ! » Saint François avait dit cela avec beaucoup de vivacité, et prenant de la cendre, il la répandit sur la tête du novice en répétant Voilà le bréviaire, voilà le bréviaire» Plusieurs jours après, saint François était à la Por- tioncule et se promenait non loin de sa cellule près de la maison, sur le bord de la route, lorsque ce même frère revint l'entretenir de son psautier. Eh bien ! va, lui répondit-il, tu n'as qu'à faire ce que te dira ton ministre.» Après ces paroles le novice s'en allait, mais François se mit à réfléchir sur ce qu'il avait dit et tout à coup, appelant le frère, il lui cria Attends-moi ! Attends- moi!» Lorsqu'il l'eut rejoint Reviens un peu sur tes pas, je te prie. Où étais-je lorsque je t'ai dit de faire pour le psautier ce que te dirait ton ministre?». Alors s'age- nouillant à l'endroit désigné par le frère, il se prosterna à ses pieds Pardon, mon frère, pardon ! car celui qui veut être Frère Mineur ne doit avoir rien d'autre que ses vêtements.» Ce long récit n'est pas seulement précieux parce qu'il nous montre, jusque dans les plus petites choses, le conflit entre le François des premières années, ne rele- 286 VIE DE s. FRANÇOIS vant que de Dieu et de sa conscience, et le François de 1220 devenu un moine soumis, dans un ordre approuvé par l'Eglise romaine, mais aussi parce que c'est une de ces rares pages où son style se marque avec un réalisme naïf. Ces allusions aux romans de chevalerie et cette liberté d'allures qui firent une partie de son succès sur les masses, s'éliminèrent de sa légende avec une in- croyable rapidité. Ses fils spirituels n'ont peut-être pas eu honte de leur père à cet égard, mais ils s'attachent tellement à relever ses autres qualités qu'ils oublient un peu trop le poète, le troubadour, \ejoculator Domini. Des fragments, postérieurs de plus d'un siècle à Thomas de Gelano, qui relatent des traits de ce genre, portent par cela même un cachet d'authenticité. Il est assez difficile de se rendre un compte exact de la part que François prit encore à la direction de l'Ordre. Pierre de Gatane, et plus tard frère Élie, sont qualifiés tantôt de ministres généraux, tantôt de vicaires, souvent aussi les deux termes se suivent comme dans le récit précédent. Il est bien probable que cette confusion dans les mots correspond à une confusion égale dans les faits. Peut-être même a-t-elle été voulue. Après le chapitre de septembre 1220, les affaires de l'Ordre passent entre les mains de celui que François avait nommé ministre général, tandis que les frères, ainsi que la papauté, ne lui donnaient que le titre de vicaire. Il était urgent pour la popularité des Frères Mineurs que François conservât une apparence d'autorité, mais la réalité du gouvernement lui avait échappé. La pensée qu'il avait portée dans son sein jusqu'en J209, et enfantée alors dans la douleur, prenait main- tenant son vol, oubliant son berceau, comme ces fils de L V CRISE DE L ORDRE 287 nos entrailles que nous voyons tout à coup s'éloigner de nous, sans que nous puissions nous y opposer, car c'est la la vie, mais non sans qu'il se produise en notre cœur une sorte de déchirement. Mater dolorosa! Ah! ils reviendront sans doute s'asseoir avec piété au foyer paternel, peut-être même auront-ils besoin, à une heure de détresse morale, de venir se blottir comme autrefois dans le giron maternel, mais ces retours fugitifs, enfié- vrés, ne feront qu'aviver la blessure des pauvres parents, lorsqu'ils verront repartir d'un pas pressé celui qui porte leur nom, mais ne leur appartient plus. CHAPITRE XV La Règle de 12211. L'hiver de 1220—1221 fut surtout utilisé par Fran- çois pour fixer par écrit sa pensée. Jusque-là il avait été trop homme d'action pour avoir pu songer beaucoup à se servir d'autre chose que de la parole vivante, mais dès lors, ses forces épuisées l'obligeaient de satisfaire, autrement que par des tournées d'évangélisation, son besoin de conquérir les âmes. On a vu que le chapitre 1. Texte dans Firmamentum 10; Spec. 189; Spec. Morin. Tract. III, 2 b. M. Miiller {An/ànge a fait une étude de la Règle de 1221, qui est un chef-d'œuvre de flair exégétique. Cependant s'il avait collationné méticuleuseraent les divers textes, il serait arrivé à des résultats encore plus frappants, grâce aux variantes qu'il aurait pu constater. Je n'en citerai qu'un exemple Texte adopté par Omnes fratres ubicunque sunt vel va- dunt, caveant sibi a malo vUu et frequen- lia muîierum et nullus cum eis cousilietur solus. Sacerdos honeste loqiiatur cum eis dando penitentiam vel aîiud spirituale consilium. Texte du Spéculum 189 ss. Omnes /rates ubicunque sunt et vadunt, caveant se a malo visu et frequentia mu- îierum et nullus cum eis concilietur aut per viam vadat solus aut ad viensam in una paropside comedat // Sacerdos hO' neste loquatur cum eis dando, ., etc. Ce passage suffit à montrer la supériorité du texte du Spéculum qui s'impose aussi à d'autres égards, mais ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans ces détails. 11 est évident que cette phrase où nous voyons les premiers frères partager quelquefois le repas de leurs amies et manger dans leur écuelle n'est pas une interpolation pos- térieure. LX KÈGLE DE 1221 289 du 29 septembre 1220 d'une part, et la bulle Cum se- cundum de l'autre, avaient par avance fixé un certain nombre de points. Pour le reste, liberté complète lui avait été donnée, non pour faire une rédaction définitive et immuable, mais pour proposer ses idées. La réalité du pouvoir législatif avait passé entre les mains des ministres ^. Ce que nous appelons la Règle de 1221 n'est donc pas autre chose qu'une proposition de loi, soumise par un gouvernement représentatif à son parlement. Le chef du pouvoir la promulguera un jour, si bien modifiée et bouleversée que son nom en tête d'un pareil document ne préjuge que dans une faible mesure, et d'une manière tout à fait indirecte, son opinion personnelle. Jamais homme n'a été moins capable que François de faire une règle. En réalité, celle de 1210, et celle qui fut solennellement approuvée par le pape le 29 novembre 1223, n'avaient guère de commun que le nom. Dans la première tout est vivant, libre, spontané; elle est un point de départ, une inspiration ; elle se résume en deux phrases l'appel de Jésus à l'homme Toi, viens et suis-moi^ » l'acte de l'homme ce il quitta tout et le suivit. » A la parole de l'amour divin, l'homme répond par le don joyeux de lui-même, et cela tout naturellement, par une sorte d'instinct. A ce degré de mysticisme, toute régle- mentation n'est pas seulement inutile, elle est presque une profanation ; elle est tout au moins le symptôme d'un doute. Même dans les amours terrestres, quand on s'aime vraiment, on ne se demande et on ne se promet rien. 1. Trihul. 12 b ; Spec. 54 b ; Arhor. V, 3 ; Spec. 8 b. 290 VIE DE S. FRANÇOIS La Règle de j223 au contraire, est un contrat synal- lagmatique. Du côté divin, l'appel est devenu un ordre ; du côté humain, l'élan d'amour est devenu un acte de soumission, par lequel sera méritée la vie éternelle. Il y a au fond de tout cela l'antinomie de la loi et de l'amour. Sous le régime de la loi, nous sommes les mercenaires de Dieu, astreints à un travail pénible, mais rémunéré au centuple, et dont le salaire constitue un véritable droit. Sous le régime de l'amour, nous sommes les fils de Dieu, et ses collaborateurs; nous nous donnons à lui, sans calcul, sans espoir; nous suivons Jésus, non parce que cela est bien, mais parce que nous ne pouvons pas faire autrement, parce que nous avons senti qu'il nous a aimés, et que nous l'aimons à notre tour. Une flamme intérieure nous entraîne irrésistiblement vers lui Et Spiritus et Sponsa dicunt Veni. Il était nécessaire d'insister un peu sur l'antithèse de ces deux règles celle de 1210 seule est vraiment franciscaine. Celle de 1223 est indirectement l'œuvre de l'Église, essayant de s'assimiler le mouvement nou- veau qu'elle transforme du même coup et fait dévier complètement. Celle de 1221 marque une étape intermédiaire. C'est la rencontre des deux principes, ou plutôt des deux esprits; ils se rapprochent, ils se côtoient, mais ne se confondent pas; çà et là il y a mélange, mais jamais combinaison, si bien que l'on peut sans peine séparer les divers éléments. Cette rencontre même est le reflet exact de ce qui se passait dans l'âme de François et de la rapide évolution de l'Ordre. Il s'adjoignit, pour l'aider dans son travail, frère LA RÈGLE DE 1221 291 Gésaire de Spire, qui devait lui servir surtout par sa connaissance approfondie des textes sacrés. Ce qui frappe tout d'abord, quand on jette les yeux sur celte Règle de 12!21, c'est sa longueur extraordi- naire elle ne compte pas moins de dix pages d'in-folio, alors que celle de 1223 n'en aura plus que trois. En- levez-en les passages qui proviennent de la papauté et ceux qui avaient été arrêtés au chapitre précédent par les ministres assemblés, vous l'aurez diminuée à peine d'une colonne, et il vous reste, non plus une règle, mais une série d'appels émus, oii le cœur du père parle, non pour ordonner, mais pour convaincre, pour toucher, pour éveiller au fond du cœur de ses enfants l'instinct de l'amour. Tout cela est chaotique ou même contradictoire*, sans aucun ordre, entremêlé de rayons de joie, de san- glots douloureux, d'espérances et de regrets. Ce sont des stances, où la passion des âmes parcourt tous les tons, passe par toutes les gammes, depuis les plus douces jusqu'aux plus viriles, depuis celles qui sont joyeuses et entraînantes comme un coup de clairon, jusqu'à celles qui sont troublantes, étouffées, comme une voix d'outre-tombe. Par le saint amour qui est Dieu, je prie tous les Frères, tant les ministres que les autres, de mettre de côté tout obstacle, tout souci, toute préoccupation, afin qu'ils puissent se consacrer entièrement à servir, aimer et honorer le Seigneur Dieu, d'un cœur pur, d'une intention sincère, ce qu'il demande par -dessus tout. Ayons toujours en nous un tabernacle et une demeure i. Cf. cap. 17 et 21. 292 VIE DE s. FRANÇOIS pour celui qui est le Seigneur Dieu tout-puissant, Père, Fils et Saint-Esprit, qui dit Veillez et priez en tout temps, afin que vous soyez trouvés dignes d'échapper à toutes ces choses qui arriveront, et de paraître debout devant le Fils de Thomme. » Tenons donc la vraie voie, la vie et la vérité et le saint Évangile de Celui qui a daigné, pour nous, quitter son Père, afin de nous manifester son nom, disant Père, j'ai manifesté votre nom à ceux que vous m'avez donnés, et les paroles que vous m'avez données, je les leur ai données. Ils les ont reçues et ils ont connu que je suis venu de vous, et ils ont cru que vous m'avez envoyé. Je vous prie pour eux, non pour le monde, mais pour ceux que vous m'avez donnés, afin qu'ils soient un, comme nous ne sommes qu'un. Je dis ces choses étant encore dans le monde, afin qu'ils aient la joie en eux. Je leur ai donné vos paroles, et le monde les a haïs, parce qu'ils ne sont pas du monde. Je ne vous demande pas de les enlever du monde, mais de les préserver du mal. Sanctifiez-les par la vérité, votre parole est la vérité. Comme vous m'avez envoyé dans le monde, je les ai aussi envoyés dans le monde, et je me sanctifie pour eux, afin qu'ils soient eux-mêmes sanctifiés dans la vérité. Et je ne vous prie pas seulement pour eux, mais pour ceux qui, par leurs paroles, croiront en moi, afin qu'ils soient tous unis, et que le monde connaisse que vous m'avez envoyé, et que vous les avez aimés comme vous m'avez aimé. Je leur ferai connaître votre nom, afin que l'amour dont vous m'avez aimé soit en eux, et que je sois en eux. » Pkiêke ; Dieu tout-puissant, très haut et souverain. Père saint, Seigneur juste, roi du ciel et de la terre, nous vous LA. RÈGLE DE 1221 293 rendons grâce à cause de vous-jnême, de ce que, par votre sainte volonté, et par votre Fils unique et votre Saint-Esprit, vous avez créé toutes les choses spiri- tuelles et corporelles, et de ce qu'après nous avoir faits à votre image et à votre ressemblance, vous nous aviez placés dans le paradis que nous avons perdu par notre péché. Et nous vous rendons grâce de ce que, après nous avoir créés par votre Fils, par cet amour qui est vôtre et que vous avez eu pour nous, vous l'avez fait naître, vrai Dieu et vrai homme, de la glorieuse et bienheureuse Marie, toujours Vierge, et de ce que, par sa croix, son sang et sa mort, vous avez voulu nous racheter, nous pauvres captifs. Et nous vous rendons grâce de ce que votre Fils doit revenir dans sa glorieuse majesté pour envoyer au feu éternel les maudits, ceux qui n'ont point fait pénitence et ne vous ont point connu, et pour dire à tous ceux qui vous ont connu et vous ont adoré et vous ont servi dans la pénitence Venez, vous qui êtes les bénis de mon Père, recevez en partage ce royaume qui vous a été préparé dès la fondation du monde. » Et puisque nous, misérables et pécheurs, ne sommes pas dignes de vous nommer, nous demandons humblement à Notre Seigneur Jésus-Christ, votre Fils bien aimé, en qui vous avez mis votre bon plaisir, qu'il vous rende grâce pour tout, en même temps que le Saint-Esprit, le Paraclet, comme il vous plaira et comme il leur plaira ; nous l'en supplions lui qui peut tout devant vous, et par lequel vous avez fait pour nous de si grandes choses. Alléluia. Et nous prions la glorieuse Mère', la bienheureuse Marie toujours Vierge, saint Michel, Gabriel, Raphaël et tous les chœurs des Esprits bienheureux, les Séra- phins, les Chérubins, les Trônes, les Dominations, les Principautés et les Puissances, les Vertus et les Anges, 27 294 VIE DE s. FRANÇOIS les Archanges, Jean-Baptiste, Jean évangéliste, Pierre, Paul, et les saints patriarches, les prophètes, les saints Innocents, les Apôtres, les Evangélistes, les Disciples, les Martyrs, les Confesseurs, les Vierges, les bienheu- reux, Elie et Enoch, et tous les saints qui furent, qui seront et qui sont, nous les prions humblement, pour Tambour de vous, de vous rendre grâce, comme il vous plaît, pour ces choses, à vous Dieu souverain, vrai, éternel et vivant, ainsi qu'à votre Fils, notre très saint Seigneur Jésus-Christ, et à l'Esprit Saint, le consolateur, durant les siècles des siècles. Amen. Alléluia. Et nous supplions tous ceux qui veulent servir le Seigneur Dieu, dans le sein de l'Eglise catholique et apostolique, tous les prêtres, les diacres, les sous-diacres, les acolytes et les exorcistes, les lecteurs, les porliers, tous les clercs, tous les religieux et toutes les religieuses ; tous les enfants et les petits, les pauvres et les exilés, les rois et les princes, les ouvriers et les laboureurs, les serviteurs et les maîtres; les vierges, les continents et les mariés, les laïques hommes et femmes, tous les en- fants, les adolescents, les jeunes gens et les vieillards, les malades et les bien portants, les petits et les grands, les peuples de toute tribu et de toute langue et de toute nation, tous les hommes de quelque partie de la terre que ce soit, qui sont ou qui seront, nous les prions et supplions, nous tous Frères Mineurs, serviteurs inutiles, que tous ensemble, d'un commun accord nous persévé- rions dans la vraie foi et dans la pénitence^ car en dehors de cela personne ne peut être sauvé. Aimons tous, de tout notre cœur, de toute notre âme, de toute notre pensée, de toute notre force, de toute notre intelligence, de toute notre vigueur, de tout notre effort, de toute notre affection, de toutes nos entrailles, de tous nos désirs et de. toutes nos volontés, le Seigneur LA RÈGLE DE 1221 295 Dieu qui nous a donné tout son corps, toute son âme, toute sa vie, et nous les donne encore à tous, chaque jour. Il nous a créés, il nous a sauvés par sa seule miséri- corde il a été et il est encore plein de bonté pour nous, pour nous méchants et misérables, pourris et fétides, in- grats, ignorants, mauvais. Ne désirons donc rien d'autre, ne veuillons rien d'autre, que rien d'autre ne nous plaise ou n'ait d'attrait pour nous, sinon le Créateur, le Ré- dempteur, le Sauveur, seul et vrai Dieu, qui est plein de bien, qui est tout bien, qui est le vrai et le souverain bien, qui seul est bon, pieux et débonnaire, suave et doux, qui seul est saint, juste, vrai, droit, qui seul a la bénignité, l'innocence et la pureté; de qui, par qui et en qui est tout le pardon, toute la grâce, toute la gloire de tous les pénitents, de tous les justes et de tous les saints qui se réjouissent dans le ciel. Que plus rien donc n'empêche, que plus rien ne sépare, que plus rien ne retarde, et que tous, tant que nous sommes, en tout lieu, à toute heure, en tout temps, chaque jour et sans cesse, nous croyions véritablement et humblement. Ayons dans le cœur, aimons, adorons, servons, louons, bénissons, glorifions, exaltons, magni- fions, remercions le Dieu très haut, souverain, éternel, Trinité et Unité, Père et Fils et Saint-Esprit, Créateur de tous et de ceux qui croient et espèrent en lui, et de ceux qui l'aiment. Il est sans commencement et sans fin, immuable et invisible, inexprimable, ineffable, incompré- hensible, insaisissable, béni, loué, glorieux, exalté, sublime, très haut, suave, aimable, délectable et toujours digne d'être désiré par- dessus tout dans tous les siècles des siècles. Amen. Ces naïves répétitions n'ont-elles pas un charme mystérieux qui s'insinue délicieuSiement jusqu'au fond 296 VIE DE s. FRANÇOIS du cœur? N'y a-t-il pas là une sorte de sacrement dont les paroles ne sont que le véhicule grossier? François se réfugie en Dieu, comme l'enfant va se jeter dans le sein de sa mère et dans l'incohérence de sa faiblesse et de sa joie, lui balbutie tous les mots qu'il sait, et par lesquels il ne veut que répéter l'éternel je suis à toi» de l'amour et de la foi. Il y a là aussi quelque chose qui rappelle, non seule- ment par les citations, mais surtout par l'inspiration même de la pensée, ce qu'on a nommé la prière sacer- dotale du Christ. L'apôtre de la pauvreté y apparaît comme soulevé entre ciel et terre par la violence de son amour, consacré sacrificateur d'un culte nouveau par l'onction intérieure et irrésistible de l'Esprit. Il n'immole pas, comme le prêtre du passé, il s'immole, et porte dans son cœur toutes les douleurs de l'humanité. Autant ces paroles sont belles au point de vue mys- tique, autant elles correspondent peu à ce qu'on attend d'une règle; elles n'en ont ni la précision, ni les formes brèves et impératives. Les transformations qu'elles allaient subir, pour devenir le code de 1223, étaient donc fatales, étant donné l'intervention définitive de l'Eglise de Rome pour diriger le mouvement franciscain. Il est probable que ce projet de règle, tel que nous l'avons aujourd'hui, est celui qui a été distribué au chapitre de la Pentecôte de 1221. Les variantes, parfois capitales, que l'on trouve entre les divers textes, peuvent n'être que la trace de corrections proposées par les ministres provinciaux. Une fois admise l'idée de considérer ce document comme un projet, on est bien vite amené à penser qu'il avait déjà subi une première révision rapide, une sorte d'élagage, oii l'autorité LA IIÈGLE DE 1221 297 ecclésiastique aura fait disparaître les dispositions en contradiction flagrante avec ses projets sur l'Ordre. Si l'on se demande qui a pu faire ces retranchements, un nom vient aussitôt aux lèvres, celui d'Hugolin. Il en critiqua les proportions exagérées, le manque d'unité et de précision. Plus tard, on raconta que François avait vu en songe une multitude de frères affamés venir à lui, sans qu'il fût capable de les rassasier, parce qu'il ne trouvait autour de lui que d'innombrables miettes de pain qui se perdaient entre ses doigts. Alors une voix vint du ciel lui disant François, de toutes ces miettes fais une hostie avec laquelle tu nourriras ces affamés^.» Il n'est guère hasardé de penser que c'est là l'écho imagé des conférences qui eurent lieu alors entre François et le cardinal ; celui-ci put lui suggérer, par cette comparaison, les défauts essentiels de son projet. Tout cela se passa sans doute pendant le séjour de François à Rome, au commencement de J22i. Avant d'y arriver, il faut jeter un coup d'œil sur les analogies d'inspiration et même de style, qui unissent la Règle de 1221 à une autre des œuvres de saint Fran- çois, celle qui est connue sous le titre d'Admonitions^, C'est une série d'avis spirituels sur la vie religieuse, intimement unis, pour le fond et pour la forme, à l'œuvre qui vient d'être examinée. Le son de voix 1. 2 Gel. 3, 136. 2. Voir ci-dessus p. XXXIX, texte dans le Firmamcntum 19 ss. ; Spéculum Morin, tract. III, 214 a ss. ; Cf. Conform. 137 ss. 298 VIE DE s, FRANÇOIS y est si parfaitement le même qu'on est tenté d'y voir des lambeaux du projet original, retranchés comme étant des longueurs, peu à leur place dans une règle. Quoi qu'il en soit de cette hypothèse, nous retrouvons dans les Admonitions toutes les préoccupations dont l'âme de François était assaillie à cette heure incertaine et troublée. Quelques-uns de ces avis ressemblent à des fragments de journal intime. On l'y voit chercher, avec la naïveté de l'humilité parfaite, des raisons pour se soumettre, pour renoncer à ses idées, sans qu'il puisse y parvenir tout à fait. Il s'y répète à lui-même les exhortations qu'on lui faisait; on y sent l'effort pour comprendre et admirer le moine idéal qu'Hugohn et l'Église lui proposaient en exemple. Le Seigneur dit dans l'Evangile Celui qui ne renoncera pas à tout ce qu'il possède, ne peut être mon disciple. Et celui qui aura sauvé sa vie la perdra.» On renonce à tout ce qu'on possède, et on perd sa vie quand on se remet entièrement entre les mains de son supé- rieur pour lui obéir.... Et quand l'inférieur voit des choses qui seraient meilleures ou plus utiles pour son âme que celles que le supérieur lui ordonne, qu'il fasse à Dieu le sacrifice de sa volonté. » On pourrait croire, en lisant cela, que François va se ranger du côté de ceux pour lesquels la soumission à l'autorité ecclésiastique est l'essence même de la religion. Mais non; ici même son vrai sentiment ne parvient pas a s'effacer, il entremêle ses paroles de parenthèses et d'incidentes bien timides, mais qui révèlent le fond de sa pensée et finissent toujours par désigner la LA RÈGLE DE 1221 299 conscience individuelle comme juge en dernier res- sorte Tout ceci dit assez comment il faut se représenter les instants où son âme blessée soupira après l'obéissance passive, dont la formule perinde ac cadaver. remonte paraît-il bien au delà de la Compagnie de Jésus. Ce furent les instants de défaillance où l'inspiration se taisait. Un jour il était assis avec ses compagnons, lorsqu'il se mit à gémir et à dire Il y a à peine un religieux sur toute la terre qui obéisse parfaitement à son supé- rieur. » Ses compagnons très étonnés lui dirent Expli- quez-nous donc, PèrC; quelle est la parfaite et souve- raine obéissance.» Alors comparant celui qui obéit à un cadavre, il répondit Prenez un corps mort, et posez- le où vous voudrez, il ne fera aucune résistance ; quand il sera à une place, il ne murmurera pas ; quand vous l'en enlèverez, il ne réclamera pas; mettez-le sur une chaire, il ne regarde pas au-dessus, mais au-dessous de lui ; enveloppez le de pourpre, il en pâlira double- ment 2. » Ce soupir vers l'obéissance cadavérique témoigne de quels ravages son âme avait été désolée; c'est, dans le domaine moral, l'analogue de l'appel au néant des grandes douleurs physiques. 1. Cum facit subditus voluntatem {prœlati dummodo hene- facit vera obedientia est. Admon. Illy Conform. 139 a 2. — Si vero prœlatus subdito aliquid contra animam prœnpiat licet ei non obediat tamen ipsum non dimittat. Ibid. — Nullus tenetur ad obedientiam in eo ubi committitur delictum vel peccatum. Epist. 11. 2. 2 Gel. 3, 83 ; Spec. 29 b ; Conform. 176 b 1 ; Bon. 77. 300 VIE DE S. FRANÇOIS Il est du reste absolument isolé. Partout ailleurs l'obéissance franciscaine est l'obéissance vivante, active, joyeuse^. Il allait jusqu'au bout dans cette voie et considé- rait comme saintes les révoltes dictées par la con- science. Un jour, dans les dernières années de sa vie, un frère d'Allemagne vint le voir, et après s'être longuement entretenu avec • lui de la pure obéissance Je te demande une grâce, lui dit-il, c'est que, si les Frères venaient à ne plus vivre selon la Règle, tu me permettes de me séparer d'eux, seul ou avec quelques autres, pour l'observer dans sa plénitude. » A ces mots, François eut une grande joie Sache, dit-il, que le Christ autorise aussi bien que moi ce que tu viens de demander, » et lui imposant les mains ; Tu es prêtre pour l'éternité, ajouta-t-il, selon l'ordre de Melchi- sédech ! » ^ Nous avons un souvenir encore plus touchant de sa sollicitude à sauvegarder l'indépendance spirituelle de ses disciples c'est un billet a frère Léon^. Celui-ci, très alarmé du nouvel esprit qui régnait dans l'Ordre, s'en était ouvert à son maître, et lui avait sans doute de- mandé à peu près la même autorisation que le frère d'Allemagne. Après un entretien où il lui avait répondu 1. Per caritatem spiritus voluntarii serviant et obediant invicem. Et hœc est vera et sancta obedientia. Reg. 1221, V. 2. Tribut. Man. Laur. 14 b ; Spec. 125 a ; Conform. 107 b 1 ; 184 bl. 3. Wadding le donne {epist. XVI d'après l'autographe conservé dans le trésor des Conventuels de Spolète. L'authenticité de ce morceau est évidente. LA RÈGLE DE 1221 301 de vive voix, François, pour ne laisser subsister aucune espèce de doute ou d'hésitation dans l'esprit de celui qu'il avait surnommé sa petite brebis du bon DieUj pecorella di Dio, lui écrivit encore Frère LéoD, ton frère François te souhaite paix et salut. Je te réponds oui, mon fils, comme une mère à son enfant. Ce mot résume tout ce que nous avons dit en cheminant, ainsi que tous mes conseils. Si tu as besoin de venir me trouver pour me demander conseil, je suis d'avis que tu le fasses. Quelle que soit la manière dont tu penses pouvoir plaire au Seigneur Dieu, suivre ses traces, et vivre dans la pauvreté, faites-le *, Dieu vous bénira, et je vous j autorise. Et s'il était nécessaire, pour ton âme ou pour ta consolation, que tu vinsses me voir ou si tu le désirais, mon Léon, viens. A toi dans le Christ. Nous voilà, certes, bien loin du cadavre de tout à l'heure. Il serait superflu de nous arrêter aux autres admoni- tions. Ce sont pour la plupart des réflexions inspirées par les circonstances. Les conseils sur l'humilité y re- viennent, avec une fréquence qu'expliquent à la fois les préoccupations personnelles de l'auteur et la nécessité de rappeler à ses frères l'essence même de leur pro- fession. Le séjour de saint François à Rome, lorsqu'il alla, dans les premiers mois de 1221, présenter son projet à 1. Ce jiluriel qui a étonné Wadding montre bien que frère Léon avait parlé au nom d'un groupe. 302 VIE DE s. FRANÇOIS Hugolin, fut marqué par un nouvel effort de ce dernier pour le rapprocher de saint Dominique ^. Le cardinal était alors à l'apogée de ses succès. Tout lui avait réussi. Sa voix n'était pas toute-puissante seu- lement dans les affaires de l'Église, mais aussi dans celles de l'Empire. Frédéric II qui avait l'air de cher- cher sa voie, et dans les pensées duquel germaient des rêves de réformation religieuse et le désir de mettre son pouvoir au service de la vérité, le traitait en ami, et parlait de lui avec une admiration sans bornes 2. Dans ses réflexions sur les remèdes à apporter aux maux de la chrétienté, le cardinal en vint à penser que l'un des plus efficaces serait la substitution d'évêques pris dans les deux ordres nouveaux à l'épiscopat féodal, recruté presque toujours sur place, dans des familles où les dignités ecclésiastiques étaient, pour ainsi dire, hérédi- taires. De pareils évêques manquaient d'ordinaire des deux qualités essentielles d'un bon prélat, aux yeux d'Hugolin le zèle religieux et le zèle ecclésiastique. 1. Cette date, pour de nouveaux rapports entre eux, ne paraît pas pouvoir être contestée, quoiqu'elle n'ait jamais été proposée ; il s'agit, en effet, de trouver une é]oque où ils aient pu se rencontrer tous les trois à Rome 2 G2I. 3, 86 ; Spec. 27 a, entre le 22 déc. 1216 approbation des Dominicains, et le 6 août 1221 mort de Do- minique. Il ne reste que deux périodes possibles les premiers mois de 1218 Potthast 5739 et 5747 et l'hiver de 1220-1221. A tout autre moment, l'un des trois interlocuteurs se trouve loin de Rome. On sait au contraire qu'Hugolin était à Rome dans l'hiver de 1220-1221 lluillard-Bréholles, Hist. dipl. Il, p. 48, 123, 142. Cf. Potthast 6589. — Pour Dominique V. A. SS. Aug. t. I, p. 503. — La date la plus tardive s'impose, car Hugolin ne pouvait offrir des prélatures aux Frères Mineurs avant leur approbation explicite 11 juin 1219 ; et cette offre n'avait de sens vis-à-vis des Domini- cains qu'après l'essor définitif de leur Ordre. 2. Voir les lettres impériales du 10 février 1221 Huillard- Bréholles, t. II, p. 122-127. LV RÈGLE DE 1221 303 Il pensait donc que les Frères Prêcheurs et les Frères Mineurs n'auraient pas seulement les vertus qui man- quaient aux autres, mais qu'ils seraient entre les mains de la papauté, une hiérarchie fortement centralisée, vrai- ment catholique, toute dévouée aux intérêts généraux de l'Église. Les difficultés que l'on aurait du côté des chapitres qui élisaient les évoques, ainsi que du côté du haut clergé séculier, seraient balancées par l'enthou- siasme du peuple pour des pasteurs dont la pauvreté rappellerait la primitive Eglise. A la fin des entreliens qu'il eut avec François et Dominique, il leur communiqua quelques-unes de ces idées, et leur demanda leur avis sur l'élévation de leurs frères aux prélatures. Il y eut une pieuse contestation entre les deux saints pour savoir lequel répondrait le premier. Enfin Domi- nique dit simplement qu'il préférait voir ses compagnons rester tels qu'ils étaient. Son tour venu, François montra que le nom même de son institut rendait la chose impossible Si mes frères ont été appelés Minores, dit-il, ce n'est pas pour devenir Majores, Si vous voulez qu'ils fructifient dans l'Eglise de Dieu, laissez-les, et maintenez-les dans l'état dans lequel Dieu les a appelés. Je vous prie, mon Père, ne faites pas que leur pauvreté leur devienne un motif d'orgueil, et ne les élevez pas à des prélatures qui les porteraient à l'insolence vis-à-vis des autres^.» La politique ecclésiastique suivie par les papes devait rendre cet avis des deux fondateurs tout à fait inutile 2. 1. 2 Gel. 3, 86; Bon. 78; Spec. 27 b. 2. V. K. Eubel Die BischOfe^ Cardinale und Pupstc, aus dem Minoritenorden bis 1305. In-8", 1889. 304 VIE DE s. FRANÇOIS François et Dominique se séparèrent pour ne plus se revoir. Le Maître des Frères Prêcheurs se mit peu de temps après en route pour Bologne où il succomba le 6 août suivant, et François regagna la Portioncule où Pierre de Gatane venait de mourir 10 mars 1221. ]1 le remplaça à la tête de l'Ordre par frère Elie. Hugolin n'était sans doute pas étranger à ce choix. Empêché par ses fonctions de légat, il ne put se rendre au chapitre de la Pentecôte 30 mai 1221 ^. Il y fut remplacé par le cardinal Reynerio^, qui vint accompagné par plusieurs évêques et par des moines de divers ordres^. Il s'y trouva environ trois mille frères, mais l'empressement des gens des environs à apporter des provisions fut si grand, qu'après sept jours de session, il fallut en rester encore deux, pour consommer tout ce qui avait été donné. Les séances furent prési- dées par frère Élie, aux pieds duquel était assis Fran- çois qui le tirait par la tunique quand il avait quelque chose à faire dire aux frères. Frère Jourdain de Giano, qui était au nombre des assistants, nous a gardé le souvenir de tous ces détails et du départ d'un groupe de frères pour l'Allemagne. Ils furent placés sous la direction de Gésaire de Spire, dont la mission réussit au delà de toute attente. Dix- huit mois après, lorsqu'il revint en Italie, dévoré du désir de revoir saint François, les villes de Wurzbourg, 1. 11 était dans l'Italie du Nord. V. Begistri Doc. 17-28. 2. Reynerius , cardinal-diacre du titre de s! M. in Cosmedin, évêque de Viterbe Cf. Innocent III, Opéra, éd. Migne, I, col GCXIII 1 Gel. 125. Il avait été nommé le 3 août 1220 recteur du duché de Spolète. Potthast 6319. 3. Jord. 16. La présence de Dominique à un chapitre précédent avait donc été toute naturelle. LA RÈGLE DE 1221 305 Mayence, Worms, Spire, Strasbourg, Cologne, Salz- bourg, Ratisbonne étaient devenues des centres francis- cains, d'où les idées nouvelles rayonnaient sur toute l'Allemagne méridionale. C'est aussi à l'année 1221 que l'on rattache d'or- dinaire la fondation du Tiers Ordre ou troisième Ordre, appelé d'ordinaire Fraternité de la Pénitence dans les plus anciens documents ; mais on a vu plus haut que cette date est beaucoup trop récente, ou plutôt qu'il n'y a pas à fixer de date, car ce qu'on a appelé plus tard, d'une manière tout arbi- traire, le troisième Ordre, est évidemment contempo- rain du premier^. François et ses compagnons ont voulu être les apôtres de leur temps, mais pas plus que les apôtres de Jésus, ils n'ont souhaité que tous les hommes entrassent dans leur association, forcément un peu restreinte, et qui, suivant la parole évangélique, devait être le levain du reste de l'humanité. En conséquence, leur vie était la vie apostolique suivie au pied de la lettre. 1. Cette manière de voir concorde de tout point avec le témoi- gnage de 1 Gel. 36 et 37 qui montre le Tiers Ordre naissant tout naturellement de l'enthousiasme qu'excitèrent les prédications de François, de suite après le retour de Rome 1210 ; Cf. Aucior vit. sec. A. SS., p. 593 b. Riendans les autres documents ne le con- tredit, tout au contraire. V. 3 Soc. 60. Cf. Anon. Perus. A. SS., p. 600; Bon 25 ; 46. Cf. A. SS., p. 631-634. La première bulle qui concerne les Frères de la Pénitence sans les nommer est du 16 déc. 1221, Significatum est. Si elle les vise réellement, comme le pense Sbaralea, et tous ceux qui s'en sont occupés jusqu'à M. MùUer inclusivement, — mais ce qui pourrait, semble-t-il, être contesté, — c'est que dès 1221, ils en auraient appelé au pape contre les podestats de Faenza et des cités voisines. Ceci suppose évidem- ment une association qui n'est pas née de la veille. Sbaralea, Bull, fr., I, p. 8; Horoy, t. IV, col. 49; Potthast 6736. 306 VIE DE s. FRANÇOIS mais l'idéal qu'ils prêchaient était la vie évangélique, que Jésus avait annoncée. Pas plus que Jésus, saint François n'a condamné la famille ou la propriété ; il a simplement vu en elles des liens dont V apôtre, mais l'apôtre seul, doit être dégagé. Si bientôt des esprits maladifs ont cru interpréter sa pensée en faisant de l'union des sexes un mal, et de tout ce qui constitue l'activité physique de l'homme, une chute ; si des déséquilibrés se sont autorisés de son nom, pour échapper à tous les devoirs; si des époux se sont imposé le ridicule martyre de la virginité du lit conju- gal, il ne faut vraiment pas l'en rendre responsable. Ces traces d'ascétisme contre nature proviennent de l'influence des idées dualistes des Cathares, et non du poète inspiré qui a chanté la nature et sa fécondité, qui faisait aux colombes des nids, où il les invitait à se multiplier sous le regard de Dieu, et qui imposait à ses frères le travail manuel comme un devoir sacré. Les bases de la corporation des Frères et des Sœurs de la Pénitence furent très simples François n'apportait pas au monde une nouvelle doctrine; la nouveauté de son message était tout entière dans son amour, dans son appel direct à la vie évangélique, à un idéal de vigueur morale, de travail et d'amour. Il s'est naturellement bien vile trouvé des hommes qui n'ont pas compris cette vraie et simple beauté; ils sont tombés dans les pratiques et les dévotions, ont imité par le dehors la vie des cloîtres dans lesquels, pour une cause ou pour une autre, ils ne pouvaient se retirer; mais il serait injuste de se représenter d'après eux les Frères de la Pénitence. Reçurent-ils une Règle de saint François? On ne LV RÈGLE DE 1221 307 saurait le dire. Celle qui leur fut donnée ^ en 1289 par le pape Nicolas IV, est simplement la refonte et Tamalgame de toutes les règles de confréries laïques qui existaient à la fm du treizième siècle. L'attribution de ce document à saint François n'est autre chose que l'ajustement dans l'édifice nouveau de quel- ques pierres vénérées d'une construction ancienne. C'est une affaire de façade et d'ornementation, rien de plus. Malgré cette absence d'une règle émanant de François lui-même, on peut voir claitenient ce que devait être, dans sa pensée, cette association. L'Évangile, avec ses conseils et ses exemples, devait en être la véritable Règle. La grande nouveauté visée par le Tiers Ordre fut la concorde celte fraternité était une union de paix, et apportait à l'Europe étonnée une nouvelle trêve de Dieu. Que le refus absolu de porter les armes ^ ait été un idéal tout chimérique et éphémère, les documents sont là pour le prouver, mais il est déjà bien beau d'avoir eu la puis- sance de le susciter pour quelques années. La seconde obligation essentielle des Frères de la Pénitence semble avoir été celle de réduire le plus pos- sible leurs besoins, et tout en conservant leur fortune. 1. BuUe Supra montem du 17 août 1289. Potthast 23044. M. Mùller a fait sur les origines de cette bulle une étude lumineuse, qui peut être considérée, dans les points essentiels, comme défini- tive {Avfànge, p. 117-171. Par cette bulle, Nicolas IV, — ministre général des Frères Mineurs avant de devenir pape, — chercha à atti- rer entre les mains de son Ordre la direction de toutes les asso- ciations laïques pieuses Tiers Ordre de saint Dominique, des "Gaudentes, des Humiliés, etc.. Il voulut aussi par là donner un essor plus grand à ces confréries qui dépendaient directement de la cour de Rome, et augmenter leur puissance en les unifiant. 2. Y. Bulle Significatum est dn 16 déc. 1221. Cf. Supra mon- tenif cap. VII. 308 VIE DE s. FRANÇOIS de distribuer aux pauvres, à intervalles réguliers, la part de revenu restée disponible, après s'être contenté du strict nécessaire^. Accomplir avec joie les devoirs de son état; donner aux moindres actions une inspiration sainte ; retrouver dans les infiniment petits de l'existence, en apparence la plus banale, les parcelles d'une œuvre divine; rester pur de toute préoccupation avilissante; user des choses comme ne les possédant pas, comme les serviteurs de la parabole qui auront bientôt à rendre compte des talents qui leur ont été confiés; fermer son cœur à la haine, et l'ouvrir tout grand aux pauvres, aux malades, à tous les abandonnés, tels étaient les autres devoirs essentiels des Frères et des Sœurs de la Pénitence. Pour les jeter dans cette voie royale de liberté, d'amour, de responsabilité, François faisait quelquefois appel aux terreurs de l'enfer et aux joies du paradis, mais l'amour intéressé était si peu dans sa nature, que ces considérations et d'autres du même genre occupent une place tout à fait secondaire dans les pages qui nous sont restées de lui, comme aussi dans ses biographies. La vie évangélique, pour lui, est naturelle à l'âme. Quiconque la connaîtra, la préférera; elle n'a pas plus besoin d'être prouvée que le grand air et la lumière. Il suffit d'y conduire les prisonniers, pour leur ôter toute envie de retourner dans les cachots de l'avarice, de la haine ou de la futilité. François et ses vrais disciples font donc la pénible ascension des grandes cimes, uniquement, mais irré- 1. La Règle du Tiers Ordre des Humiliés, qui date de 1201 con- tient une clause semblable. Tiraboschi, t. II, p. 132. LA RÈGLE DE 1221 309 sistiblenient poussés par la voîk intérieure. Le seul se- cours étranger qu'ils acceptent, c'est le souvenir de Jésus les précédant sur les hauteurs et revivant mystérieuse- ment sous leurs yeux par le sacrement de l'Eucharistie. La lettre à tous les chrétiens où ces idées débordent, nous est un vivant souvenir des allocutions de saint François aux Tertiaires. Pour nous représenter ces derniers sous une forme tout à fait concrète, nous pouvons recourir à la légende du B. Lucchesiodont la tradition a fait le premier Frère de la Pénitence^. Originaire d'une petite ville de Toscane, il la quitta pour se soustraire ^ des haines politiques, et vint s'éta- blir à Poggibonsi, non loin de Sienne, où il continua a faire le commerce des grains. Déjà riche, il ne lui fut pas difficile d'accaparer les blés pour les revendre en temps de disette, et réaliser d'énormes bénéfices. Mais bientôt, bouleversé par les prédications de François, il rentra en lui-même, distribua tout son superflu aux pauvres, et ne garda que sa maison avec un petit jardin et un âne. On le vit dès lors, s'adonner à la culture de ce coin déterre, et faire de sa maison une sorte d'hôtellerie, où les pauvres et les malades affluaient ; non seulement il les accueillait, mais il allait à leur recherche jusque dans les Maremmes infectées par la malaria, et revenait 1. Dans les A. SS. Aprilis t. II, p. 600-616. Orlando de Ghiusi reçut aussi l'habit des mains de François. V. Instrument um etc. ci-dessus p. XG. La Fraternité franciscaine, sous l'influence des autres tiers ordres, perdit rapidement ses caractères spécifiques. Quant à cette appellation de troisième ordre, elle a eu sûrement à l'origine un sens hiérarchique, auquel s'est superposé peu à peu un sens chronologique. Toutes ces questions deviennent singulièrement plus claires quand on les rapproche de ce qu'on sait sur les Humiliés. 28 310 VIE DE S. FRANÇOIS souvent avec un malade à califourchon sur les épaules, et précédé de son âne chargé d'un fardeau semblable. Les ressources du jardin étant forcément très limitées^ lorsqu'il n'y avait plus moyen de faire autrement, Lucchesio prenait une besace et s'en allait mendier de porte en porte, mais la plupart du temps c'était inutile, car les pauvres, le voyant si laborieux et si bon, étaient plus contents des quelques maigres légumes qu'il man- geait avec eux que du plus copieux repas. Devant leur bienfaiteur si joyeux dans son dénûment, ils oubliaient leur misère, et les murmures habituels de ces malheu- reux se transformaient en paroles d'admiration et de reconnaissance. La conversion n'avait pas tué en lui les liens de la famille Bona Donna, sa femme, était devenue le meil- leur des collaborateurs, et lorsqu'en 1260, il la vit s'éteindre peu à peu, sa douleur fut trop forte pour être supportée Tu sais, chère compagne, lui dit-il au moment où elle venait de recevoir les derniers sacre- ments, combien nous nous sommes aimés pendant que nous servions Dieu ensemble, pourquoi ne resterions- nous pas unis pour nous en aller aux joies ineffables ? Attends-moi. Je veux recevoir, moi aussi, les sacrements et m'en aller au ciel avec toi. » Il dit et rappela le prêtre pour être administré, puis après avoir tenu dans ses mains celles de sa compagne qui agonisait, et l'avoir réconfortée par de douces paroles, lorsqu'il vit que son âme s'était envolée, il lit sur lui le signe de la croix, s'étendit, et appelant avec amour Jésus, Marie et saint François, il s'endormit pour l'éternité. CHAPITRE XVI Les Frères Mineurs et la science. Automne 1221 — décembre 1223. A partir du chapitre de 1221 , l'évolution de l'Ordre se précipite avec une rapidité contre laquelle plus rien ne devait avoir la force de réagir. La création des ministres fit faire un pas énorme de ce côté ceux-ci en vinrent, par la force même des choses, à avoir une résidence lorsqu'on commande, on veut avoir ses subordonnés sous la main, savoir à chaque instant où ils sont; les Frères ne pouvaient donc continuer à se passer de couvents proprement dits. Ce changement devait en amener bien d'autres jusque-là on n'avait pas eu d'églises. Sans églises, les Frères n'étaient que des prédicateurs, et leur but ne pouvait être que parfaitement désintéressé, ils étaient, comme l'avait voulu François, les auxiliaires bénévoles du clergé. Avec des églises, ils devaient fatalement aspirer à y prêcher d'abord et à y attirer la foule, puis à les ériger en quelque sorte en contre-paroisses^. 1. Tout cela s'est fait avec une prodigieuse rapidité. Les dimen- sions de la basilique d'Assise, dont les plans ont été faits dès 1228, ne permettent pas de la considérer comme une chapelle con- ventuelle, pas plus que Santa-Croce de Florence, San-Francesco de 312 VIE DE S. FRANÇOIS La bulle du 22 mars 1222^ nous montre la papauté activant de toutes ses forces ces transformations. Le pontife accorde à frère François et aux autres frères le privilège de pouvoir célébrer dans leurs églises les saints mystères en temps d'interdit, k la condition, naturellement, de ne pas sonner les cloches, de fermer les portes, et de faire sortir au préalable les gens frappés d'excommunication. Par une étonnante inconséquence, la bulle elle-même porte le témoignage de son inutilité, du moins pour le moment où elle fut donnée Nous vous accordons, dit-elle, de pouvoir célébrer en temps d'interdit dans vos églises, si vous venez à en avoir, » Voilà donc une nouvelle preuve que l'Ordre n'en avait point encore en 4222; mais on n'aura pas de peine à voir précisément dans ce document une invitation pressante à changer de manière de faire et à ne pas laisser ce privilège sans objet. Un autre document de la même époque manifeste des Sienne ou la basilique Sant-Antonio à Padoue, monuments com- mencés entre 1230 et 1240. Dès avant 1245, une partie de l'épisco- pat jeta un cri d'alarme dans lequel il ne parle de rien moins que de fermer la porte des églises séculières devenues inutiles. 11 se plaint avec une incroyable amertume que les Frères Mineurs et Prêcheurs aient absolument supplanté le clergé paroissial On trouve cette lettre, adressée à la fois à Frédéric II et au concile de Lyon, dans Pierre de la Vigne Epistolœ, Baie, 1740, 2 vol. t. 1, p. 220— 222. Il serait bien à désirer qu'on en donnât un texte critique Voir aussi la satire, contre les deux ordres nouveaux, rimée vers 4242 par Pierre de la Vigne, et dont, malgré les exagérations possibles, la plupart des traits n'ont pas pu être inventés E. du Méril Poésiea pop. lat. p. 153—177 Paris, in 8°, 1847. 1. Et non du 29 comme le veut Sbaralea {Bull. fr. t. I, n. 10; Horoy, t. IV col. 129; l'original encore aux archives d'Assise porte Datum Anagnic ii Kalendas Aprilis pontificatus nostri anno sexto. LES FRERES MINEURS ET LA SCIENCE 313 préoccupations analogues, mais s'exerçant d'un tout autre côté. Par la bulle Ex parte du 29 mars 1222, Honorius III chargeait conjointement les prieurs des Prêcheurs et des Mineurs de Lisbonne d'une mission singulièrement délicate il leur donnait ses pleins pou- voirs pour agir contre l'évêque et le clergé de cette ville, qui exigeaient que les fidèles leur laissassent par testament le tiers de leurs biens, et refusaient aux ré- calcitrants la sépulture ecclésiastique ^. Le fait que le pape donnait aux frères le soin de choi- sir eux-mêmes les mesures à prendre, prouve combien on était pressé à Rome d'oublier le but dans lequel ils avaient été créés, pour les transformer en chargés d'af- faires du Saint-Siège. Jl n'est donc pas besoin de faire remarquer que la mention du nom de François, en tête de la première de ces deux bulles, n'a aucune portée. On ne se représente pas le Poverello allant demander un privilège pour des circonstances qui n'existaient pas encore! On devine ici l'influence d'Hugolin^ qui avait trouvé, dans la personne d^Élie, le Frère Mineur selon son cœur. 1. Polthast 6809; Horoy, t. IV coL 129. Voir aussi la bulle Ecce venit Deus du 14 juillet 1227 L. Auvray Registres de Grégoire IX n. 129 Cf. 153. Polthast 8027 et 8028, 8189. 2. Il avait terminé sa mission de légat en Lombardie, vers la fin de septembre 1221 V. son Registre. Cf. Bôhmer, Acta imp. sel. doc. 951. Au printemps de 1222, on le retrouve sans cesse aux côtés du pape à Anagni, Veroli, Alatri Potthast 6807, 6812, 6849. Le Saint- Siège avait encore alors une prédilection marquée pour les Prê- cheurs le privilège essentiellement banal de pouvoir célébrer les offices en tem[ s d'interdit leur avait été accordé le 7 mars 1222, mais au lieu de la formule ordinaire en pareil cas, on fit une ré- daction tout exprès pour eux, avec un bel éloge. Ripolli, Bull. Prœd., t. I, p. 15. 314 VIE DE S. FRANÇOIS Que faisait donc François pendant ce temps? On l'ignore, mais l'absence même de renseignements — si nombreux pour la période qui a précédé, comme pour celle qui suit — nous dit assez qu'il quitta la Portioncule pour s'en aller dans la solitude et vivre dans ces ermitages de l'Ombrie qui eurent toujours pour lui un si puissant attrait ^. Il n'est presque pas une colline de l'Italie centrale qui n'ait conservé quel- que souvenir de son passage. Entre Florence et Rome, on marcherait difficilement une demi-journée dans les montagnes, sans rencontrer, sur les sommets, des cabanes portant son nom ou celui d'un de ses disciples. Il y eut un moment où elles furent habitées et oii, dans des huttes de branchages, Égide, Masseo, Bernard, Sylvestre, Junipère, et bien d'autres dont l'histoire tait le nom, reçurent la visite de leur père spirituel venant les consoler 2. Ils lui rendaient amour pour amour et consolation pour consolation. Sa pauvre âme en avait grand besoin, car dans ses longues nuits d'insomnie, il lui arrivait parfois d'entendre au fond de son cœur de bien étranges voix; la fatigue et les regrets le gagnaient, et regar- dant en arrière, il se prenait à douter de lui-même, de sa Dame la Pauvreté et de tout. Entre Chiusi et Radicofani, à une heure démarche du village de Sartiano, quelques frères avaient arrangé un abri qui leur servait d'ermitage, et préparé pour 1. 2 Gel. 3, 93. Subtrahebat se a consortio fratrum. 2. Il va sans dire que les traditions locales, dans ce cas, ne doivent être acceptées qu'avec la plus grande réserve dans le détail, mais dans Tensemble elles sont sûrement vraies. La géographie de la vie de saint François est encore à faire. LES FRÈRES MINEURS ET LA SCIENCE 315 François une petite cabane un peu à l'écart. C'est là qu'il passa une des nuits les plus douloureuses de sa vie. Assailli par la pensée qu'il exagérait l'ascétisme et ne comptait pas assez sur la bonté de Dieu, il en vint tout à coup à regretter l'emploi de son existence. Le tableau de ce qu'il aurait pu être, de la vie de famille tranquille et heureuse, qui aurait pu être la sienne^ se présenta à lui sous des couleurs si vives, qu'il se sen- tait faiblir. Armé de sa corde, il avait beau se donner la discipline jusqu'à se blesser, la vision ne s'évanouis- sait pas. On était en plein hiver une épaisse couche de neige couvrait le sol ; il se jeta dehors sans vêtement et, pre- nant la neige à pleines mains, se mit à faire un cor- tège de personnages. Regarde, dit-il alors, celle-ci est ta femme, puis derrière elle, viennent deux fils et deux filles, suivis du serviteur et de la domestique portant tout le bagage. » Cette naïve image de la tyrannie des soucis matériels qu'il avait bannis dissipa enfin la tentation^. Faut-il rattacher à la même époque un autre trait de la légende qui se passe aussi à Sartiano? Rien ne l'indique. Un jour, un frère auquel il demanda ce D'où viens-tu?» répondit ce Je reviens de ta cellule. » Cette simple parole en fut assez pour que le farouche amant de la Pauvreté n'y voulût plus rentrer. Les renards ont des tanières, aimait-il à répéter, et les oiseaux du ciel ont leurs nids, mais le Fils de l'homme n'a pas eu un lieu où reposer sa tête. Quand le Seigneur s'en alla prier et jeûner dans le désert quarante jours et quarante nuits, 1. 2 CeL 3, 59 ; Bon. 60; Conform. 122 b 2. 316 VIE DE S. FRANÇOIS il ne s'y fit faire ni cellule, ni maison, mais s'abrita sous un pan de rocher^. » Il ne faudrait donc pas croire, comme on l'a fait, qu'avec le temps, François ait changé de point de vue. Quelques écrivains ecclésiastiques ont pensé que puis- qu'il voulait la multiplication de son Ordre, il en a accepté par là même la transformation. L'idée est spécieuse, mais on n'en est pas réduit à cet égard à des conjectures à peu près tout ce qui se fait dans rOrdre depuis i221, se fait tantôt à linsu de François, tantôt contre son gré. Si l'on était tenté d'en douter, on n'aurait qu'à jeter un coup d'œil sur le ma- nifeste le plus solennel et aussi le plus adéquat de sa* pensée, son Testament. On l'y voit délivré de toutes les suggestions qui avaient fait fléchir l'expression de ses idées, se redresser courageusement pour rappeler l'idéal primitif, et l'opposer à toutes les concessions arrachées à sa faiblesse. Le Testament n'est pas un appendice à la Règle de 4223, il en est presque la révocation. Mais on se tromperait en y voyant la première tentative faite pour réagir. Les cinq dernières années de sa vie ne furent qu'un effort incessant pour protester par son exemple et par ses paroles. En 1222, il adressa aux frères de Bologne une lettre remplie des plus tristes pressentiments. Dans cette ville où les Dominicains, comblés de prévenances, étaient en train de se faire une grande situation dans l'enseignement, les Frères Mineurs étaient plus tentés que partout ailleurs d'abandonner la voie de la simplicité et de la pauvreté. d. 2 Gel. 3, 5 ; Spec. 12 a; Conform. 169 b 2. LES FRÈRES MINEURS ET LA SCIENCE 317 Les avertissements de François avaient revêtu des couleurs si sombres et si menaçantes, qu'après le fa- meux tremblement de terre du 23 décembre 1222, qui jeta l'épouvante dans toute l'Italie septentrionale, on n'hésita pas à croire qu'il avait prédit la catastrophe ^. Il en avait prédit une, qui pour être toute morale n'en était pas moins horrible, et dont la vision lui arrachait les plus amères imprécations Seigneur Jésus, vous avez jadis choisi vos apôtres au nombre de douze, et si Tun d'eux vous a trahi, les autres, restant unis à vous, ont prêché le saint Evangile, remplis d'une seule et même inspiration; et voici que maintenant, vous rappelant les jours d'autrefois, vous avez suscité la Religion des Frères, afin de soutenir la foi et afin que par eux le mystère de votre Evangile s'accomplisse. Qui les remplacera si, au lieu d'accomplir leur mission et d'être pour tous de lumineux exemples, on les voit s'abandonner aux œuvres des ténèbres? Ah! que par vous. Seigneur, et par toute la cour céleste et par moi, votre indigne serviteur, soient maudits ceux qui par leur mauvais exemple renversent et détruisent tout ce que vous avez fait au commencement, et ce que vous ne cessez de faire par les saints frères de cet Ordre 2. » Ce passage de Thomas de Gelano, c'est-à-dire du plus modéré des biographes, montre à quel diapason de véhé- mence et d'indignation a pu s'élever le doux François. Malgré les efforts bien naturels, faits pour jeter un 1. Ecd. 6. V. le texte de Liebermann. Mon, Germ. hist. Script., t. 28, p. 663. 2. 2 Gel. 3, 93 ; Bon. 104 et 105 Conform. 101 a 2. 318 VIE DE S. FRANÇOIS voile discret sur ces angoisses du fondateur concernant l'avenir de sa famille spirituelle, on en retrouve à chaque pas la trace Le temps viendra, dit-il un jour, où notre Ordre aura si bien perdu tout bon renom que ses membres auront honte de se montrer au grand jour ^. » Il avait vu en songe une statue dont la tête était d'or pur, la poitrine et les bras d'argent, le ventre de cristal, les jambes de fer. Il pensa que c'était un présage de l'avenir réservé à son institut 2. Il trouvait ses fils atteints de deux maladies, infidèles à la fois à la pauvreté et à l'humilité ; mais peut-être redoutait-il plus pour eux le démon de la science que la tentation des richesses. Que pensait-il de la science? Il est vraisemblable qu'il n'a jamais examiné la question au point de vue général, mais il n'avait pas de peine à voir qu'il y aurait toujours assez d'élèves dans les universités, et que si l'effort scientifique est un culte rendu à Dieu, les adorateurs de cette catégorie ne risquaient pas de lui manquer; mais il avait beau regarder de tous côtés, il ne trouvait personne pour accomplir la mission d'humi- lité et d'amour réservée à son Ordre, si les frères venaient à lui être infidèles. Aussi y a-t-il dans son angoisse quelque chose de plus que la douleur de voir ses espérances confondues. La déroute d'une armée n'est rien à côté de la déroute d'une idée ; et en lui une idée s'était incarnée, celle de 1. 2 Gel. 3, 93 ; Spec. 49 b ; 182 a ; Conform. 182 a 1 ; TribuL f-Sa; 2 Gel. 3, 98; 113; 115; 1 Gel. 28; 50; 96; 103; 104; 108; 111; 118. 2. 2 Gel. 3, 27; Spec. 38 b; Conform. 181 b 1 ; Trihiil 7 b; Gf. Spec. 220 b; Conform. 103 b. LES FRERES MINEURS ET SCIENCE 319 la paix et du bonheur rendus à rhumanité, par la liberté reconquise sur les entraves matérielles et par l'amour. Par un ineffable mystère, il se sentait l'Homme de son siècle, celui dans le sein duquel se résumaient les efforts, les désirs, les aspirations des peuples; avec lui, en lui, par lui, l'humanité voulait se renouveler et, pour parler avec l'Évangile, naître de nouveau. C'est là que gît sa véritable beauté. Par là, bien plus que par de vaines conformités extérieures et factices, il est un Christ. Lui aussi porte les douleurs du monde, et si Ton veut aller jusqu'au fond de son âme, il faut, pour lui comme pour Jésus, donner à ce mot de douleurs sa signification la plus étendue. Par leur pitié, ils ont porté les souf- frances physiques de l'humanité, mais ce qui les accable, ce sont des douleurs bien autrement angoissantes celles de Tenfantement du divin. Ils souffrent, parce qu'en eux le Verbe se fait chair, et à Gethsémané comme sous les oliviers de Greccio, ils agonisent parce que les leurs ne les ont point reçus. » Oui, saint François a senti l'incessant travail de trans- formation qui s'accomplit au sein de l'humanité marchant vers sa destination divine, et il s'est offert, hostie vivante, pour qu'en lui eût lieu la mystérieuse palingénésie. Comprend-on maintenant sa douleur? Il tremble pour le mystère de l'Évangile. Il y a chez lui quelque chose qui rappelle le spasme de la vie lorsqu'elle aperçoit la mort, spasme d'autant plus douloureux qu'il s'agit ici de vie morale. Ceci explique comment l'homme qui courait après les brigands, pour en faire ses disciples, a pu être impi- toyable pour des collaborateurs, sans doute bien inten- 320 VIE DE s. FRVNGOIS lionnes, mais qui, par un zèle indiscret, oubliaient leur vocation et auraient transformé l'Ordre en un institut scientifique. Sous prétexte de mettre la science au service de Dieu et delà religion, l'Eglise a excité le pire des vices, l'or- gueil. C'est son titre de gloire, suivant les uns, mais ce sera son suprême opprobre. Faut-il renoncer, dit-elle, à enlever cette arme aux adversaires de la foi ? Mais vous figurez- vous Jésus allant se mettre à l'école des rabbins sous prétexte d'apprendre à leur répondre, énervant sa pensée parles subtilités de leur dialectique et les fantasmagories de leur exégèse? Il aurait peut-être été un grand docteur, mais serait-il devenu le Sauveur du monde? Vous sentez bien que non. Quand on entend les prédicateurs s'extasier sur la diffusion merveilleuse de l'Évangile, prêché par douze pauvres pêcheurs de Galilée, ne pourrait-on pas leur faire remarquer que le miracle est à la fois plus et moins stupéfiant qu'ils ne disent. Plus — car sur les douze, plusieurs retournèrent sur les bords du lac enchanteur, et, oublieux du filet mystique, s'ils se rappelèrent le Crucifié, ce fut pour le regretter et non pour le res- susciter en continuant son œuvre aux quatre coins du monde ; moins — car si aujourd'hui même, dans ces journées mourantes du dix-neuvième siècle, des prédi- cateurs s'en allaient ivres d'amour, s'immolant pour tous et pour chacun, comme jadis le Maître, le miracle se renouvellerait. Mais non, la théologie a tué la religion. Les clergés répètent à satiété qu'il ne faut pas les confondre, qu'im- porte, si dans la pratique on ne les distingue pas. LES FRÈRES MIxXELRS ET LA SCIENCE 321 Jamais la science n'a élé l'objet de plus de convoi- lises qu'au treizième siècle. L'Empire et l'Eglise lui demandaient anxieusement des arguments pour défendre leurs prétentions réciproques. Innocent III envoie à l'Université de Bologne la collection de ses Décrétales et la comble de faveurs. Frédéric II fonde celle de Naples, et les Patarins eux-mêmes envoient leurs fils étudier à Paris, depuis la Toscane et la Lombardie. On se rappelle le succès des prédications de François à Bologne^, en août 1220 ; à cette même époque il avait vivement réprimandé Pierre Stacia, le ministre provin- cial qui était docteur es lois, non seulement pour avoir installé les Frères dans une maison qui avait l'air de leur appartenir, mais il l'avait surtout blâmé d'y avoir organisé une sorte de collège. Il paraît que le ministre ne tint pas compte de ces reproches. Lorsque François apprit son endurcissement, il le maudit avec une effrayante véhémence ; son indignation était si grande que plus tard, à l'époque de sa mort, les nombreux amis de Pierre Stacia vinrent le supplier de révoquer sa malédiction, mais tous leurs efforts furent inutiles-. 1. Les successeurs de François furent à peu près sans exception des élèves de Bologne Pierre de Catane était docteur es lois ainsi que Jean Parenti Jord. 51. — Élie avait été scriptor à Bologne. — Albert de Pise y avait été ministre Eccl. 6. — Aymon y avait été lecteur Eccl. 6. — Grescentius fit des ouvrages de jurisprudence. Conform. 421 b 1 etc. etc. 2. Ce nom ne saurait être garanti il s'appelle Johannes de Las- chaccia, dans un passage des Conformités {\0^ a 1 ; Pietro Schiaccia dans le man. italien des Tribulations f* 75 a ; Petrus Stacia dans le man. de la Laurentienne 13 b; Cf. Archiv, II, p. 258. Tribut. 13 b ; Spec. 184 b. Ce récit a subi dans d'autres endroits beau- coup d'amplifications Spec. 126 a ; Conform. 104 b 1. 322 VIE DE s. FRiNGOIS Devant cette attitude du fondateur, il est bien diffi- cile de croire à l'authenticité du billet qui aurait été adressé à Antoine de Padoue. A mon très cher Antoine, frère François, salut en Christ. Il me plaît que vous interprêtiez aux frères les saintes lettres et la théologie, de telle sorte cependant conformément à notre Règle que, ni chez vous ni chez les autres, ne s'éteigne l'esprit de la sainte oraison, ce que je désire vivement. Salut. » Faut-il voir là autre chose qu'une pieuse supercherie, pour atténuer les déclarations si nettes et si nombreuses de François contre la science? Il est difficile de se figurer la rivalité qu'il y avait, dès cette époque, entre Dominicains et Franciscains, pour tâcher d'attirer dans leur ordre respectif les maîtres les plus illustres. On organisait de petites intrigues où les dévotes avaient leur rôle, pour amener tel ou tel docteur fameux à prendre l'habit ^. Si le but de saint François eut été scientifique, les frères de Bologne, de Paris et d'Oxford n'auraient pas pu faire mieux 2. Le courant était si fort que les anciens ordres furent entraînés bon gré mal gré une vingtaine d'années plus tard, les Cisterciens voulurent eux aussi devenir légistes, théologiens, décrétalistes et le reste. Peut-être François n'avait-il pas aperçu dès l'abord la gravité du danger, mais l'illusion n'était plus possible, 1. V. Eccl, 3 ; Histoire de l'entrée dans l'Ordre d'Adam d'Oxford. Cf. Chartiilarium Univ. Par., t. I, n»* 47 et 49. 2. Toute la chronique d'Eccleston en est le vivant témoignage. LES FRÈRES MINEURS ET LA SCIENCE 323 et par la suite il se montra, comme on l'a vu, d'une implacable fermeté. Si plus tard on a travesti sa pensée, il a fallu aux coupables, — les papes et la plupart des premiers ministres généraux, — des tours de prestidigi- tation exégétique qui ne sont pas a leur honneur Supposez, disait-il, que vous ayez assez de subtilité et de science pour tout savoir, que vous connaissiez toutes les langues, le cours des astres et tout le reste, qu'y a-t-il là pour vous enorgueillir? Un seul démon en sait plus là-dessus que tous les hommes de la terre réunis^. Mais il y a une chose dont le démon est in- capable et qui est la gloire de l'homme être fidèle à Dieu 2. On manque d'indications précises sur les chapitres de d222 et 1223. Les modifications apportées au projet de J22i y furent discutées par les ministres^, et arrêtées définitivement ensuite par le cardinal Hugo- lin. Celui-ci eut à ce sujet de longues conférences avec 1. Admonitio \, Cf. Conform. 141 a. Rapprocher les Constitutiones antiquœ {Spéculum^ Morin, III, fo 495 b-206 de la Règle. Dès les premiers chapitres la contradic- tion saute aux yeux Ordinaynus quod nullus recipiatur in ordine nostro nisi sit talis clericus qui sit competenter instructus in grammatica vel logica\ aut nisi sit talis laicus de cujus ingressu esset valde celebris et edificatio in populo et in clerc. Nous voilà certes bien loin de l'esprit de celui qui avait dit Et quicumque venerit amicus vel aduersarius fuv vel latro bénigne recipiatur. Règle de 1221, cap. VII. Voir aussi l'Exposition de la Règle de Bo- naventure. Spéculum Morin, III, f» 21-40. 2. Sur l'attitude de François vis-à-vis de la science. Voir Tribut. Laur. 14 b; Spec. 184 a; 2 Gel. 3, 8; 48; 100; 116; 119; 120-124. Le chapitre Bon. 152 n'exprime naturellement que les vues de Bona- venture. Voir surtout Règle de 1221, cap. XVII; de 1223 cap. X. 3. Spec. 7 b Fecit Franciscus regulam quam papa Honorius conflrmavit cum bulla, de qua régula multa fuerunt extrada per ministros contra voluntatem b. Francisai. Cf. 2 Gel. 3, 136. 32i VIE DE S. FRANÇOIS François, dont il nous a lui-même conservé le sou- venir^. Elles eurent pour résultat la Règle de 1223. Il se forma bientôt autour de l'origine de ce document toute une poussée de récits merveilleux qu'il serait oiseux d'examiner par le menu ; ce qu'il faut en retenir, c'est le souvenir qu'ils gardent des luttes soutenues par François contre les ministres pour le maintien de son idéal. Avant d'aller à Rome demander l'approbation défini- tive, il s'était longuement recueilli dans la solitude de Monte-Colombo, près de Rieti. Cette colline fut bientôt représentée comme un nouveau Sinaï, et les disciples dépeignirent leur maître recevant là-haut, des mains de Jésus même, un autre Décalogue-. Angelo Clareno, un des narrateurs les plus complai- sants de ces traditions, se charge lui-même d'en indi- quer le peu de valeur il nous montre Honorius IIÏ modifiant au dernier moment un passage essentiel du projet^. J'ai déjà caractérisé assez exactement cette Règle pour n'avoir plus besoin d'y revenir ici. Elle fut approuvée le 25 novembre .1223^. Plusieurs souvenirs semblent devoir être rattachés à ce dernier voyage de François à Rome. Un jour, le cardinal Hu- golin, dont il avait accepté l'hospitalité, fut bien étonné^ ainsi que ses convives, en s'apercevant de son absence i. Bulle Quo elongati du 28 sept. 1230 Sbaralea, t. I, p. 56. 2. Bon. 55 et 56; [3 Soc. 62]; Spec. 76; 124 a; Tribul. Laur. 17 b-19 b; Ubertin, Arbor 7. 5; Conform. 88 a 2. 3. TribHl., Laur. 19 a; Archiv, t. III, p. 601. Cf. A. SS.„ p. 638 e. 4 Potthast 7108. L'œuvre de cette bulle fut complétée par celle du 18 déc. 1223 L'original du Sacro-Convento porte Datiim La- terani XV Kal. jan., Fratrum Minorum Potthast 7123. LES FRÈRES MINEURS ET LA SCIENCE 325 au moment où l'on se mettait à table, mais ils le virent bientôt arriver, chargé d'une provision de morceaux de pain bis qu'il distribua tout joyeux à la noble assis- tance. Son hôte, un peu confus, ayant essayé de lui faire quelques reproches après le repas, François lui expliqua qu'il ne devait pas oublier pour un somptueux festin le pain de l'aumône dont il se nourrissait tous les jours, et qu'il voulait aussi montrer à ses frères, que la table la plus riche ne vaut pas, pour les pauvres spirituels, cette table du Seigneur^. On a vu que, durant les premières années, les Frères Mineurs avaient l'habitude de gagner leur vie en s'en- gageant comme domestiques. Quelques-uns avaient continué, mais en bien petit nombre. Peu à peu, de ce côté aussi, tout s'était transformé. Sous couleur de ser- vir, les frères entraient chez les plus hauts personnages de la cour pontificale et devenaient leurs hommes de confiance au lieu d'être soumis à tous, comme dit la Règle de 1221, ils étaient au-dessus de tous. Perdant complètement de vue la vie apostolique, ils devenaient des courtisans d'un genre spécial ; leur carac- tère, moitié ecclésiastique, moitié laïque, les rendait capables de remplir une foule de missions délicates, et de jouer un rôle dans les intrigues variées pour lesquelles ont toujours semblé vivre la plupart des prélats romains 2. Pour protester, François n'avait qu'une arme, son exemple. Un jour, raconte le Spéculum, le B. François vint à Rome pour voir l'évêque d'Ostie Hugolin, et après 1. 2 CeL 3, 19 ; Bon. 95; Spec. 18 b. ; Conform. 171 a 1. 2. 2 CeL 3, 61 et 62. Cf. EccL 6 le souvenir de Rod. de Rosa. 29 326 VIE DE s. FRANÇOIS être resté quelque temps chez lui, il rendit aussi visite au cardinal Léon qui avait pour lui une grande dévotion. On était en hiver ; le froid, le vent, la pluie, ren- daient tout voyage impossible, aussi le cardinal le pria- t-il de passer quelques jours dans sa maison et d'y prendre sa nourriture, comme les autres pauvres qui ve- naient manger chez lui Je te donnerai, ajouta-t-il, un bon gîte bien à l'écart, où tu pourras, si tu le veux, prier et manger.» Alors frère Ange, l'un des douze premiers disciples, qui demeurait chez le cardinal, dit à François Il y a près d'ici, une grande tour écartée et tranquille, tu y seras comme dans un ermitage. » Fran- çois alla la voir, et elle lui plut. Alors revenant vers le cardinal Monseigneur, lui dit-il, il est possible que je passe quelques jours chez vous. » Celui-ci fut bien joyeux, et frère Ange alla préparer la tour pour le B. François et pour son compagnon. Mais dès la'première nuit, quand il voulut dormir, les démons arrivèrent pour le frapper. Appelant alors son compagnon Frère, lui dit il, les démons sont venus me frapper avec violence ; reste près de moi, je te prie, car j'ai peur seul ici.» Il tremblait de tous ses membres, comme quelqu'un qui a la fièvre. Ils passèrent la nuit tous les deux sans dormir Les démons sont chargés des châtiments de Dieu, disait François ; comme un podestat envoie son bourreau pour punir le criminel, ainsi Dieu envoie les démons, qui sont en cela ses ministres Pourquoi me les a-t-il envoyés? En voici la raison peut-être le car- dinal a voulu être bon pour moi, et j'ai vraiment grand besoin de repos, mais les frères qui vont par le monde, souffrant de la faim et de mille tribulations, ainsi que tous les autres qui sont dans des ermitages ou dans de pauvres maisons, lorsqu'ils apprendront mon séjour chez 4 LES FRERES MLNEURS ET LA SCIENCE 327 un cardinal auront un motif de murmure Nous endu- rons toutes les privations, diront-ils, tandis que lui a tout ce qu'il peut désirer; je dois pourtant leur donner le bon exemple; là est ma vraie mission » De grand matin, il quitta donc la tour et, ayant tout raconté au cardinal, prit congé de lui pour retourner à l'ermitage de Monte-Colombo près de Rieti On me croit un saint homme, lui dit-il, et voilà qu'il a fallu les démons pour me jeter hors de prison *.» Ce récit, malgré ses couleurs étranges, montre assez combien il avait l'instinct de l'indépendance. Comparer l'hospitalité d'un cardinal à un emprisonnement ! Il ne croyait pas si bien dire, et caractériser d'un mot toute l'histoire des rapports de l'Eglise et de son Ordre. L'alouette n'était pas morte; malgré le froid et la bise, elle prit gaiement son vol vers le val de Rieti. On était à la mi-décembre. Un ardent désir de cé- lébrer au naturel les souvenirs de Noël s'était emparé de François. Il s'en ouvrit à un de ses amis, le chevalier Jean de Greccio, qui se chargea de préparer le néces- saire. Imiter Jésus a été de tout temps le centre même de la vie chrétienne ; mais il faut être singulièrement spiri- tualiste pour pouvoir se contenter de l'imitation inté- rieure. Pour la plupart des hommes celle-ci a besoin d'être précédée et soutenue par l'imitation extérieure. C'est bien l'esprit qui vivifie; mais au pays des anges seulement, on peut dire que la chair ne sert de rien. Pour le moyen âge, une fête religieuse était avant tout une représentation, plus ou moins fidèle, du souvenir 1 1. S/3CC. 47 b ss. ; 2 Gel. 3, 61 ; Bon. 84 et 85. 328 VIE DE s. FRANÇOIS qu'elle rappelait de là les santons de la Provence^ les processions du Palmesel, les cénacles du Jeudi saint, les chemins de croix du Vendredi saint, le drame de la Résurrection le jour de Pâques, et les étoupes enflammées de la Pentecôte. François était trop italien pour ne pas aimer ces fêtes où tout ce qu'on voit parle de Dieu et de son amour. Les populations des environs de Greccio furent donc convoquées ainsi que les frères des monastères voisins. Au soir de la vigile de Noël, on vit sur tous les sen- tiers les fidèles se hâter vers l'ermitage, des torches à la main, et faisant retentir les forêts de leurs joyeux cantiques. Tous étaient dans la joie, François plus que per- sonne le chevalier avait préparé une crèche avec de la paille, et amené un bœuf et un âne qui de leur haleine semblaient vouloir réchauffer le pauvre bambino tout transi de froid. Le Saint, à cette vue, sentait des larmes de pitié inonder son visage ; il n'était plus à Greccio, son cœur était à Bethléhem. Enfin on se mit à chanter matines, puis la messe commença où, comme diacre, François lut l'Evangile. Le simple récit de la légende sacrée, dit par une voix si douce et si ardente, touchait déjà les cœurs, mais quand il prêcha, son émotion gagna bien vite l'audi- toire sa voix avait une tendresse si indicible que les assistants oubliaient tout, eux aussi, pour revivre les sentiments des bergers de la Judée qui allèrent jadis adorer le Dieu fait homme, naissant dans une étable ^. Au déclin du treizième siècle, l'auteur du Stabat Mater 1. 1 Gel. 84-87; Bon. 149. LES FRÈRES MINEURS ET LA SCIENCE 329 dolorosa, Jacopone de Todi, ce franciscain de génie qui passa dans les cachots une partie de sa vie, composa, inspiré par le souvenir de Greccio, un autre Stabat, celui de la joie, Stabat Mater speciosa. Cette hymne de Marie, près de la crèche, n'est pas moins belle que celle de Marie au pied de la croix. Le sentiment y est encore plus intime, et Ton ne s'explique guère son oubli que par un injuste caprice de la destinée. Stabat Mater speciosa Juxta fœnum gaudiosa, Dum jacebat parvulus. Quse gaudebat et ridebat Exsultabat cum videbat Nati partum inclyti. Fac me vere congaudere, Jesulino cohserere Donec ego vixero * . 1. Ce petit poème a été publié intégralement par M. Ozanam dans le t. V de ses œuvres, p. 184. CHAPITRE XVII Les Stig mates, 1224. La vallée supérieure de TArno forme, au centre même de l'Italie, un pays à part, le Gasentin, qui durant des siècles a vécu de sa vie propre, un peu comme une île au milieu de l'Océan. Le fleuve en sort au sud par un étroit défilé, et de tous les autres côtés l'Apennin l'enserre d'une ceinture de montagnes inaccessibles^. Cette plaine, d'une dizaine de lieues de diamètre, est égayée de jolis villages, bien campés sur des monti- cules, au pied desquels coule la rivière voici Bibbiena, Poppi, Tantique Romena chantée par Dante, les Camal- dules, et là-haut sur une crête Chiusi, jadis la capitale du pays, avec les ruines du château du comle Orlando. La population est aimable et fine les montagnes l'ont tenue à l'abri des guerres, et l'on n'aperçoit de tous côtés que des symptômes de travail, d'aisance, de douce gaieté. On pourrait se croire à chaque instant trans- porté dans quelque vallée du Vivarais ou de la Provence. 1. Les cols qui conduisent dans le Gasentin sont tous à environ 1000 mètres d'altitude. Jusqu'à ces dernières années il n'y avait aucune route proprement dite. LES STIGMATES 331 Sur les bords de l'Arno la végétation est toute méri- dionale l'olivier et le mûrier se marient avec la vigne. Sur les premières pentes sont des champs de blé cou- pés par des prairies ; puis viennent les châtaigniers et les chênes ; plus haut encore, le pin, l'épicéa, le mélèze, et enQn le rocher nu. Parmi toutes les cimes, il en est une qui attire parti- culièrement l'attention ; au lieu d'avoir un sommet arrondi et comme comprimé, elle se dresse svelte, fière, isolée, c'est l'Alverne^. On dirait une immense pierre tombée du ciel ; c'est en effet un bloc erratique, posé là un peu comme une arche de Noé pétrifiée au sommet du mont Ararat. La masse basaltique, taillée à pic de tous côtés, porte à son sommet un plateau planté de pins et de hêtres gigan- tesques, accessible par un seul sentier 2. Telle était la solitude qu'Orlando avait donnée à François, et à laquelle celui-ci était venu demander déjà bien des fois le repos et le recueillement. Assis sur les quelques pierres de la Penna^, il n'en- tendait plus que le bruissement du vent dans les arbres; mais dans les splendeurs de l'aurore ou du couchant, il pouvait apercevoir la plupart des contrées sur les- 1. En France, le mont Aiguille, une des sept merveilles du Dau- phiné, présente le même aspect et la même formation géologique. Sainte-Odile rappelle aussi l'Alverne mais en beaucoup plus petit. 2. Le sommet est à 1269 mètres d'altitade. En italien on l'ap- pelle la Verna^ en latin Alvernus. L'étymologie qui a exercé la saga- cité des savants paraît être fort simple, le verbe vernare, employé par Dante, signifie faire froid, geler. 3. Nom du point le plus élevé du plateau. A trois quarts d'heure à peine du monastère, et non à deux heures et demie comme le croient ces bons anachorètes. Ceci soit dit au x^rofit des touristes... et deg pèlerins. 332 VIE DE s. FRANÇOIS quelles il avait jeté la semence de l'Évangile la Romagne et la Marche d'Ancône, qui se perdent à l'ho- rizon dans les flots de l'Adriatique ; l'Ombrie et plus loin la Toscane, qui disparaissent dans ceux de la Méditerranée. L'impression là-haut n'est pas écrasante comme celle que Ton a dans les Alpes quelque chose d'infiniment doux et calmant vous envahit ; vous êtes assez élevé pour juger les hommes de haut, vous ne l'êtes pas assez pour oublier leur existence. Outre les grands horizons, François y trouvait d'autres sujets d'enchantement; dans cette forêt, une des plus belles de TEurope, vivent des légions d'oiseaux qui, n'ayant jamais été traqués, sont d'une étonnante familiarité^. De subtils parfums montent du sol, où au milieu des bourraches et des lichens, s'épa- nouissent en nombre fantastique de délicieux et frêles cyclamens. Il voulut y retourner après le chapitre de 1224. Cette réunion tenue au commencement de juin fut la dernière à laquelle il assista. La nouvelle Règle y fut remise aux ministres, et la mission d'Angleterre décidée. C'est dans les premières journées d'août que Fran- çois s'achemina vers TAlverne. Il n'avait avec lui que quelques frères, Masseo, Ange et Léon. Le premier avait été chargé de diriger la petite troupe et de 1. La forêt a été conservée comme une relique, Alexandre IV fulmina l'excommunication contre quiconque abattrait les sapins de l'Alverne. Quant aux oiseaux, il suffit d'avoir passé une journée au monastère pour être émerveillé de leur nombre et de leurs variétés. M. G. Béni, a entrepris à Stia en Gasentin une collec- tion ornithologique qui comprend déjà plus de 550 variétés. LES STIGMATES 333 lui éviter toute autre préoccupation que celle de la prière ^. Oq était en route depuis deux jours, lorsqu'il fallut s'enquérir d'un âne pour François, trop affaibli pour continuer le chemin à pied. Les frères, en demandant ce service, n'avaient pas caché le nom de leur maître ; aussi le paysan auquel ils s'étaient adressés se mit-il en devoir de conduire lui- même sa bête. Après un certain temps de marche Est-il vrai, dit-il, que vous soyez frère François d'Assise?» — Eh bien ! ajouta-t-il, sur sa réponse affir- mative, appliquez-vous à être aussi bon que les gens le disent, afin qu'ils ne soient pas trompés dans leur attente, c'est un conseil que je vous donne.» Aussitôt François descendit de sa monture et, se prosternant devant lui, le remercia avec effusion 2. Cependant les heures les plus chaudes de la journée étaient venues. Le paysan, excédé de fatigue, oubliait peu à peu sa surprise et sa joie pour cheminer à côté d'un saint, on n'en ressent pas moins les ardeurs de la soif. Il commençait à regretter son obligeance, lorsque François lui désigna du doigt une source inconnue jus- qu'alors et qu'on n'a plus revue ^. Ils arrivèrent enfin au pied du dernier escarpement. Avant de le gravir, on s'arrêta pour se reposer un peu sous un grand chêne, et aussitôt des bandes d'oiseaux accoururent témoigner leur joie par leurs chants et leurs battements d'ailes. Voltigeant autour de François, 1. i Gel. 91; Bon. 188; Fior. I consid. 2. Fior. I consid. \ Conform. 176 b. 1. 3. 2 Gel. 2, 15 ; Bon. 100 ; Fior. I consid. 33i VIE DE s. FRANÇOIS ils se posaient sur sa tête, sur ses épaules ou sur ses bras. Je vois, dit-il tout joyeux à ses compagnons, qu'il plaît à notre Seigneur Jésus-Christ que nous habi- tions sur ce mont solitaire, puisque nos frères et nos sœurs les oiseaux ont manifesté une si grande allégresse de notre venue . ^» Cette montagne a été tout à la fois son Thabor et son Calvaire ; il ne faut donc pas s'étonner que les légendes aient fleuri ici, encore plus nombreuses que pour toutes les autres époques de sa vie; la plupart d'entre elles ont le charme exquis des fleurettes rosées et odorantes pudiquement blotties aux pieds des sapins de l'Alverne. Les soirées d'été ont là-haut une beauté sans pa- reille ; la nature, comme étouffée par les ardeurs du soleil, semble respirer de nouveau. Dans les arbres, derrière les rochers, sur le gazon, mille voix s'éveillent et s'harmonisent doucement avec le murmure des grands bois, mais parmi toutes ces voix, il n'en est aucune qui s'impose ou force l'attention, c'est une mélodie, dont vous jouissez sans l'entendre. Vous laissez votre regard errer sur l'horizon que l'astre disparu illumine, pen- dant de longues heures, de teintes hiératiques, et les cimes des Apennins, tout irisées de lumière, font des- cendre dans votre âme ce que le poète franciscain appe- lait la nostalgie des collines éternelles 2. François la ressentait plus que personne. Dès le soir de leur arrivée, assis sur un tertre, au milieu de ses frères, il leur fît ses recommandations pour le séjour. Le recueillement de la nature aurait suffi à jeter dans i. Bon. 118; Fior. I consid. 2. Gel. 100. LES STIGxMATES 335 les cœurs des germes de tristesse, et la voix du maître s'était harmonisée avec l'émotion des dernières lueurs du jour il leur parla de sa mort prochaine, avec ces regrets de l'ouvrier surpris par l'ombre du soir avant l'achèvement de sa tache, avec ces soupirs du père qui tremble pour l'avenir de ses enfants^. Pour lui, il voulait désormais se préparer à la mort par la prière et la contemplation ; aussi leur demanda- t-il de le préserver absolument des importuns. Orlando ^ qui s'était déjà rendu auprès d'eux pour leur souhaiter la bienvenue et leur offrir ses services, avait, sur sa demande, fait arranger à la hâte une hutte de bran- chages au pied d'un grand hêtre. C'est là qu'il voulait se tenir, à un jet de pierre des cellules habitées par ses compagnons. Frère Léon était chargé de lui apporter chaque jour ce dont il aurait besoin. Il s'y retira aussitôt après cette conversation mémo- rable, mais quelques jours plus tard, gêné sans doute par la pieuse curiosité des frères qui épiaient tous ses mouvements, il s'enfonça plus avant dans les bois, et y commença, le jour de l'Assomption, le carême qu'il voulait célébrer en l'honneur de l'archange Saint Michel et de la milice céleste. Le génie a sa pudeur comme Tamour. Le poète, l'artiste, le saint, ont besoin d'être seuls quand l'Esprit vient les agiter. Tout effort de pensée, d'imagination ou de volonté est une prière on ne prie pas en public. Malheur à l'homme qui n'a pas au fond du cœur 1. Fior, II y consid. 2. Les ruines du château de Chiusi sont à trois quarts d'heure de l'Alverne. 336 VIE DE s. FRANÇOIS quelques-uns de ces secrets qui ne se disent pas, parce qu'ils ne peuvent se dire, et parce que, les dirait-on, ils ne pourraient se comprendre. Segretum meum miiii ! Jésus l'avait bien senti les enivrements du Thabor sont courts; ils ne doivent pas se raconter. Devant ces mystères de l'âme, les matérialistes et les dévots se rencontrent souvent, et s'accordent à récla- mer de la précision dans les choses qui en supportent le moins. Le croyant demande dans quel coin de TAlverne François reçut les stigmates ; si le séraphin qui lui apparut était Jésus ou un esprit céleste; ce qu'il lui dit en les lui imprimant ^, et il ne comprend pas plus cette heure, où François se pâma de douleur et d'amour, que le matérialiste, qui demande à voir de ses yeux et à toucher de ses mains la plaie béante. Tâchons d'éviter ces excès. Écoutons ce que les docu- ments donnent, et ne cherchons point à leur faire vio- lence, pour leur arracher ce qu'ils ne racontent point, ce qu'ils ne peuvent raconter. Ils nous montrent François tourmenté pour l'avenir de rOrdre, et par un immense besoin de faire de nou- veaux progrès spirituels. Il était dévoré par la fièvre des saints, ce besoin d'immolation qui arrachait à sainte Thérèse le cri pas- sionné ou souffrir, ou mourir!» Il se reprochait amèrement de n'avoir pas été trouvé digne du martyre 1. Fior, IV et V consid. Ces deux considérations paraissent être le résultat d'un remaniement opéré sur un document primitif. Celui-ci comprenait sans doute les trois premières que le continua- teur aura interpolées et allongées. Cf. Conform. 231 a 1. Spec. 91 b, 92 a, 97; A. SS., p. 863 ss. LES STIGMATES 337 et de n'avoir pu se donner pour Celui qui s'est donné pour nous. Nous touchons ici à un des éléments les plus puissants et les plus mystérieux de la vie chrétienne. On peut fort bien ne pas le comprendre, il ne faut pas pour cela le nier. Il est la racine du vrai mysticisme^. La grande nouveauté, apportée par Jésus au monde, a été que se sentant en parfaite union avec le Père céleste, il a appelé tous les hommes à s'unir à lui, et par lui à Dieu Je suis le cep et vous êtes les sarments celui qui demeure en moi et en qui je demeure porte beaucoup de fruits, car hors de moi vous ne pouvez rien faire. » Le Christ n'a pas seulement prêché cette union, il en a donné la sensation. Au soir de sa dernière journée, il en a institué le sacrement, et il n'est peut-être pas de secte pour nier que la communion soit tout à la fois le symbole, le principe et la fin de la vie religieuse. Depuis dix-huit siècles, les chrétiens opposés sur tout le reste, ne peuvent s'empêcher de regarder tous vers celui qui, dans la chambre haute, a institué le rite des temps nouveaux La veille de sa mort, il prit le pain, il le rompit et le leur distribua en disant Prenez et mangez, car CECI est mon corps. » 1. Dans le langage courant, on comprend souvent sous le nom de mysticisme, toutes les tendances, parfois peu chrétiennes, qui font prédominer dans la vie religieuse les éléments vagues, poétiques, les élans du cœur. Le mot de mystiques ne devrait s'appliquer qu'à ceux des chrétiens pour lesquels les relations immédiates avec Jésus forment le fond delà vie religieuse. Dans ce sens, saint Paul dont le système théologico-philosophique est un des plus puissants efforts de l'esprit humain pour expliquer le péché et la rédemption est en même temps le prince des mystiques. 338 VIE DE s. FRANÇOIS Jésus, en présentant l'union avec lui comme le fond même de la vie nouvelle^, eut soin de marquer à ses frères que cette union était avant tout la participation à ses travaux, à ses luttes et à ses souffrances; Que celui qui veut être mon disciple se charge de sa croix et me suive. » Saint Paul entra si bien à cet égard dans la pensée du Maître, qu'il poussait, quelques années après, ce cri d'un mysticisme qui n'a jamais été atteint J'ai été crucifié avec Christ et je vis... ou plutôt ce n'est plus moi qui vis, c'est Christ qui vit en moi. » Cette parole n'est pas chez lui une exclamation isolée, c'est le centre même de sa conscience religieuse, et il ira jusqu'à dire, au risque de scandaliser bien des chrétiens J'achève en ma chair ce qui manque aux souffrances du Christ pour son corps qui est l'Église. » Peut-être n'était-il pas inutile d'entrer dans ces dé- tails, pour montrer jusqu'à quel point François, durant les dernières années de sa vie, oii il renouvelle dans son corps la passion du Christ, se rattache à la tradition apostolique. Dans les solitudes de l'Alverne, comme autrefois à Saint-Damien, Jésus se présentait à lui sous sa figure de crucifié, d'homme de douleur^. Que ces effusions nous aient été rapportées sous une forme poétique et inexacte, il n'y a là rien de surpre- 1. Il n'a pas voulu instituer une religion, car il sentait la vanité des observances et des dogmes. Les apôtres continuèrent à fré- quenter le temple juif Actes 11,46; III, 1; V, 25; XXI, 26. lia voulu inoculer au monde une vie nouvelle. 2. 2 Gel. 3, 29. Cf. 1 Gel. 115; 3 Soc. 13 et 14; 2 Gel. 1, 6; 2 Gel. 3, 123; 131; Bon. 57; 124; 203; 204; 224; 225; 309; 310 et 311. Conform. 229 b. ss. LES STIGMATES 339 nant, c'est le contraire qui devrait étonner. Il y a dans le paroxysme de l'amour divin, des ineffabilia que loin de pouvoir raconter ou faire comprendre, l'on peut à peine se rappeler h soi-même. François se trouva à l'Alverne encore plus absorbé que de coutume par son ardent désir de souffrir pour Jésus et avec lui. Ses journées se passaient, partagées entre les exercices de piété dans l'humble sanctuaire bâti sur la montagne, et la méditation au milieu des forêts. Il lui arrivait même d'oublier Téglise, et de rester plusieurs journées, seul, dans quelque antre de rocher, à repasser dans son cœur les souvenirs de Gol- gotha. D'autres fois, il demeurait de longues heures au pied de l'autel, lisant et relisant l'Evangile et suppliant Dieu de lui montrer la voie qu'il devait suivre^. Le livre s'ouvrait presque toujours au récit de la Passion, et cette simple coïncidence, bien explicable pourtant, suffisait déjà à le troubler. La vision du Crucifié s'emparait d'autant mieux de toutes ses facultés, qu'on approchait de l'Exaltation de la Sainte-Croix 14 septembre, fête aujourd'hui reléguée à l'arrière- plan, mais célébrée au treizième siècle avec une ardeur et un zèle bien naturels pour une solennité que l'on pourrait qualifier de fête patronale de la croisade. François redoublait ses jeûnes et ses prières, tout transformé en Jésus par amour et par compassion, dit une des légendes. Il passa la nuit qui précéda la fête, seul, en oraison, non loin de Termitage. Le matin venu, il eut une vision. Dans les chauds -1. 1 Gel. 91- 94; Bon. 189 et 190. 340 VIE DE s. FRANÇOIS rayons du soleil levant qui, après le froid de la nuit, ve- nait ranimer son corps, il distingua tout à coup une forme étrange. Un séraphin, les ailes éployées, volait vers lui des confins de l'horizon et l'inondait de voluptés indicibles. Au centre de la vision apparaissait une croix, et le séra- phin était cloué sur elle. Quand la vision disparut, il sentit aux délices du premier moment se mêler de poignantes douleurs. Bouleversé jusqu'au plus profond de son être, il cherchait anxieusement le sens de tout cela, lorsqu'il aperçut sur son corps les stigmates du Crucifié^. 1. Voir les annotations de frère Léon à l'autographe de saint François Introd. p. XLII et 1 Gel. 94, 95; Bon. 191, 192, 193. 3 Soc. 69, 70. Fior. III consid. Cf. Auct. vit. sec A. SS. p. 649. Il est à noter que Thomas de Gelano 1 Gel. 95, ainsi que tous les documents primitifs, décrivent les stigmates comme étant des excroissances charnues, rappelant, par la forme et la couleur, les clous dont furent percés les membres de Jésus. Personne ne parle de ces blessures béantes et sanguinolentes qui ont été imaginées plus tard. Seule, la plaie du côté était une blessure d'où suintait un peu de sang. Enfin Thomas de Gelano dit qu'après la \ision séra- phique commencèrent à apparaître, cœperunt apparere signa cîavorum. V. appendice Étude sur les stigmates» CHAPITRE XVIII Le cantique du soleil. Automne 1224 — automne 1225. Le lendemain de la Saint-Michel 30 septembre 1224, François quitta l'Alverne pour se diriger vers la Por- tioncule. Il était trop épuisé pour songer à faire le trajet à pied ; aussi le comte Orlando avait-il mis un cheval à sa disposition. On devine l'émotion du Stigmatisé disant adieu à la montagne sur laquelle s'était déroulé le drame d'amour et de douleur qui avait consommé l'union de son être tout entier avec le Crucifié. Amor^ amor^ Gesu desideroso, Amor voglio morire. Te abrazando Amor dolce Gesu meo sposo, Amor^ amor, la morte te domando^ Amor, amor, Gesu si pietoso Tu me te dai in te transformato Pensa ch'io vo spasmando Non so 0 io me sia Gesu speranza mia Ormai va^ dormi in amore. 30 342 VIE DE s. FRANÇOIS Ainsi chantait Jacopone de Todi dans l'ivresse des mêmes ardeurs^. S'il faut en croire un document qui vient d'être pu- blié, frère Masseo, un de ceux qui restèrent à l'Alverne, aurait consigné par écrit les souvenirs de cette journée 2. On se mit en route de bon matin. François, après avoir fait ses recommandations aux frères, avait eu un regard et une parole pour tout et pour tous; pour les rochers, pour les fleurs, pour les arbres, pour le frère faucon, un privilégié qui eut toujours l'autorisation d'entrer dans sa cellule et qui, chaque matin, était venu, dès les premières lueurs de l'aurore, lui rappeler l'heure de l'office ^. Puis la petite troupe prit le sentier de Monte-Acuto. Arrivé au col d'où l'on peut jeter un dernier regard sur l'Alverne, François descendit de sa monture et s'age- nouillant par terre, tourné vers lui Adieu, dit-il, montagne de Dieu, montagne sainte, nions coagulatus, mons pinguis, mons in quo bene placitum est Deo habi- tare; adieu, mont Alverne, que Dieu te bénisse, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, reste en paix, jamais plus nous ne nous re verrons. » 1. Trente-sixième et dernière strophe du cantique Amor de cari- tade Perche rrChai si feritol qu'on trouve dans les recueils des œuvres de saint François. 2. Par l'abbé Amoni, à la suite de son édition des Fioretti, Rome, 1 vol in 12, 1889 p. 390 — 392 On ne peut que regretter, une fois de plus, le silence de cet éditeur sur le manuscrit d'où il a tiré ces charmantes pages. Certaines indications semblent s'opposer à ce que l'auteur l'ait écrit avant la seconde moitié du treizième siècle ; d'autre part on ne voit pas le but qu'aurait poursuivi un faussaire. Une pièce apocryphe se décèle toujours par quelque thèse intéres- sée, or ici le récit est d'une enfantine simplicité. 3. 2. Gel. 3, 104; Bon. 119; Fiov. II consid. LE CANTIQUE DU SOLEIL 343 Cette scène si naïve n'a-t-elle pas une douceur déli- cieuse et poignante? Ces paroles oii l'italien tout à coup ne suffit plus à François et où il est obligé de recourir au langage mystique du bréviaire pour exprimer ses sen- timents ont dii véritablement être prononcées par lui^. Quelques minutes après, le rocher de l'extase avait disparu. La descente dans la vallée se fait rapidement. Les frères avaient décidé d'aller coucher le soir à Monte- Casale, le petit ermitage au-dessus de Borgo San-Sepol- cro. Tous, même ceux qui devaient rester à l'Alverne, suivaient encore leur maître. Quant à lui, absorbé par le songe intérieur, il était devenu tout à fait étranger à ce qui se passait, et ne s'apercevait même pas du bruyant enthousiasme qu'excitait son passage dans les villages devenus nombreux aux environs du Tibre. A Borgo San-Sepolcro, on lui fit une véritable ovation, sans qu'il revînt à lui-même; puis, quand on fut déjà bien loin de cette ville, comme s'il se fût réveillé, il demanda à son compagnon si l'on n'y arriverait pas bientôt 2. La première soirée passée à Monte-Casale fut marquée par un miracle. François guérit un frère qui était possédé^. Le lendemain matin, s'étant décidé à passer quelques jours dans cet ermitage, il renvoya les frères de l'Alverne et le cheval du comte Orlando. Dans un des villages traversés la veille, une femme 1. Parti san Francesco per Monte- Acuto prendendo la via di Monte Arcoppe e del Foresto. Ce chemin pour aller de l'Alverne à Borgo San-Sepolcro est loin d'être le plus court ou le plus facile, mais au lieu de gagner immédiatement la plaine on reste encore de longues heures sur les cimes. Tout François n'est-ii pas dans ce choix? 2. 2. Gel. 3, 41; Bon. 141; Fior. IV consid. 3. 1 Gel. 63 et 64; Fior. IV consid. 344 VIE DE s. FRANÇOIS était depuis plusieurs jours entre la vie et la mort, ne parvenant pas à mettre son enfant au monde. Son entourage avait appris le passage du Saint, lors- qu'il était déjà beaucoup trop loin pour courir après lui. On juge la joie de ces pauvres gens lorsque le bruit se répandit qu'il allait repasser. Ils allèrent à sa ren- contre et furent affreusement déçus en ne trouvant que des frères. Tout à coup une idée leur vint prenant la bride du cheval sanctifiée par le con- tact des mains de François, ils la portèrent à la mal- heureuse qui, l'ayant placée sur son corps, accoucha aussitôt sans aucune souffrance ^. Ce miracle, établi par des récits tout à fait autorisés, montre assez à quel degré d'enthousiasme on en était venu parmi le peuple pour la personne de François. Pour lui, après quelques jours passés à Monte-Gasale, il partit avec frère Léon pour Gitta di Gastello. Il y guérit une femme atteinte de troubles nerveux effrayants, et resta tout un mois à prêcher dans cette ville et dans les environs. Lorsqu'il se remit en route, l'hiver était presqu'arrivé. Un paysan lui prêta son âne, mais les chemins furent si peu praticables que le soir il fut impossible d'arriver à un gîte quelconque. Les pauvres voyageurs durent passer la nuit sous un rocher ; l'abri était plus que rudimentaire. la neige s'y engouffrait, poussée par le vent et glaçait le malheureux paysan qui proférait d'abominables jurons et maudissait François; mais celui-ci parla avec tant de gaieté, qu'il finit par lui faire oublier le froid et sa mauvaise humeur 2. 1. 1 Cel. 70. Fior. IV consid. 2. Bon. 198 et 199. Fior. IV consid. LE CANTIQUE DU SOLEIL 345 Le lendemain, le Saint arriva à la Portioncule. Il semble n'y avoir fait qu'une courte apparition et être reparti à peu près aussitôt pour aller évangéliser le sud de rOmbrie. On ne peut songer à le suivre dans cette mission. Frère Élie l'accompagnait, ne lui cachant plus les inquié- tudes qu'il avait pour sa vie, tant il le voyait exténué ^. Depuis le retour de Syrie août 1220 il n'avait cessé de s'affaiblir, mais son ardeur redoublait de jour en jour. Rien ne l'arrêtait, ni ses souffrances, ni les solli- citations des frères ; monté sur un âne il parcourait parfois trois ou quatre villages en une journée. Un labeur si excessif amena une infirmité plus pénible encore que les précédentes, il fut menacé de perdre la vue 2. Sur ces entrefaites, une sédition avait contraint Hono- rius III à quitter Rome fin avril 1225. Après quelques semaines passées à Tivoli, il vint se fixer à Rieti, où son séjour devait se prolonger jusqu'à la fin de 1226^. L'arrivée du pape avait amené dans cette ville, avec la cour pontificale tout entière, plusieurs médecins renommés ; aussi le cardinal Hugolin qui avait suivi le pontife, apprenant la maladie de François, l'appela-t-il à Rieti pour l'y faire soigner. Mais malgré les instances de frère Élie, celui-ci hésitait beaucoup à se rendre à cette invitation^. 11 lui semblait qu'Un malade n'a qu'une chose à faire s'en remettre purement et simplement 1. 1 Gel. 109; 69; Bon. 208. Peut-être faut-il rattacher à cette tournée le passage à Celano 2 Gel. 3,30. Spec. 22; Bon. 156 et 157. 2. 1 Gel. 97 et 98; 2 Gel. 3, 137; Bon. 205 et 206. 3. Richard de S. Germano ann. 1225. Cf. Potthast 7400 ss. 4. 1 Gel. 98 et 99; 2 Gel. 3, 137 ; Fior. 19. 346 VIE DE s. FRANÇOIS entre les mains du Père céleste. Qu'est-ce que la souf- france pour une âme qui est fixée en Dieu ^ ? Elie finit cependant par le convaincre, et le départ fut décidé; mais auparavant François voulait aller prendre congé de sainte Glaire et se reposer un peu auprès d'elle. Il s'arrêta à Saint-Damien bien plus longtemps qu'il ne l'avait projeté^ fin juillet — commencement de sep- tembre 1225. Son arrivée dans le cher monastère avait été marquée par une recrudescence terrible de ses maux. Pendant quinze jours, sa cécité fut si complète qu'il ne distinguait même pas la lumière. Les soins qu'on lui donnait n'amenaient aucun résultat, depuis qu'il passait chaque jour de longues heures à pleurer. Larmes de pénitence, disait-il, mais aussi de regret^. Ah! qu'elles étaient différentes de ces larmes des instants d'inspira- tion et d'émotion qui coulaient sur son visage tout illu- miné de joie. On l'avait vu, dans ces moments, ramasser deux morceaux de bois, et s'accompagnant sur ce violon rustique^ improviser en français des cantiques, où il déversait le trop plein de son cœur^. Mais ce rayonnement de génie et d'espérance avait disparu. Rachel pleure ses enfants et ne veut pas être consolée, car ils ne sont plus. Il y a dans les larmes de François ce même quia non sunt pour ses fils spirituels. Mais s'il y a des douleurs irrémédiables, il n'y en a point qui ne puissent à la fois s'exalter et s'adoucir, 1. 2 Gel 3, 110; Règle de 1221 cap. 10. 2. Voir après le Cantique du soleil l'indication des sources. 3. 2 Gel. 3, 138. 4. Ce trait a paru si original aux auteurs qu'ils l'ont souligné d'un ut oculis vidimus 2 Gel. 3, 67 ; Spec. 119 a. LE CANTIQUE DU SOLEIL 347 lorsque nous les endurons tout près de ceux qui nous aiment. A cet égard, ses compagnons ne pouvaient lui être d'un grand secours. Les consolations morales ne sont possibles que de pair à égal, ou lorsque deux cœurs sont unis par une passion mystique si grande qu'ils se com- prennent et se confondent. Ah! si les frères savaient tout ce que je souffre, disait saint François quelques jours avant l'impression des stigmates, de quelle pitié et de quelle compassion ils seraient émus! » Mais eux, en voyant celui qui leur avait fait de la gaieté un devoir devenir de plus en plus triste et se tenir à l'écart, s'imaginaient qu'il était tourmenté par des tentations diaboliques^. Glaire devina l'inexprimable. A Saint-Damien, son ami revoyait tout le passé ; que de souvenirs revécus d'un seul coup d'œil! Ici, l'olivier auquel, brillant cavalier, il attachait sa monture; là, le banc de pierre, où s'asseyait son ami, le prêtre de la pauvre chapelle; plus loin, la cachette où il s'était réfugié pour échapper à la colère paternelle, et surtout le sanctuaire avec le crucifix mys- térieux de l'heure décisive. En ravivant ces images du lointain radieux, François exaspérait encore sa douleur; mais tout ne parlait pas seulement de mort et de regret. Glaire était là, aussi déci- dée, aussi ardente que jamais. Transfigurée jadis par l'ad- miration, elle l'était maintenant par la compassion. Assise aux pieds de celui qu'elle aimait plus qu'on n'aime sur la terre, elle sentait les meurtrissures de son âme et 1. Spec. 123 a; 2 Gel. 3, 58. 348 VIE DE s. FRANÇOIS l'effondrement de son cœur. Qu'importe après œla que les sanglots de François aient redoublé au point de le rendre aveugle pendant quinze jours! L'apaisement venait, la vierge consolatrice allait lui rendre la sérénité. Tout d'abord, elle le retint, et se mettant elle-même à la besogne, lui fit avec des roseaux une grande cellule dans le jardin du monastère, afin qu'il eût l'entière liberté de ses mouvements. Comment refuser une hospitalité si franciscaine? Elle ne le fut que trop; des légions de souris et de rats infes- taient ce recoin ; la nuit, ils se promenaient jusque sur le lit de François avec un vacarme infernal, si bien qu*au milieu de ses souffrances, il ne pouvait trouver aucun repos. Mais il oubliait bien vite tout cela auprès de son amie. Une fois de plus elle lui rendait la foi et le cou- rage. Un rayon de soleil, disait-il, suffit à dissiper bien des ténèbres ! Cependant l'homme des anciens jours se réveillait peu à peu en lui et parfois les sœurs entendaient, se mêlant au murmure des pins et des oliviers, l'écho de cantiques inconnus, qui semblaient venir de la cellule de roseaux. Un jour, il s'était assis à la table du monastère après une longue conversation avec Claire. On avait à peine commencé à manger, lorsque tout à coup il sem- bla ravi en extase. Laudato sia lo Signore ! s'écria-t-il en revenant à lui. Il venait de composer le Cantique du soleil ^. 1. J'ai combiné le récit de Celano et celui des Conformités. Les détails donnés par ce second document me paraissent absolument dignes de foi. On voit très bien pourquoi Celano les a omis, et on ne s'expliquerait pas comment ils auraient été inventés tardivement. 2 Cel. 3, 138; Conform. 42 b 2 ; 119 b 1 ; 184 b 2 ; 239 a 2; Spec. 123 a ss ; Fior. 19. LE CANTIQUE DU SOLEIL 349 Texte^ INCIPIUNT LAUDES CREATURARUM QUAS FECIT BEATUS FRANCISCUS AD LAUDEM ET HONOREM DEI CUM ESSET INFIRMUS AD SANCTUM DAMIANUM. Altissimu, onnipotente, bon signore, tue so le laude la gloria e l'onore et onne benedictione. Ad te solo, altissimo_, se konfano et nullu homo ene dignu te mentovare. Laudato sie^ mi signore, cum tucte le tue créature spetialmente messor lo frate sole, lo quale jorna_, et illumini per lui; Et ellu è bellu e radiante cum grande splendore; de te, altissimOj porta signifîcatione. Laudato si, mi signore, per sora luna e le stelle^ in celu 1' ai formate clarite et pretiose et belle. Laudato si, mi signore, per frate vento et per aère et nubilo et sereno et onne tempo, per le quale a le tue créature dai sustentamento. Laudato si, mi signore, per sor acqua, la quale è multo utile et humele et pretiosa et casta. Laudato si_, mi signore, per frate focu, per lo quale ennallumini la nocte, ed ello è bello et jucundo et robustoso et forte. 1. D'après le manuscrit 338 d'Assise f° 33 a. V. p. XXXVIII. Il a été déjà publié d'après ce manuscrit par le P. Panfilo da Magliano Storia compendiosa di San Francesco. Rome 2 vol. in-18, 1874- 1876. Les Conformités 202 b 2-203 a 1 en donnent une leçon qui ne s'écarte de celle-ci que par des variantes insignifiantes. Le savant philologue Monaci en a établi un texte critique fort remar- quable, dans sa Crestomazia italiana dei primi secoli. Gitta di Castello, fascicule I, 1889 in-8o, p. 29-31. Ce travail tout à fait scrupuleux me dispense d'indiquer plus au long les manuscrits ou les éditions. 350 VIE DE S. FRANÇOIS Laudato si^ mi signore, per sora noslra matre terra, la quale ne sustenta et governa et produce diversi fructi con coloriti flori et herba. Laudato si, mi signore, per quilli ke perdonano per lo tuo et sostengo infirmitate et tribulatione. [amore beati quilli ke sosterrano in pace, ka da te, altissimo, sirano incoronati. Laudato si, mi signore, per sora nostra morte corporale, da la quale nullu homo vivente po skappare ; guai a quilli ke morrano ne le peccata mortali ; beati quilli ke se trovarà ne le tue sanctissime voluntati, ka la morte secunda nol farrà maie. Laudate et benedicete mi signore et rengratiate et serviteli cum grande humilitate. LK CANTIQUE DU SOLEIL 351 TRADUCTION JUXTALINEAIRE — Très-haut, tout-puissant, bon Seigneur, Vôtres sont les louanges^ la gloire et l'honneur et toute béné- A vous seul, Très-Haut, elles sont dues [diction et aucun homme n'est digne de vous nommer. — Soyez loué, Seigneur, avec toutes vos créatures spécialement monseigneur frère soleil qui donne le jour et par lui vous montrez votre lumière. Il est beau et rayonnant avec grande splendeur, de vous, Très-Haut, il est le symbole. — Soyez loué. Seigneur, pour sœur lune et les étoiles, dans le ciel vous les avez formées claires, précieuses et belles. — Soyez loué. Seigneur, pour frère vent et pour l'air et le nuage, pour le ciel pur et pour tout temps par lequel vous donnez à vos créatures la vie et le soutien. — Soyez loué, Seigneur, pour sœur eau laquelle est si utile, humble, précieuse et chaste — Soyez loué. Seigneur, pour frère feu par lequel vous illuminez la nuit, il est beau et gai , courageux et fort. — Soyez loué. Seigneur, pour sœur notre mère la terre qui nous soutient et nous nourrit et produit divers fruits avec les fleurs aux mille couleurs et [l'herbe. — Louez et bénissez le Seigneur et rendez-lui grâces et servez-le avec grande humilité *, 1. V. p. 378 et 381 les deux dernières strophes de ce cantique Cf. Ozanam, Poètes franscicains, Paris, 1882, p. 77 et 361. Les Miscellanea t. II 1887, p. 190; t. III 1888, p. 3, reproduisent sept textes de ce document Cf. t. IV 1889, p. 87 ss. 352 VIE DE s. FRANÇOIS La joie de François était revenue, aussi grande qu'autrefois. Pendant toute une semaine, il oublia le bréviaire et passa ses journées à répéter le Cantique du soleil. Durant une nuit d'insomnie, il avait entendu une voix lui dire Si tu avais de la foi, gros comme un grain de moutarde, tu dirais à cette montagne, enlève-toi de là, et elle s'enlèverait. » Cette montagne n'était-elle pas celle de ses souffrances, la tentation du murmure et du désespoir? Qu'il soit fait, Seigneur, selon votre pa- role d, avait-il répondu de toute son âme, et aussitôt il s'était senti comme délivré^. ïl dut s'apercevoir bientôt que la montagne n'avait guère changé de place, mais pendant quelques jours il en avait détourné les yeux, il avait pu en oublier l'existence. Un moment, il avait eu l'idée de mander auprès de lui frère Pacifique, le Roi des Vers, pour remanier le cantique ; il aurait voulu lui adjoindre un certain nombre de frères, qui seraient allés avec lui prêcher de ville en ville. Après la prédication, ils auraient chanté l'hymne du soleil, et auraient terminé en disant à la foule rassemblée autour d'eux sur les places publiques Nous sommes les jongleurs de Dieu. Nous désirons être récompensés pour notre sermon et notre chanson. Notre paiement sera que vous persévériez dans la péni- tence 2. » G Les serviteurs de Dieu, ajoutait-il, ne sont-ils pas en effet comme des jongleurs destinés à relever les 1. 2. Gel. 3,58; Spec. 123 a. 2. Spec. 124 a. Cf. Miscellanea 1889, IV p. 88. LE CANTIQUE DU SOLEIL 353 cœurs des hommes et à les porter à la joie spiri- tuelle?» Le François des anciennes ivresses était revenu, le laïque, le poète, l'artiste. Le Cantique des créatures est fort beau il lui manque pourtant une strophe, mais si elle ne fut pas sur les lèvres de saint François elle fut certainement dans son cœur Soyez louéj Seigneur^ pour sœur Glaire ; vous l'avez faite silencieuse, active et subtile, et par elle votre lumière brille dans nos coeurs. CHAPITRE XIX La dernière année. Septembre 1225 - fin septembre 122G Que pensa Hugolin lorsqu'on lui raconta que Fran- çois voulait envoyer ses frères transformés en Jocula- tores Domini, chanter partout le Cantique de frère soleil ? Peut-être ne le sut-il jamais. Son protégé se décida enfin à se rendre à son invitation et quitta Saint- Damien dans le courant du mois de septembre. Le paysage qui s'offre aux. yeux du voyageur arri- vant d'Assise, lorsqu'il débouche tout à coup dans la plaine de Rieti, est un des plus beaux de l'Europe. A partir de Terni, le chemin suit le cours sinueux du Velino, passe non loin des fameuses cascades dont on aperçoit les nuages d'écume, puis s'engage dans des défilés au fond desquels le torrent roule avec un fracas épouvantable, tout embarrassé d'une végétation aussi luxuriante que celle d'une forêt vierge. De tous côtés surgissent des parois de rochers perpendiculaires, et à leur cime, à quelques centaines de mètres au-dessus de votre tête, des forteresses féodales, entre autres le châ- teau de Miranda, plus vertigineux, plus fantastique que ceux que rêva l'imagination de Gustave Doré. Après quatre heures de marche, le défilé s'arrête, et L\ DERNIÈRE ANNÉE 355 l'on se trouve sans transition dans une grande vallée toute étincelante de lumière. Rieti, la seule cité bâtie dans cette plaine de quel- ques lieues, émerge là-bas, à l'autre extrémité, avec ses tours et ses clochers, dominée de collines d'un aspect tout méridional, derrière lesquelles se dressent les masses de l'Apennin presque toujours couvert de neige. La route va droit sur cette ville, passant entre des lacs minuscules ; à chaque instant s'en détachent des chemins conduisant à de petits villages que l'on aperçoit bâtis à mi-côte, au-dessus des terrains cultivés, h la lisière des forêts voici Stroncone, Greccio, Cantalice, Poggio-Buscone et dix autres bourgs infimes, qui ont donné à TEglise plus de saints que toute une province de France. Entre les habitants du pays et leurs voisins de TOmbrie proprement dite, la différence est extrême ils ont tous le type si accusé des paysans de la Sabine et restent encore aujourd'hui tout à fait étrangers aux mœurs nouvelles. On y naît capucin, comme ailleurs on naît militaire, et le voyageur a besoin de quelque attention, pour ne pas traiter de Révérend Père tous les hommes qu'il rencontre. François avait souvent parcouru cette contrée dans tous les sens. Comme sa voisine, la montueuse Marche d'Ancône, elle était particulièrement bien préparée pour recevoir l'évangile nouveau. Dans ces ermitages d'une simplicité invraisemblable, perchés de tous côtés à proxi- mité des villages, sans aucun souci de l'agrément maté- riel, mais toujours sur les points où la vue s'étend sur le plus vaste horizon, devait se perpétuer une race de Frères Mineurs passionnés, fiers, obstinés, presque 356 VIE DE s. FRANÇOIS sauvages, qui n'ont pas compris leur maître tout entier, qui n'ont pas saisi sa bonhomie exquise, son impuis- sance à haïr, ses rêves de rénovation politique et sociale, sa poésie et sa délicatesse, mais qui ont compris l'amant de la nature et de la pauvreté^. Ils ont fait plus que de le comprendre, ils ont vécu de sa vie, et depuis cette fête de Noël célébrée dans les bois de Greccio jusqu'à aujourd'hui, ils sont restés les représentants naïfs et populaires de l'étroite Observance. C'est de là que nous est venue avec la Légende des Trois Compagnons, le portrait le plus vivant et le plus vrai du Poverello, et c'est là, dans une cellule de trois pas de long, que Jean de Parme alla achever ses apocalyptiques visions. La nouvelle de l'arrivée de François s'était très vite répandue, et bien avant qu'il atteignît Rieti, la popula- tion sortait à sa rencontre. Pour se dérobar à ce bruyant accueil, il alla deman- der l'hospitalité au prêtre de Saint-Fabien. Cette petite église, connue aujourd'hui sous le nom de Notre-Dame de la Forêt, se trouve un peu à l'écart de la route, sur un verdoyant mamelon à peu près à une lieue de la cité. Il y fut bien accueilli et désira s'y arrêter un peu, si bien que les jours suivants, prélats et dévots com- mencèrent à affluer. On était au temps des premiers raisins. Il est facile de deviner l'émoi du prêtre en s'apercevant des ravages que les visiteurs faisaient à sa vigne, la source la plus 1. Voici la liste des monastères qui, d'après Rodolphe de Tos- signano, acceptèrent vers la fin du treizième siècle les idées d'An- gelo Clareno Fermo, Spolète, Gamerino, Ascoli, Rieti, Foligno, Nursie, Aquila, Amelia Historiarum seraphicœ rcligionis libri très. Venise 1586. 1 vol. in f^, 155 a. LA DERNIERE ANNEE 357 claire de ses revenus, mais il s'exagérait sans doute les dégâts. François l'entendit un jour exhaler sa mauvaise humeur Mon Père, lui dit-il, il est inutile de vous tourmenter de ce que nous ne pouvons empêcher, mais dites-moi, combien recueillez-vous de vin en moyenne? » — Quatorze mesures, dit le prêtre.» — Eh bien! si vous en avez moins de vingt, je me charge de vous procurer la différence.» Cette promesse rassura le pauvre homme, et lorsque la vendange venue, il recueillit vingt mesures, il n'hé- sita pas à croire à un miracle^. Cependant François, sur les instances d'Hugolin, avait accepté l'hospitalité à l'évêché de Rieti Thomas de Gelano s'étend avec complaisance sur les marques de dévotion que ce prince de l'Église lui prodigua. Mal- heureusement tout cela est écrit dans ce style pompeux et confus dont les diplomates et les ecclésiastiques semblent avoir naturellement le secret. François passait de son vivant à l'état de relique. Autour de lui s'étalait, dans tout son excès^ la manie des amulettes. On se disputait non seulement ses vêtements, mais jusqu'à ses cheveux et à ses rognures d'ongles 2. Ces démonstrations purement extérieures lui répu- gnaient-elles? Pensait-il quelquefois au contraste qu'il y avait entre ces honneurs rendus à son corps, qu'il avait pittoresquement surnommé frère âne, et la déroute 1. Spec. 129 b; Fior. 19. Dans quelques-uns des récits sur celte période on voit jusqu'à l'évidence comment certains faits se sont peu à peu transformés en miracles. Comparer par exemple le mi- racle de Saint-Urb ;in dans Bon. 68, et 1 Gel. 61. Voir aussi 2 Gel. 2, 10; Bon. 158 et 159. 2. 1 Gel. 87 ; 2 Gel. 2, 11; Conform, 148 a 2; Bon. 99. Sur le' séjour V. 2 Gel. 2, 10; Bon. 158 et 159; 2 Gel. 2, 11; 2, Gel. 3, 36. 31 358 VIE DE s. FRANÇOIS de son idéal? Nous ne savons. S'il a eu des sentiments de ce genre, ceux qui l'entouraient n'étaient pas gens à les comprendre, et il serait naïf d'en attendre l'ex- pression sous leur plume. Bientôt après, il eut une rechute et demanda à être transporté à Monte-Colombo^, ermitage à une heure de la ville, perdu au milieu des arbres et d'un fouillis de rochers. Il s'y était retiré déjà plusieurs fois, notamment lors- qu'il préparait la Règle de 1223. Les médecins, après avoir épuisé l'arsenal thé- rapeutique de l'époque, décidèrent de recourir aux cautérisations il s'agissait de promener une tige de fer chauffée à blanc sur son front. Lorsque le pauvre patient vit apporter le réchaud avec les instruments, il eut un instant de frayeur, mais aussitôt faisant sur le fer incandescent le signe de la croix Frère feu, dit-il, tu es beau entre toutes les créatures, sois-moi propice en cette heure; tu sais combien je t'ai toujours aimé, sois-moi donc courtois aujourd'hui. » Un instant après, lorsque ses compagnons qui n'a- vaient pas eu le courage de rester revinrent 0 gens pusillanimes, leur fit-il en souriant, pourquoi avez- vous fui, je n'ai ressenti aucune douleur. Frère médecin, si cela est nécessaire, vous pouvez recommencer. » Cette tentative ne réussit pas plus que les autres remèdes. On eut beau aviver les plaies du front, en y appliquant des emplâtres, des collyres, et même en y 1. Nom italien actuel du monastère qu'on a appelé aussi Monte- Rainerio et Fonte-Palumho. LA DERNIÈRE ANNEE 359 pratiquant des incisions, le seul résultat fut d'accroître encore les souffrances du malade ^. Un jour, à Rieti où on l'avait de nouveau transporté, il pensa qu'un peu de musique allégerait ses douleurs. Appelant un frère jadis habile à pincer de la guitare, il le pria d'en emprunter une, mais celui-ci eut peur du scandale que cela pourrait donner et François se résigna. Le bon Dieu eut pitié de lui; la nuit suivante, il en- voya un ange invisible lui donner un concert tel qu'on n'en entend pas sur la terre 2. François en perdait, ajoutent les Fioretti, tout sentiment corporel et, à un moment, la mélodie se fit tellement douce et pénétrante, que si l'ange eût donné un coup d'archet de plus, l'âme du malade aurait quitté son corps ^. Il semble qu'il y eut quelque amélioration dans son état lorsque les médecins l'abandonnèrent on le re- trouve durant les mois de cet hiver J225 — 1226 dans les ermitages les plus écartés de la contrée, car dès qu'il avait un peu de force, il voulait se remettre à prêcher. Il alla passer les fêtes de Noël à Poggio Buscone^ où on se rendit en foule de tous les environs pour 1. 1 Gel. 101; 2 Gel. 3, 102; Bon. 67; Spec. 134 a. 2. 2 Gel. 3, 66 ; Bon. 69. 3. Fior. II consid. Gf. Roger Bacon Opus tertium {ap. Mon. Germ. hist. Script, t. 28, p. 577. B. Franciscus jussit fratri cythariste ut dulcius personaret, quatenus mens excitaretur ad harmonias cœlestes quas pluries audivit. Mira enim musicœ super omnes scientias et spectanda potestas. 4. Village à trois heures de marche au nord de Rieti. La cellule de François y subsiste encore sur la montagne, à trois quarts d'heure de la localité. 360 VIE DE S. FRANÇOIS le voir et l'entendre Vous accourez ici, dit-il, croyant y trouver un grand saint, que penserez-vous quand vous saurez que j'ai fait gras pendant tout l'Avent^? » A Saint-Éleuthère^, au moment des plus grands froids qui l'éprouvaient beaucoup, il avait cousu sur sa tu- nique et sur celle de son compagnon des morceaux d'étoffe, de façon à rendre ces vêtements un peu plus chauds. Un jour son compagnon revint avec une peau de renard dont il voulait, à son tour, doubler la tunique de son maître. François en fut bien joyeux, mais ne permit cet excès de complaisance pour son corps qu'à la condition qu'un morceau de la fourrure serait placé ostensiblement sur la poitrine. Tous ces traits, presque insignifiants au premier abord, montrent combien jusque dans les plus petites choses, il détestait l'hypocrisie. Nous ne le suivrons pas à son cher Greccio^, ni même à l'ermitage de Saint-Urbain, perché sur une des cimes les plus élevées de la Sabine^. Les récits que nous avons sur la courte apparition qu'il y fit alors, n'apprennent rien de nouveau sur son caractère ou sur l'histoire de 1. 2 Gel. 3, 71. Cf. Spec. 43 a. 2. Chapelle encore debout à quelques minutes de Rieti. 2 Gel. 3, 70; Spec. 15 a; 43 a. 3. 2 Gel. 2, 14; Bon. 167 ; 2 Gel. 3, 10; Bon. 58, Spec. 122 b. 4. Wadding, ann. 1213, n. 14, place avec raison Saint-Urbain dans le comté de Narni. L'Eremo di S. Urbano se trouve à une demi-heure du village du même nom, sur le mont S. Pancrazio, 1026 m. à trois heues au sud de Narni. Le panorama est un des plus beaux de Tltalie centrale. Les Bollandistes se sont laissé induire en erreur par une affirmation intéressée, lorsqu'ils placent Saint-Urbain, près de Jesi p. 623 f. et 024 a. 1 Gel. 61 ; Bon. 68 V. Bulle Cum aliqua du 15 mai 1218 où il est fait mention de- Saint-Urbain. L\ DERNIÈJIE ANNÉE 361 sa vie. Tls montrent seulement que Timagination de son entourage était extraordinairement surchauffée ; les moindres incidents prenaient aussitôt des couleurs miraculeuses^. Les documents ne disent pas comment il se décida à partir pour Sienne. Dans cette ville se trouvait, paraît-il, un médecin très connu comme oculiste. Le traitement prescrit par lui ne réussit pas mieux que les autres ; mais avec le retour du printemps, François avait fait un nouvel effort pour rentrer dans la vie active. On le trouve décrivant le monastère franciscain idéal 2, et un autre jour, expliquant à un Dominicain un passage de la Bible. Celui-ci, docteur en théologie, avait-il voulu ridicu- liser l'ordre rival, en montrant son fondateur incapable d'interpréter un verset un peu difficile? Gela paraît fort possible Mon bon père, lui dit-il, comment comprenez-vous cette parole du prophète Ezéchiel Si vous ne dénoncez pas au méchant son impiété, je vous redemanderai son âme. » Je connais bien des hommes que je sais être en état de péché mortel, et cependant je ne suis pas toujours à leur reprocher leurs vices. Suis-je donc responsable de leur âme ? » François s'excusa d'abord, alléguant son ignorance, mais pressé par son interlocuteur, il finit par dire < Oui, le vrai serviteur reprend sans cesse le méchant, mais il le fait surtout par sa conduite, par la vérité qui 1. On peut en dire autant de l'apparition des trois vierges entre Campilia et San-Quirico. 2 Gel. 3, 37 ; Bon, 93. 2. Spec. 12 b; Coiiform 169 a 1. 362 VIE DE s. FRANÇOIS resplendit dans ses paroles, par la lumière de son exemple, par tout le rayonnement de sa vie^.» Il eut bientôt une rechute tellement grave que les frères crurent sa fin arrivée. Ils avaient été effrayés surtout par des vomissements de sang qui le mirent dans un état de prostration extrême. Frère Elie accou- rut. A son arrivée, le malade éprouva une telle amélio- ration qu'on put acquiescer à son désir de le ramener en Ombrie. Vers la mi-avril on se mit en route dans la direction de Gortone, C'était la voie la plus facile, et le délicieux ermitage de cette ville était un des mieux appropriés pour qu'il pût y avoir quelque repos. Il y resta sans doute assez peu de temps; il avait hâte de revoir l'horizon de la terre natale, la Portioncule, Saint- Damien, les Garceri, tous ces sentiers et ces hameaux que l'on aperçoit des terrasses d'Assise, et qui lui rappe- laient tant de doux souvenirs. Au lieu d'y aller par le plus court chemin, on fit un long détour par Gubbio et Nocera, pour éviter Pérouse, de peur de quelque tentative des habitants pour s'em- parer du Saint. Une relique telle que le corps de Fran- çois n'était pas loin de valoir le saint clou ou la sainte lance 2. On se battait pour moins que cela. Ils firent un petit séjour près de Nocera, à l'ermitage de Bagnara, adossé au Monte-Pennino^. Ses compagnons y furent de nouveau très inquiets. L'enflure qui s'était 1. 2 Gel. 3, 46; Bon. 153; Spec. 31 b ; Ézech. 33, 9. 2. Deux ans après, le roi de France et toute la cour baisa et vénéra l'oreiller dont François malade s'était servi 1 Gel. 120. 3. Bagnara se trouve près des sources du Topino, à une heure environ à l'est de Nocera. Ges deux localités dépendaient alors d'Assise. LX DERNIÈRE ANNÉE 363 manifestée aux membres inférieurs gagnait rapidement le haut du corps. Les Assisiates l'apprirent, et voulant parer à toutes les éventualités, envoyèrent leurs gens d'armes pour protéger et hâter le retour du Saint. Ils s'arrêtèrent en ramenant François au hameau de Balciano^ pour y manger, mais ils prièrent inutilement les habitants de leur vendre des provisions. Comme ils faisaient part de leur déconvenue aux frères, François qui connaissait ces bons paysans dit Si vous aviez demandé à manger sans offrir de payer, vous auriez trouvé tout ce que vous auriez voulu. Il avait raison, car ayant suivi son avis, ils reçurent pour rien tout ce qu'ils désiraient 2. L'arrivée du cortège à Assise fut saluée par une joie frénétique. Cette fois les compatriotes de François étaient sûrs que leur Saint n'irait pas mourir ailleurs ^. Les mœurs à cet égard ont trop changé pour que nous comprenions tout à fait le bonheur de posséder un corps saint. Ayez le malheur de nommer saint André devant un habitant d'Amalfi, aussitôt vous le voyez se mettre à crier Evviva S. Andréa! Evviva S, Andréa! puis avec une volubilité extraordinaire il vous raconte la légende du Grande Protettore, ses miracles passés et présents, ceux qu'il pourrait faire, s'il voulait, mais qu'il s'interdit par charité, parce que saint Janvier de Naples ne pourrait en faire autant. Il s'agite, se démène 1. Et non Sarliano; Balciano existe encore, à peu près à moitié chemin entre Nocera et Assise. 2. 2 Gel. 3, 23 ; Bon. 98 ; Spec. 17 b ; Conform. 239 a 2 f . 3. 2 Gel. 3, 33 ; 1 Gel. 105 est encore plus explicite La multi- tude espérait qu'il mourrait bientôt, et là était le sujet de sa joie. » 364 VIE DE s. FRANÇOIS et VOUS secoue, plus enthousiaste de sa relique et plus exaspéré de votre froideur qu'un soldat de la vieille garde devant un ennemi de l'Empereur. Au XIIP siècle, toute l'Europe en était là. On trouvera ici plusieurs traits qu'on pourrait être tenté d'estimer choquants ou même ignobles, si on ne faisait effort pour remettre tout cela dans son milieu. François fut installé à l'évêché ; il aurait préféré être porté à la Portioncule, mais les frères durent obéir aux injonctions de la foule, et pour comble de sûreté des gardes furent placés aux abords du palais. Le séjour du Saint y fut beaucoup plus long qu'on ne l'avait présumé. Peut-être dura-t-il plusieurs mois juillet à septembre. Cet agonisant ne se décidait pas à mourir. Il se rebellait contre la mort au centre de l'œuvre, ses préoccupations pour l'avenir de l'Ordre, lointaines quelques jours auparavant, étaient revenues plus angoissantes et plus terribles. Il faut recommencer, pensait-il; créer une nouvelle famille qui n'oubliera pas l'humilité, aller servir les lé- preux, et, comme jadis, se mettre toujours non seule- ment en paroles, mais en réalité, au-dessous de tous les hommes^. » Sentir s'accomplir l'implacable travail de la destruc- tion, contre lequel les plus soumis ne peuvent s'em- pêcher de protester Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi? pourquoi m'avez-vous abandonné? » Devoir contempler la décomposition plus redoutable encore de son Ordre. Lui, l'alouette, être guetté par des soldats veillant sur Cel. 103 et 104. L\ DERNIERE ANNEE 365 son cadavre ; il y avait bien là de quoi le rendre mor- tellement triste. Pendant ces dernières semaines, tous ses soupirs ont été notés. La disparition de la plus grande partie de la Légende des Trois Compagnons, nous prive certaine- ment de quelques touchants récits, mais la plupart des traits nous ont été cependant conservés dans des docu- ments de seconde main. Quatre frères avaient été spécialement chargés de lui prodiguer leurs soins Léon, Ange, Rufin et Masseo. Nous les connaissons déjà ils étaient de ces intimes de la première heure qui avaient regardé l'évangile francis- cain, comme un appel à l'amour et à la liberté. Aussi commençaient-ils à se plaindre de tout et de tous^. Un jour, l'un d'eux dit au malade a Père, vous par- tirez, et vous nous laisserez ; indiquez donc, si vous le connaissez, celui auquel on pourrait en toute sécurité confier le fardeau du généralat. » Hélas ! François ne le connaissait pas le frère idéal capable d'assumer une pareille tâche; mais il profita de la question pour esquisser le portrait du ministre général accompli^. Nous avons deux épreuves de ce portrait, celle qui a été retouchée par Gelano, et l'épreuve originale, bien plus courte et plus vague, mais qui nous montre Fran- çois ne voulant pour son successeur qu'une seule arme un inaltérable amour. C'est probablement cette question qui lui suggéra l'idée de laisser pour ses successeurs, les généraux de Gel. 102. Spec. 83 b. '2. 2 Gel. 3, 116; Spec. 67 a. Conform. 143 b 1 et 225 b 2; 2 Gel." 3, 117 ; Spec. 130 a. 366 VIE DE s. FRANÇOIS l'Ordre, une lettre qu'ils se transmettraient, et oii ils trouveraient, non des directions pour des cas particu- liers, mais l'inspiration même de leur activité*. Au Révérend Père en Christ N.... Ministre Général de tout l'Ordre des Frères Mineurs. Que Dieu te garde et te maintienne dans son saint amour. La patience en tout et partout, voilà, mon frère, ce que je te recommande essentiellement. Si même on te fait de l'opposition, si on te frappe, tu dois en être reconnaissant et désirer qu'il en soit ainsi et non autrement. En ceci se manifestera ton amour pour Dieu, et pour moi, son serviteur et le tien, s'il n'est pas un seul frère au monde, qui ayant péché, autant qu'on peut pécher, et venant devant toi, puisse s'en retourner sans avoir reçu ton pardon. Et si lui ne l'implore pas, toi, demande-lui s'il ne le veut pas. Et reviendrait-il encore mille fois devant toi, aime-le plus que moi-même, afin de l'amener au bien. Aie tou- jours pitié de ces frères. Ces paroles indiquent assez comment François avait jadis dirigé l'Ordre ce rôle de pure affection, de tendre dévouement qu'il rêvait pour les ministres généraux, était-il possible à la lête d'une famille étendant ses ra- meaux sur le monde entier? Il serait téméraire de se prononcer, car parmi ses successeurs, les esprits dis- tingués et les cœurs d'élite n'ont pas manqué; mais, sauf pour Jean de Parme et deux ou trois autres, cet idéal contraste violemment avec la réalité saint Bonaventure lui-même traînera son maître et ami, ce même Jean de Parme, devant un tribunal ecclésiastique, l'y fera con- 1. Pour le texte V. Conform. 136 b 2 ; 138 b 2; 142 b 1. LA DERNIERE ANNEE 367 damner à la prison perpétuelle, et il faudra l'intervention d'un cardinal étranger à l'Ordre pour faire commuer cette peine ^. Les cris de douleur poussés par François mourant sur la chute de TOrdre seraient moins poignants s'ils ne se compliquaient du reproche de lâcheté qu'il s'adres- sait à lui-même. Pourquoi avait-il déserté son poste, abandonné la direction de sa famille, sinon par paresse et par égoïsme? Et voilà qu'il était trop tard pour réagir, et dans des heures d'affreuse angoisse il se deman- dait si Dieu ne le rendrait pas responsable de cette déroute. Ah ! si je puis encore aller au chapitre général, sou- pirait-il, je leur montrerai quelle est ma volonté. » On le vit même, brisé par la fièvre, se dresser tout à coup dans son lit, criant avec une violence déses- pérée Où sont-ils, ceux qui m'ont ravi mes frères? Où sont-ils, ceux qui m'ont volé ma famille?» Hélas! les vrais coupables étaient bien plus près qu'il ne le pensait. Les ministres provinciaux, auxquels il semble avoir surtout songé dans ces paroles, n'étaient que des instruments entre les mains de l'habile frère Elie; et celui-ci, que faisait-il autre chose que mettre son intelligence et son savoir-faire au service du cardinal Hugolin? Bien loin de trouver quelques consolations autour de lui, François était sans cesse tourmenté par les confi- dences de ses compagnons qui poussés par un zèle maladroit, avivaient sa douleur au lieu de la calmer 2. 1. Tribul. Archiv, t. II p. 285 ss. 2. 2 Gel. 3, 118. 368 VIE DE s. FRANÇOIS Pardonnez-moi, mon Père, lui dit un jour l'un d'entre eux, mais ce que je veux vous dire, beaucoup l'ont déjà pensé vous savez comment jadis, par la grâce de Dieu, l'Ordre tout entier marchait dans le sentier de la perfection; pour ce qui regarde la pauvreté et l'amour, comme pour tout le reste, les Frères n'étaient qu'un cœur et qu'une âme. Mais depuis quelque temps tout cela a bien changé il est vrai qu'on excuse souvent les Frères en disant que l'Ordre s'est trop agrandi pour maintenir les anciennes observances; on va même jusqu'à prétendre que les infidélités à la Règle, telles que la construction do grands monastères, sont une source d'édification pour le peuple, si bien que la simplicité et la pauvreté primi- tives ne sont tenues pour rien. Evidemment tous ces abus vous déplaisent; mais alors, on se demande pourquoi vous les tolérez?» — Que Dieu te pardonne, mon frère, répondit Fran- çois. Pourquoi m'accuser ainsi de choses auxquelles je ne peux rien? Tant que j'ai eu la direction de l'Ordre et que les Frères ont persévéré dans leur vocation, j'ar- rivais malgré ma faiblesse à faire le nécessaire; mais lorsque j'ai vu que, sans souci de mes exhortations ni de mes exemples, ils marchaient dans la voie dont tu as parlé, je les ai confiés au Seigneur et aux ministres. Il est vrai que lorsque j'ai renoncé à leur direction, alléguant pour motif mon incapacité, s'ils avaient marché selon mes désirs, je n'aurais pas voulu qu'avant ma mort ils eussent un autre ministre que moi malade, alité même, j'aurais trouvé la force de remplir les devoirs de ma charge. Mais cette charge est toute spirituelle, je ne veux pas devenir un bourreau pour frapper et punir comme les gouverneurs politiques *. » 1. Ces paroles sont empruntées à un long fragment cité par liber- tin de Casai, comme venant de frère Léon Arbor vit. crue. lib. V. LA DERNIERE ANNEE 369 Les plaintes de François devenaient si vives et si amères que, pour éviter le scandale, on ne laissa péné- trer auprès de lui qu'avec la plus grande prudence^. Le désordre était partout et chaque journée apportait son contingent de sujets de tristesse. Le trouble jeté dans les idées sur la pratique de la Règle était extrême ; les influences occultes, qui avaient agi depuis quelques années, étaient parvenues à voiler l'idéal franciscain, non seulement pour des frères éloignés ou nouveaux, mais pour ceux-là même qui avaient vécu dans l'entou- rage du fondateur 2. C'est dans ces circonstances que François dicta la lettre à tous les membres de l'Ordre, qui, dans sa pen- sée, était destinée à être lue à l'ouverture des chapitres et à y perpétuer sa présence spirituelle ^. Il y reste parfaitement fidèle à lui-même ; comme par le passé, il veut entraîner les frères, non par des cap. 3. C'est sûrement un morceau de la Légende des Trois Com- pagnons On le retrouve textuellement dans les Tribulations. Laur. fo 16 b avec quelques phrases en plus à là fin. Cf. Conform, 136 a 2; 143a2; 50 a; 130b; 2 Cel. 3, 118. 1. Tribul. Laur. 17 b. 2. Voir par exemple la question de frère Richer sur les livres Ubertin, Loc. cit. Cf. Ai^chiv îlî p. 75 et -177; Con- form, 71 b 2. Voir aussi Ubertin, Archiv. III p. 75 et 177 ; Tribul. 13 a; Spec. 9 a; Conform. 170 a 1. 11 est curieux de rap- procher le récit tel qu'il se trouve dans ces documents de la version qu'en donne 2 Cel. 3, 8. 3. Man. 338 d'Assise f» 28 a - 31 a avec la rubrique De lictera et ammonitione hcatissimi patris nostri Francisci quam misit fra- tribus ad capitulum quando erat infinnus. Cette lettre a été sé- parée à tort en trois par Rodolphe de Tossignano f'' 237, qui a été suivi par Wadding Epistolae X, XI, XII. Le texte se trouve, sans cette sotte division, dans le manuscrit cité et dans Firmamentum P 21; Spec. Morin, III, 217 a; Ubertin, Arbor vit. crue. V, 7. 370 VIE DE s. FRANÇOIS reproches, mais eQ fixant leurs regards sur la sainteté parfaite. A tous les vénérés et très aimés Frères Mineurs, à frère A****, ministre général, son Seigneur, et aux autres ministres généraux qui seront après lui, et à tous les ministres, aux custodes et aux prêtres de cette frater- nité, humbles en Christ, et à tous les frères simples et obéissants, les plus anciens et les plus récents, frère François, homme vil et caduc, votre petit serviteur, salut ! Ecoutez, mes Seigneurs, vous qui êtes mes fils et mes frères, prêtez Foreille à mes paroles. Ouvrez vos cœurs, et obéissez à la voix du Fils de Dieu. Gardez de tout votre cœur ses commandements et observez parfaitement ses conseils. Louez-le, car il est bon, et glorifiez-le par vos œuvres. Dieu vous a envoyés par tout le monde, afin que par la parole et par l'exemple vous rendiez témoignage de lui, et que vous appreniez à tous qu'il est seul tout-puis- sant. Persévérez dans la discipline et dans l'obéissance, et tenez ce que vous lui avez promis avec une bonne et ferme volonté. Après cette entrée en matière, François passe aussitôt à la recommandation essentielle de sa lettre, celle de Tamour et du respect dus au Sacrement de l'autel; 1. Cette initiale donnée seulement par le iVIan. d'Assise, n'est pas sans exciter l'étonnement. Il semble qu'il aurait dû y avoir un simple N***. Cette lettre a pu être ainsi remplacée par un copiste qui aurait employé l'initiale du ministre général en charge au moment où il écrivait. Si cette hypothèse a quelque valeur, elle aiderait à fixer la date exacte du manuscrit Albert de Pise ministre de 1239— 1240; Aimon de Faversham de 1240—1244. LA DERNIÈRE ANNEE 371 la foi en ce mystère d'amour lui apparaissait en effet comme le salut de l'Ordre. Avait-il tort? Un homme qui croit véritablement à la présence réelle de THomme-Dieu entre les doigts du prêtre qui élève l'hostie, pourrait-il ne pas consacrer sa vie à ce Dieu et à la sainteté? On aura quelque peine à le penser. Il est vrai que des légions de dévots professent la foi la plus absolue en ce dogme, et l'on ne voit pas qu'ils en soient moins mauvais ; mais la foi pour eux est d'ordre intellectuel, c'est l'abdication du raisonnement, et en immolant à Dieu leur intelligence, ils sont fort heureux de lui offrir un instrument qu'ils préfèrent bien ne pas employer. Pour François, la question se présentait tout autre- ment la pensée qu'il pût y avoir du mérite à croire ne pouvait même pas lui venir à l'esprit le fait de la pré- sence réelle était pour lui d'une évidence presque concrète. Aussi, sa foi en ce mystère était-elle un effort de son cœur, pour que la vie du Dieu, mystérieusement présent sur l'autel, devînt la sève de toutes ses actions. A la transsubstantiation eucharistique opérée par les paroles du prêtre, il en ajoutait une autre, celle de son cœur. Dieu s'offre à nous comme à ses enfants. C'est pour- quoi, je vous prie, vous tous mes frères, en vous baisant les pieds, et avec tout l'amour dont je suis capable, d'avoir pour le corps et le sang de notre Seigneur Jésus- Christ tout le respect et tout l'honneur que vous pourrez. » Plus loin s'adressant aux prêtres en particulier 372 VIE DE s. FRANÇOIS Ecoutez, mes frères, si la bienheureuse Vierge Marie est honorée à juste titre pour avoir porté Jésus dans son sein, si Jean-Baptiste a tremblé parce qu'il n'osait pas toucher la tête du Seigneur, si le sépulcre dans lequel il a reposé un peu de temps est entouré d'un si grand culte, oh! combien saint, pur et digne doit être le prêtre qui touche de ses mains, qui reçoit dans sa bouche et dans son cœur^ et qui distribue aux autres Jésus vi- vant, glorifié, celui dont la vue réjouit les anges! Com- prenez votre dignité, frères prêtres, et soyez saints, car il est saint. Oh ! quelle grande misère et quelle affreuse infirmité, si vous l'aviez là présent devant vous, et que vous ayez souci de quelque autre chose. Que tout homme soit dans le saisissement, que le monde entier tremble, que le ciel tressaille de joie, lorsque, sur l'autel, entre les mains du prêtre, descend le Christ, le Fils du Dieu vivant. 0 profondeur admirable ! ô étonnante faveur ! ô triomphe de l'humilité! voilà que le maître de toutes choses. Dieu, et le Fils de Dieu s'humilie pour notre salut, jusqu'à se dissimuler sous l'apparence d'un peu de pain. Eegardez, mes frères, cette humilité de Dieu et répandez vos cœurs devant lui ; humiliez-vous, vous aussi, afin que vous soyez, vous aussi, relevés par lui. Ne gardez pour vous rien de vous, afin qu'il vous reçoive tout entiers, celui qui se donne à vous tout entier. » On voit avec quelle vigueur d'amour, le cœur de François avait saisi l'idée de la communion. Il termine par de longs conseils donnés aux frères, et après les avoir conjurés de garder fidèlement leurs pro- messes, tout son mysticisme s'exhale et se résume en une prière d'une admirable simplicité. L'A DERNIÈRE ANNÉE 373 Dieu tout-puissant, éternel, juste et miséricordieux, donnez-nous, à nous pauvres malheureux, de faire à cause de vous ce que nous savons être votre volonté, et de vouloir toujours ce qui vous plaît ; de sorte qu'inté- rieurement purifiés, illuminés et enflammés par le feu de l'Esprit saint, nous puissions suivre les traces de votre Fils bien aimé, notre Seigneur Jésus-Christ.» Qu'est-ce qui sépare cette prière de l'efTort fait en dehors de toute religion révélée par les âmes d'élite pour découvrir le devoir? Très peu de chose en vérité les mots sont différents, l'action est la même. Cependant la sollicitude de François s'étendait bien au delà des linaites de l'Ordre. Sa plus longue épître s'adresse à tous les chrétiens les paroles y ont quelque chose de si vivant, qu'on croit entendre un bruit de voix derrière; et cette voix, d'ordinaire sereine comme celle qui proclama sur la montagne de Galilée la loi des temps nouveaux, devient ça et là d'une douceur indicible, comme celle qui retentit dans le cénacle, au soir de la première eucharistie. Comme Jésus oubliant la croix qui se dresse dans l'ombre, François oublie ses souffrances, et envahi d'une divine tristesse, il songe à cette humanité pour chaque membre de laquelle il voudrait donner sa vie ; il songe à ses fils spirituels, les Frères de la Pénitence, qu'il va laisser sans avoir pu leur faire sentir, comme il l'aurait voulu, l'amour dont il brûle pour eux Père je leur ai donné les paroles que vous m'aviez données c'est pour eux que je vous prie ! » Tout l'Évangile franciscain est dans ces quelques pages, mais pour comprendre la fascinalion qu'il exerça, 374 VIE DE s. FRANÇOIS il faudrait d'abord passer par l'École du moyen âge, et y entendre les interminables tournois dialecliques par lesquels on fanait les intelligences; il faudrait voir l'Église du XÏIP siècle, rongée par la simonie et la luxure, et ne parvenant à faire quelques inutiles efforts pour enrayer le mal que sous la pression de l'hérésie ou de la révolte. A tous les chrétiens, religieux, clercs ou laïques tant hommes que femmes, à tous ceux qui habitent dans le monde entier, frère François, leur serviteur bien soumis, présente ses devoirs et souhaite la vraie paix du ciel et un sincère amour dans le Seigneur. Etant le serviteur de tous les hommes, je suis tenu de les servir et de leur dispenser les salutaires paroles démon Maître. C'est pourquoi, voyant que je suis trop faible et trop malade pour vous visiter chacun en parti- culier, j'ai pris la décision de vous adresser mon message par cette lettre et de vous offrir les paroles de notre Seigneur Jésus-Christ qui est le Verbe de Dieu, et celles du Saint-Esprit qui sont esprit et vie. Il serait puéril de s'attendre ici à des idées nouvelles soit pour le fond, soit pour la forme. Les appels de Fran- çois n'ont de valeur que par le souffle qui les anime. Après avoir brièvement rappelé les grands traits de rÉvangile et recommandé avec insistance la communion, François s'adresse en particulier à quelques catégories d'auditeurs pour leur donner des conseils spéciaux. Que les podestats, les gouverneurs, et ceux qui sont constitués en autorité, exercent leurs fonctions avec mi- séricorde, comme ils voudraient être jugés par Dieu avec miséricorde.... LA DERNIÈRE ANNÉE 375 Les religieux en particulier qui ont renoncé au monde sont tenus de faire plus et mieux que les simples chré- tiens, de renoncer à ce qui ne leur est pas nécessaire et d'avoir en haine les vices et les péchés du corps.... Ils doivent aimer leurs ennemis, faire du bien à ceux qui les haïssent, observer les préceptes et les conseils de notre Rédempteur, renoncer à eux-mêmes et dompter leur corps. Et aucun religieux n'est tenu à l'obéissance, si en obéissant il devait commettre une faute ou an péché Ne soyons pas sages et savants selon la chair, mais simples, humbles et purs.... Jamais nous ne devons dé- sirer être au-dessus des autres, mais plutôt être au- dessous, et obéir à tous les hommes. Il termine en montrant la sottise de ceux qui met- tent leur cœur à la possession des biens terrestres, et conclut par le tableau très réaliste de la mort du méchant Son argent, ses titres, sa science, tout ce qu'il croyait posséder, tout cela lui est enlevé ses proches et ses amis, auxquels il a donné sa fortune, viendront se la partager et finiront en disant Maudit soit-il, car il aurait pu nous donner davantage et il ne l'a pas fait ; il aurait pu acquérir une plus grande fortune et il n'en a rien fait.» Les vers dévoreront son corps et les démons rongeront son âme, et ainsi il perdra son âme et son corps. Moi, frère François, votre petit serviteur, je vous prie et vous conjure par l'amour qui est Dieu , tout prêt à vous baiser les pieds, de recevoir avec humilité et amour ces paroles et toutes les autres de notre Seigneur Jésus-Christ et d'y conformer votre conduite. 376 VIE DE s. FRANÇOIS Et que ceux qui les reçoivent dévotement et qui les comprennent, les transmettent à* d'autres. Et s'ils per- sévèrent ainsi jusqu'à la fin, qu'ils soient bénis par le Père, le Fils et le Saint-Esprit, Amen*. Si jamais François a fait une règle pour le Tiers Ordre, elle a dû ressembler de très près à cette épître, et en attendant qu'on retrouve ce problématique docu- ment, la lettre indique ce que furent à l'origine les associations de Frères de la Pénitence. Dans ces longues pages tout vise au développement de la vie religieuse et mystique dans le cœur de chaque chrétien. Mais déjà au moment où François les dictait, cette hauteur de vue était une utopie, et le Tiers Ordre n'était guère qu'un bataillon de plus dans les armées de la papauté. On voit maintenant comment les épîtres qui viennent d'être examinées procèdent en définitive d'une seule et même inspiration. Qu'il laisse des instructions pour ses successeurs, les ministres généraux, qu'il écrive à tous les membres présents et futurs de son Ordre, à tous les chrétiens, ou même au clergé 2, François n*a qu'un but continuer à prêcher même après sa mort, et peut- 4. Cette épître a été, elle aussi, maladroitement divisée en deux lettres distinctes par Rodol]he de Tossignano, î'^ 174 a, qui a été suivi par Wadding. Voir man. d'Assise 338, 23 a — 28 a ; Conform. 137 a 1 ss. 2. La lettre au clergé ne fait que répéter les idées déjà exprimées sur le culte du saint sacrement. On se rappelle François balayant les églises et conjurant les prêtres de les tenir propres ; cette épître a le même but elle se trouve dans le Man. 338 d'Assise, f" 31 b-32 b, avec la' rubrique De reverentia corporis Domini et de munditia altaris ad omnes clericos. Incipit Attendamus omnes Explicit fecerint exemplari. C'est donc la lettre donnée par Wad- ding, XIII, mais sans l'adresse, ni la salutation. LA DERNIERE ANNEE 377 être aussi, en mettant par écrit son message de paix et d'amour, empêcher qu'il ne soit complètement travesti ou méconnu. Rattachées à ces heures douloureuses qui les virent naître, elles forment, un ensemble dont la portée et la signification s'accentuent singulièrement. C'est là, comme dans la Règle de 1221 et dans le Testament, qu'il faut aller chercher l'esprit franciscain. La négligence et surtout les tourmentes qui boule- versèrent plus tard l'Ordre, expliquent la disparition de quelques autres documents qui viendraient jeter un rayon de poésie et de joie sur ces tristes journées ^ François n'oubliait pas son amie de Saint-Damien. Apprenant combien elle était inquiète de le savoir si malade, il voulut la rassurer il se faisait encore des illusions sur son état, et lui écrivit pour lui promettre d'aller bientôt la voir. Il ajouta à cette assurance quelques conseils affec- tueux, l'invitant, elle et ses compagnes, à ne pas exa- gérer les macérations. Pour leur donner l'exemple de la gaieté, il joignit à sa lettre une laude en langue vul- gaire qu'il avait mise lui-même en musique 2. De cette chambre du palais épiscopal où il était comme emprisonné, il venait de remporter un nouveau triomphe, et c'était là sans doute ce qui avait inspiré sa joie. L'évêque d'Assise, l'irritable Guido, toujours en guerre avec quelqu'un, l'était cette fois avec le podestat 1. Il ne faut pas désespérer de les retrouver. Les archives des monastères de Clarisses sont d'ordinaire assez rudimentaires, mais conservées avec un soin pieux. 2. Spec. 117 b; Con/brm. 185 a 1 ; 135 bl. Cf. Test. B. Clarté, A. SS. Aug., t. II, p. 747. 378 VIE DE s. FRANÇOIS de la cité il n'en fallait pas davantage pour jeter un trouble profond dans la vje d'une petite ville. Guido avait excommunié le podestat, et celui-ci avait fait pro- clamer la défense de rien vendre ou rien acheter aux ecclésiastiques ni de faire avec eux aucun contrat. Le différend s'envenimait et personne ne semblait songer à s'entremettre pour tenter un rapprochement. On comprend d'autant mieux la douleur de François en voyant tout cela, que son premier effort avait été pour ramener la paix dans sa ville natale, et qu'il considérait le retour de l'Italie à l'union et à la concorde comme le but essentiel de son apostolat. La guerre dans Assise^ c'était l'écroulement définitif de son rêve, la voix des événements lui criant brutale- ment Tu as perdu ta vie ! » Cette lie du calice lui fut épargnée grâce à une inspi- ration où éclate de nouveau la fantaisie de son caractère. Au Cantique du soleil il ajouta une nouvelle strophe Soyez loué, Seigneur^ pour ceux qui pardonnent par amour et supportent les peines et les tribulations; [pour vous heureux ceux qui persévéreront dans la paix, par vous, Très-Haut, ils seront couronnés. Puis, appelant un frère, il le chargea de prier le gou- verneur de se rendre sur la place du parvis devant l'évêché avec tous les notables qu'on pourrait réunir. Ce magistrat, auquel la légende donne le beau rôle dans toute cette affaire, se conforma aussitôt au désir du Saint. Quand il arriva et que Tévêque fut sorti de son palais, deux frères s'avancèrent et dirent Frère François a LA DERNIÈRE ANNEE 379 fait à la louange de Dieu un cantique qu'il vous prie tous d'écouter pieusement,» et ils se mirent aussitôt à chanter l'hymne de frère soleil avec sa nouvelle strophe. Le gouverneur les écouta debout dans l'attitude la plus recueillie, pleurant à chaudes larmes, car il aimait beaucoup le bienheureux François. Quand le chant fut fini Sachez en vérité, dit-il, que je veux pardonner au Seigneur Evêque, que je veux et dois regarder comme mon Seigneur, car si même on eût assassiné mon frère je serais prêt à pardonner au meur- trier.» Après ces paroles il se jeta aux pieds de l'évêque et lui dit Me voici prêt à tout ce que vous voudrez, par amour pour notre Seigneur Jésus-Christ et pour son serviteur François. » Alors l'évêque lui prenant la main se leva et lui dit Avec ma qualité, il conviendrait que je sois humble, mais puisque je suis naturellement trop prompt à la co- lère, il faut que tu me pardonnes ^ » Celte réconciliation inattendue fut aussitôt regardée comme miraculeuse et augmenta encore le culte des Assisiates pour leur concitoyen. L'été touchait à sa fin. Après quelques jours d'un répit relatif, les souffrances de François devenaient plus fortes que jamais incapable de faire un mouvement, il pensa même qu'il devait renoncer à son ardent désir de revoir encore Saint-Damien et la Portioncule et fit aux frères toutes ses recompiandations pour ce dernier sanctuaire Ne l'abandonnez jamais, leur répétait- L Ce récit dans le Spec. 128 b est donné comme provenant de témoins oculaires. Cf. Conform. 184 b 1 ; 203 a 1. 380 VIE DE s. FRANÇOIS il, car ce lieu est vraiment sacré; c'est la maison de Dieu^. » Il lui semblait que si les frères restaient attachés à ce coin de terre, à cette chapelle de dix pas de long, a ces huttes couvertes de chaume, ils y trouveraient le souvenir vivant de la pauvreté des premiers temps, et ' ne pourraient s'en écarter beaucoup. Un soir, son état empira avec une effrayante rapi- dité; toute la nuit suivante, il eut des vomissements de sang qui ne laissaient aucun espoir les frères accou- rant, il dicta quelques lignes sous forme de testament, puis leur donna sa bénédiction Adieu, mes enfants, restez tous dans la crainte de Dieu, demeurez toujours unis au Christ; de grandes épreuves vous sont réservées, et la tribulation approche. Heureux ceux qui persévére- ront comme ils auront commencé; car il y aura des scandales et des scissions parmi vous. Pour moi, je m'en vais vers le Seigneur et vers mon Dieu. Oui j'ai l'assurance que je vais vers Celui que j'ai servi 2. » Les jours suivants, au grand étonnement de son en- tourage, il y eut de nouveau une amélioration; personne ne pouvait comprendre la résistance qu'opposait à la mort ce corps depuis si longtemps brisé par la souffrance. 1. 1 Cel. 106 Ces recomm ndations sur la Portioncule furent amplifiées par les Zelanti, lorsque, sous le généralat de Crescentius Bulle Is qui ecclesiam 6 mars 1245, la basilique d'Assise fut subs- tituée à Notre-Dame des Anges comme mater et eaput de l'Ordre. V. Spec. 32 b; 69 b-71 a; Conform. 144 a 2; 218 a 1; 3 Soc. 56; 2 Cel. 1, 12 et 13; Bon. 24 et 25; voir à l'appendice l'étude sur l'Indulgence du 2 août. 2. Gel. 108. Gomme je l'ai dit, voir plus haut p. LIV le reste du récit de Gelano semble nécessiter quelques réserves. Gf. Spec. 115 b; Conform. 225 a 2; Bon. 211. LA DERNIÈRE ANNÉE 381 Lui-même retrouvait quelque espoir. Un médecin d'Arezzo, qu'il connaissait beaucoup, étant venu le visiter Bon ami, lui dit-il, combien penses-tu que j'aie encore à vivre? » — Mon père, répondit son interlocuteur pour le ras- surer, tout cela passera, s'il plaît à Dieu.» — Je ne suis pas un coucou ^, répliqua François souriant et employant une expression populaire, pour avoir peur de la mort. Par la grâce de l'Esprit saint, je suis si intimement uni à Dieu que je suis également content de vivre ou de mourir. » — En ce cas, mon père, au point de vue médical, ton mal est incurable, et je ne crois pas que tu puisses aller bien plus loin que les premiers jours de l'au- tomne. » A ces mots, le pauvre malade étendit les mains comme pour appeler Dieu, et s'écria avec une indi- cible expression de joie ce Sœur Mort, soyez la bien- venue ! » Puis il se mit à chanter et envoya chercher les frères Ange et Léon. A leur arrivée, ils durent malgré leur émotion en- tonner le Cantique du soleil. Ils en étaient à la doxologie finale lorsque François les arrêtant improvisa le salut à la mort Soyez loué, Seigneur_, pour notre sœur la mort corporelle à laquelle aucun homme ne peut échapper ; malheur à ceux qui meurent en état de péché mortel, heureux ceux qui se trouveront conformes à vos très saintes car la seconde mort ne leur fera aucun mal. [volontés 1. Non sum cuculus^ en italien cuculo. 382 VIE DE s. FRANÇOIS A partir de ce jour, l'évêché ne cessa de retentir du bruit de ses chants. A chaque instant, même pendant la nuit, il recommençait lui-même le Cantique du soleil ou quelqu'autre de ses compositions préférées. Puis, quand il était fatigué, il priait Ange et Léon de con- tinuer. Un jour , frère Élie crut devoir faire quelques remarques à ce sujet. Il craignait que les gardes et les gens du voisinage n'en vinssent à se scandaliser un saint ne doit-il pas se recueillir devant la mort, l'at- tendre avec crainte et tremblement, au lieu de se laisser aller à une gaieté qu'on pourrait mal inter- préter ^. Peut-être l'évêque Guido n'était-il pas tout à fait étranger à ces reproches ; il ne paraît pas impro- bable que l'encombrement de son palais par les Frères Mineurs durant de longues semaines ait fini par lui donner un peu d'humeur. Mais François ne voulut pas céder; son union avec Dieu était trop douce pour qu'il pût se résoudre à ne pas la chanter. On se décida enfin à le transporter à la Portioncule. Son désir d'expirer près de l'humble chapelle^ où il avait entendu la voix de Dieu le consacrant apôtre, allait être accompli. Ses compagnons, chargés de leur précieux far- deau, prirent à travers les oliviers le sentier de la plaine. De temps en temps le malade, incapable de rien distinguer, demandait où l'on était. Quand 1. Spec. i36 b; Fior. IV consid. Il est à noter que Guido au lieu d'attendre à Assise Tévénement si prévu de la mort de François partit pour le mont Gargano, 2 Gel. 3, 142. LA DERNIÈRE ANNÉE 383 ils furent à moitié chemin, à l'hôpilal des Gru- cigères où jadis il avait soigné les lépreux et d'oii l'on peut embrasser toutes les maisons de la ville d'un seul regard, il pria qu'on l'assît par terre tourné vers la cité, et élevant la main, il dit adieu à la terre natale et la bénit. CHAPITRE XX Testament et mort de saint François, Fin septembre — 3 octobre 1226. Les dernières journées de la vie de François sont d'une radieuse beauté. Il alla au-devant de la mort en chantant^, dit Thomas de Gelano pour résumer l'im- pression de ceux qui le virent alors. Se retrouver à la Portioncule après la longue déten- tion de l'évêché, ne fut pas seulement une joie véritable pour son cœur le grand air au milieu de la forêt dut lui causer un réel bien-être physique le Cantique des créatures ne semble-t-il pas fait exprès pour être chanté au soir de ces journées d'automne si lumineuses et si douces en Ombrie, où toute la nature se recueille pour murmurer, elle aussi, son hymne d'amour au frère soleil? On devine chez François cette disparition presque absolue de la douleur, ce renouveau de vie, qui devance si souvent l'approche de la catastrophe finale. Il en profita pour dicter son Testament 2. 1. Mortem cantando suscepit. 2 Gel. 3, 139. 2. Le texte pris pour base ici est celui du manuscrit 338 d'Assise fo 16a-18a. On le trouve aussi dans Firmamentum, P 19, col. 4; — Spéculum Morin, tract. III, Sa; — Wadding ann. 1226, 35. — TESTAMENT ET MORT DE S. FRANÇOIS 385 C'est à ces pages qu'il faut aller demander la note juste pour esquisser la vie de son auteur et se faire une idée de l'Ordre tel qu'il l'avait rêvé. Dans ce monument d'une incontestable authen- ticité, et qui est la manifestation la plus solennelle de sa pensée, le Poverello se révèle tout entier avec une virginale candeur. Son humilité y est d'une sincérité qui s'impose ; elle est absolue, sans que l'on songe à la trouver exagérée. Cependant il y parle, dès qu'il s'agit de sa mission, avec une tranquille et sereine assurance. N'est-il pas ambas- sadeur de Dieu ? ne tient-il pas son message du Christ lui-même? La genèse de sa pensée s'y montre à la fois toute divine et toute personnelle. La conscience indivi- duelle y proclame sa souveraine autorité Personne ne me montrait ce que je devais faire, mais le Ïrès-Haut lui-même m'a révélé que je devais vivre conformément au saint Évangile. » Quand on a parlé ainsi, la soumission à l'Eglise est singulièrement entamée. On peut l'aimer, l'écouter, la vénérer, mais on se sent, peut-être sans oser se l'avouer, supérieur à elle. Vienne une heure de crise, on se trouvera hérétique sans le savoir et sans le vouloir. A. SS., p. 663; Amoni, Legenda Trium Sociorum Appendice» p. 110. — Tout dans ce document révèle son authenticité, mais on n'en est pas réduit aux preuves internes. Il est expressément cité dans 1 Gel. 17 avant 1230; par les Trois Compagnons 1246, 3 Soc. 11 ; 26; 29; par 2 Cel. 3, 99 1247. Ces preuves seraient plus que suffisantes, mais il en est une autre dont la valeur est en- core plus grande la bulle Quo elongati du 28 sept. 1230 où Gré- goire IX le cite textuellement et déclare que les frères ne sont pas tenus de l'observer. 386 VIE DE s. FRANÇOIS Eh, oui! s'écrie Angelo Glareno, saint François a promis d'obéir au pape et a ses successeurs, mais ils ne peuvent et ne doivent rien ordonner qui soit contraire à l'âme ou à la Règle ^. » Pour lui comme pour tous les Franciscains spirituels, lorsqu'il y a conflit entre ce qu'ordonne la voix inté- rieure de Dieu et ce que veut l'Eglise, il n'y a qu'à obéira la première-. Si vous lui dites que l'Église et l'Ordre sont là pour définir la signification véritable de la Règle, il en appelle au bon sens et à cette certitude intérieure que donne la vue claire de la vérité. La Règle, comme aussi l'Évangile qu'elle résume est au-dessus de tout pouvoir ecclésiastique^ et per- sonne n'a à dire le dernier mot dans leur interpré- tation^. Le Testament ne tarda pas à avoir une autorité mo- rale supérieure à celle de la Règle même. Jean de Parme, pour expliquer la prédilection des Joachi mites pour ce document, faisait remarquer qu'après l'impression des stigmates le Saint-Esprit avait été en François avec plus de plénitude encore qu'auparavant *. Les innombrables sectes qui ont troublé l'Église au 1. Promittit Franciscus ohedientiam . . . papœ . . . et successo- ribus . . . qui non possunt nec debent eis prœcipere aliquid quod sit contra animam et régulant. Archiv, 1, p. 563. 2. Quod si quando a quocumque . . . pontifice aliquid . . . man- daretur quod esset contra fldem. . . et caritatem et fructus ejus tune obediet Deo magis quant hominibus. Id. ibid. p. 561. 3. Est [Begula^ et stat et intelligitur super cos . . . Cuni spei fiducia pace fruemur cum eonscientiœ et Christi spiritus testi- monio certo. Ibid. p. 503 et 565. 4. Archiv, t. II, p. 274. TESTAMENT ET MORT DE S. FRANÇOIS 387 XIIP siècle sentirent-elles que ces deux écrits, — la Règle et le Testament — faits en apparence pour se suivre et s'appuyer, substantiellement identiques comme on disait, procédaient de deux inspirations opposées? D'une manière bien confuse sans doute, mais qu'im- porte, guidées par un instinct très sûr, elles voyaient dans ces pages le drapeau de la liberté. Elles ne se trompaient pas. Aujourd'hui-même les penseurs, les moralistes, les mystiques qui cherchent à découvrir le sens de la vie, peuvent arriver à des solu- tions très différentes de celle du prophète ombrien, mais la méthode qu'ils emploient a été la sienne, et ils ne sau- raient refuser de saluer en lui un précurseur du subjec- tivisme religieux. L'Eglise ne s'y est pas trompée non plus. Elle com- prit tout de suite le souffle qui animait ces pages. Quatre ans après, peut-être jour pour jour, le 28 sep- tembre 1230, Hugolin, devenu Grégoire IX, interpré- tait solennellement la Règle, malgré les précautions de François qui avait interdit toute glose ou tout commentaire à la Règle et au Testament, et déclarait que les Frères n'étaient pas tenus à l'observation du Testament 2. Que dire de cette bulle où le pape allègue ses relations familières avec le Saint pour justifier son commentaire, 1. Bulle, Quo elongati Potthast 8620. 2. Ad mandatum illud vos dicimus non teneri ; quod sine consensu Fratrum maxime ministrorum, quos universos tange- bat obligare nequivit nec successorem suum quomodolibet obli- gavit\ cum non habeat imperium, par in parem. Le sophisme est à peine spécieux François n'était pas l'égal de ses succes- seurs , il n'avait pas agi comme ministre général mais comme fondateur. 388 VIE DE s. FRANÇOIS et où les passages les plus clairs sont tordus jusqu'à en changer complètement le sens On demeure stupide, s'écriera Ubertin de Casai, qu'un texte si clair ait besoin de commentaire, car il suffît d'avoir son bon sens et de savoir la grammaire pour le comprendre. » Et ce moine étrange osa ajouter; Il y a un miracle que Dieu lui-même ne saurait faire, celui de faire vraies deux choses contradictoires '^ . » Certes, l'Eglise doit être maîtresse chez elle; il n'y aurait eu aucun mal à ce que Grégoire IX créât un ordre conforme à ses vues et a ses idées, mais quand on par- court les in-folio de Sbaralea et les milliers de bulles accordées aux fils spirituels de celui qui avait interdit, de la façon la plus claire et la plus solennelle, de demander aucun privilège en cour de Rome, on ne peut se défendre d'une amère tristesse. Ainsi soutenus par la papauté, les frères de la com- mune observance firent durement expier aux zelanti leur attachement aux dernières volontés de François Césaire de Spire mourut des violences du frère préposé à sa garde 2; le premier disciple, Bernard de Quinta- valle, traqué comme une bête fauve, passa deux ans dans les forêts de Monte-Sefro, caché par un bûcheron^; les autres premiers compagnons qui ne parvinrent pas à s'enfuir, eurent à subir les plus durs traitements. Dans la Marche d'Ancône, foyer des Spirituels, le parti vain- queur sévit avec une terrible violence. Le Testament fut 1. Arbor vit. crue. lih. V, cap. 3 et 5. Voir ci-dessus p. 211. 2. Tribal. Laur. 25 b; Ârchiv^ 1. 1, p. 532. 3. Au sommet des Apennins, à peu près à moitié chemin entre Gamerino et Nocera Umbria. Tribul. Laur. 26 b. Magl. 135 b. TESTAMENT ET MORT DE S. FRANÇOIS 389 confisqué et détruit, on alla jusqu'à le brûler sur la tête d'un frère qui s'obstinait à vouloir l'observer ^. TESTAMENT traduction littérale. Voici de quelle manière Dieu m'a donné, à moi frère François, de commencer à faire pénitence lorsque je vivais dans le péché, il m'était très pénible de voir des lépreux ; mais Dieu lui-même m'amena au milieu d'eux, et j'y restai un peu de temps ^. Quand je les quittai, ce qui m'avait paru amer me devint doux et facile. Peu de temps après, je quittai le monde, et Dieu me donna une telle foi en ses églises que je m'agenouillais avec simplicité, et je disais Nous vous adorons, Seigneur Jésus-Christ, ici et dans toutes vos églises qui sont par tout le monde, et nous vous bénissons de ce que, par votre sainte croix, vous avez racheté le monde.» En outre, le Seigneur me donna et me donne une si grande foi aux prêtres qui vivent selon la forme de la sainte Eglise romaine, à cause de leur caractère sacer- dotal, que même s'ils me persécutaient je veux avoir recours à eux. Et quand bien même j'aurais toute la sagesse de Salomon, lorsque je trouverai de pauvres prêtres séculiers, je ne veux prêcher dans leurs paroisses qu'avec leur assentiment. Je veux les respecter, eux comme tous les autres, les aimer et les honorer 1. Declaratio Ubertini, Archiv, III, p. 168. Ce fait ne saurait être révoqué en doute, puisqu'il est allégué dans une pièce adres- sée au pape, en réponse aux frères relâchés, auxquels elle devait être communiquée. 2. Feci moram cum illis. Man. 333. La plupart des textes im- primés donnent misericordimn qui présente un sens moins satis- faisant. Cf. Miscellanea t. III 1888 p. 70; 1 Gel. 17; 3 Soc. 11. 33 390 VIE DE s. FRANÇOIS comme mes seigneurs. Je ne veux pas considérer leurs péchés, car en eux je vois le Fils de Dieu, et ils sont mes seigneurs. Je fais cela parce que je ne vois rien, je n'aperçois rien ici-bas corporellement du très haut Fils de Dieu, sinon son très saint corps et son sang qu'ils reçoivent et que seuls ils distribuent aux autres. Je veux honorer et vénérer par -dessus tout ces très saints mystères, et les garder précieusement. Partout où je trouverai les noms sacrés de Jésus ou ses paroles en des lieux indécents, je veux les en ôter, et je prie qu'on les en ôte pour les placer en quelque endroit honnête. Nous devons honorer et vénérer tous les théologiens et ceux qui prêchent la très sainte parole de Dieu, comme nous dispensant l'esprit et la vie. Quand le Seigneur m'eut donné des frères, personne ne me montrait ce que je devais faire, mais le Très- Haut lui-même me révéla que je devais vivre selon le modèle du saint Evangile. Je fis écrire une courte et simple formule, et le seigneur pape me la confirma. Ceux qui se présentaient pour embrasser ce genre de vie distribuaient aux pauvres tout ce qu'ils pouvaient avoir. Ils se contentaient d'une tunique rapiécée en dedans et en dehors avec la corde et les braies, et nous ne voulions rien avoir de plus. Les clercs disaient l'office comme les autres clercs, et les laïques Pater noster. Nous aimions à demeurer dans les églises pauvres et abandonnées, et nous étions ignorants et soumis à tous. Je travaillais de mes mains et veux continuer, et je veux aussi que tous les autres frères travaillent à quel- que métier honorable. Que ceux qui n'en ont point en ap- prennent un, non dans le but de recevoir le prix de leur travail, mais pour le bon exemple et pour fuir l'oisiveté. Et quand on ne nous donne pas le prix du travail, ayons TESTAMENT ET MORT DE S. FllANÇOIS 391 recours à la table du Seigneur, en demandant l'aumône de porte en porte. Le Seigneur me révéla la salutation que nous devions faire Dieu vous donne la paix. » Que les Frères aient grand soin de ne recevoir les églises, les habitations, et tout ce qu'on construit pour eux, que si tout est comme il convient à la sainte pau- vreté dont nous avons fait vœu dans la Règle, et qu'ils n'y reçoivent l'hospitalité que comme des étrangers et des voyageurs. J'interdis absolument, par obéissance, à tous les frères, en quelque endroit qu'ils se trouvent de demander aucune bulle en cour de Rome, soit directement, soit indirectement, sous prétexte d'église, de couvent, ou sous prétexte de prédications, ni même pour leur pro- tection personnelle. S'ils ne sont pas reçus quelque part, qu'ils aillent ailleurs pour faire pénitence avec la béné- diction de Dieu. Je veux obéir au ministre général de cette fraternité, et au gardien qu'il lui plaira de me donner. Je veux me mettre entièrement entre ses mains, n'aller nulle part et ne rien faire contre sa volonté, car il est mon seigneur. Quoique je sois simple et malade, je veux cependant toujours avoir un clerc qui me fasse l'office comme il est dit dans la Règle ; que tous les autres frères soient aussi tenus d'obéir à leurs gardiens et de faire l'office suivant la Règle. S'il venait à y en avoir qui ne fissent pas l'office selon la Règle et qui voulussent faire tout autre changement, ou bien s'ils n'étaient pas catholiques, que tous les frères, partout où ils se trouvent, soient tenus par obéissance de les présenter au custode le plus voisin. Que les custodes soient tenus par obéissance de le mettre sous bonne garde, comme un homme qui est dans les liens nuit et jour, de façon à ce qu'il ne puisse 392 VIE DE s. FRANÇOIS échapper de leurs mains, jusqu'à ce qu'ils le remettent personnellement entre les mains du ministre. Et que le ministre soit tenu par obéissance de l'envoyer par des frères qui le garderont nuit et jour comme un prison- nier, jusqu'à ce qu'ils l'aient remis au seigneur évêque d'Ostie qui est le seigneur, le protecteur et le correc- teur de toute la Fraternité ^ Et que les frères ne disent pas ceci est une nouvelle Règle; car ceci est un souvenir, un avis, une exhorta- tion, c'est mon testament, que moi petit frère François, je fais pour vous, mes frères bénis, afin que nous obser- vions plus catholiquement la Règle que nous avons promis au Seigneur de garder. Que le ministre général, tous les autres ministres et les custodes soient tenus par obéissance de ne rien ajouter et de ne rien retrancher à ces paroles. Qu'ils aient tou- jours cet écrit avec eux, à côté de la Règle, et que dans tous les chapitres qui seront tenus, en lisant la Règle, on lise aussi ces paroles. J'interdis absolument par obéissance à tous les frères, clercs ou laïques, d'introduire des gloses dans la Règle, ou dans ce testament, sous prétexte de l'expliquer. Mais puisque le Seigneur m'a donné de dire et d'écrire la Règle et ces paroles d'une manière claire et simple, comprenez-les de même, d'une manière claire et simple, sans commentaire, et mettez-les en pratique jusqu'à la fin. Et que quiconque aura observé ces choses soit comblé au ciel des bénédictions du Père céleste, et sur la terre de celles de son Fils bien-aimé et du Saint-Esprit conso- lateur, avec l'assistance de toutes les vertus célestes et de tous les saints. 1. On voit qu'il ne s'agit là que de l'hérésie. Les frères qui en étaient entachés devaient être livrés à l'ÉgUse.. TESTAMENT ET MORT DE S. FRANÇOIS 393 Et moi petit frère François, votre serviteur, je vous confirme autant que je puis cette très sainte bénédiction. Amen. Après s'être occupé de ses frères, François songea à ses chères sœurs de Saint-Damien,etfit pour elles aussi un testament. Il ne nous est pas parvenu, et l'on ne saurait s'en étonner; les frères Spirituels purent s'enfuir et protester du fond de leurs retraites, mais les sœurs se trou- vaient complètement désarmées conlre les entreprises de la commune Observance ^. Dans les dernières paroles qu'il adressa aux Glarisses, après leur avoir rappelé de persévérer dans la pauvreté et dans l'union, il leur donnait sa bénédiction^. Puis il les recommanda aux. Frères, suppliant ceux-ci de ne jamais oublier qu'ils étaient les membres d'une seule et même famille religieuse^. Ayant ainsi fait son possible pour tous ceux qu'il allait quitter, il songea un instant à lui-même. Il avait fait connaissance à Rome d'une pieuse dame nommée Jacqueline de Settesoli. Quoique riche, elle était simple et bonne, toute dévouée aux idées nou- 1. Urbain IV publia le 18 octobre 1263 Potthast 18680 une Règle pour les Glarisses qui changeait complètement le caractère de cet Ordre. Elle avait pour auteur le cardinal-protecteur Jean des Ursins le futur Nicolas III qui par précaution défendit, sous les peines les plus sévères, aux Frères Mineurs de dissuader les Sœurs de l'accepter. Elle diffère autant de la première Règle, dit Ubertin de Casai, que le blanc et le noir, le savoureux et l'insipide! » Arbor vit. crue, lib, V, cap. 6. 2. V. Test, B. Clarœ; Conform. 185 a 1; Spec. 117. b. 3. 2 Gel. 3. 132. 394 VIE DE s. FRANÇOIS velles ; même le côté un peu étrange du caractère de François lui plaisait. Il lui avait donné un agneau qui était devenu pour elle un compagnon inséparable ^. Malheureusement tout ce qui la concerne a beaucoup souffert des remaniements postérieurs de la légende. La conduite toute naturelle du Saint avec les femmes a beaucoup embarrassé ses biographes, de là des com- mentaires lourds et entortillés, accolés à des épisodes d'une délicieuse simplicité. Avant de mourir, François désira revoir cette amie qu'il nommait en souriant frère Jacqueline. Il lui fit écrire de venir à la Portioncule on devine l'effarouche- ment des narrateurs devant cette peu monastique invi- tation. Mais la bonne dame avait devancé son appel ; au moment oii le messager chargé de la lettre allait partir pour Rome, elle arriva à la Portioncule et y resta jusqu'au dernier soupir du Saint 2. Un instant elle avait eu l'idée de renvoyer sa suite, le malade était si calme et si joyeux qu'elle ne pouvait le croire mourant, 1. Bon. 112. 2. Les Bollandistes nient toute cette histoire qu'ils trouvent en opposition avec les prescriptions mêmes de François. A. 664 ss. Mais il est difficile de voir dans quel but l'auraient inventée des au- teurs qui se donnent beaucoup de peine pour l'expliquer; Spec. 133 a; 137 a; Fior. IV consid. ; Conform. 240 a. J'ai entièrement emprunté mon récit à Bernard de Besse De laudibus f" 113 b. 11 paraît que Jacqueline s'installa pour le reste de sa vie à Assise, pour aller s'édifier auprès des premiers compagnons de François. Spec. 107. b. quelle jolie scène et d'une saveur si franciscaine ! On ignore la date exacte de sa mort. Elle fut ensevelie dans l'église inférieure de la basilique d'Assise, et sur sa tombe fut gravé Hic jacet Jacoba sancta nobilisque romana. V. Fratini, Storia délia basilica p. 48. Cf. Jacobilli, Vite dei Santi e Beati delV Vmbria^ Foligno, 3 vol. in 4», 1647 ; t. I. p. 214. TESTAMENT ET MORT DE S. FRANÇOIS 395 mais il l'engagea lui-même à garder ses gens auprès d'elle. Cette fois il sentait à n'en pas douter que sa cap- tivité allait finir. Il était prêt, il avait achevé son œuvre. Songea-t-il alors à la journée où, maudit par son père, il avait renoncé a tout bien terrestre et crié à Dieu avec une ineffable confiance Notre Père, qui êtes aux cieux ! » On ne saurait le dire, mais il voulut finir sa vie par un acte symbolique qui rappelle de bien près la scène de l'évêché. Il se fit dépouiller de ses vêtements et demanda qu'on retendit par terre, car il voulait mourir entre les bras de sa Dame la Pauvreté. D'un coup d'œil il embrassa les vingt ans qui s'étaient écoulés depuis leur union J'ai fait mon devoir, dit-il aux frères, que le Christ maintenant vous enseigne le vôtre ^! » Ceci se passait le jeudi i^"" octobre 2. On le remit sur son lit et, pour se conformer à ses désirs, on lui chanta de nouveau le Cantique du soleil. Lui-même joignait par instant sa voix à celle de ses frères^ et revenait avec prédilection au Psaume 4 42. Voce mea ad Dominum clamavi^. De ma voix je crie à l'Éternel, De ma voix j'implore rÉternel. Je répands ma plainte devant lui, Je lui raconte ma détresse. 1. 2 Gel. 3, 139; Bon. 209, 210; Conform, 171 b 2. 2. 2 Gel. 3, 139. Cum me videritis . , . sicut me nudius tertius nudum vidistis, 3. 1 Gel. 109 ; 2 Gel. 3, 139. 4. 1 Gel. 109; Bon. 212. 396 VIE DE s. FRANÇOIS Quand mon esprit est abattu au dedans de moi, Toi, tu connais mon sentier. Sur la route où je marche, Ils m'ont tendu un piège. Jette les yeux à droite et regarde ! Personne ne me reconnaît, Tout refuge est perdu pour moi Nul ne prend souci de mon âme. Éternel ! c'est à toi que je crie. Je dis Tu es mon refuge, Mon partage sur la terre des vivants^ Sois attentif à mes cris ! Car je suis bien malheureux. Délivre-moi de ceux qui me poursuivent ! Car ils sont plus forts que moi. Tire mon âme de sa prison Afin que je célèbre ton nom. Les justes viendront m'entourer Quand tu m'auras fait du bien. Les visites de la mort sont toujours solennelles, mais la fin des justes est le plus émouvant sursum corda que l'on puisse ouïr sur la terre. Les heures s'écoulaient et les frères ne le quittaient pas c Hélas, bon père, lui dit l'un d'eux, incapable de se contenir davantage, vos enfants vont vous perdre et rester privés de la vraie lu- mière qui les éclairait souvenez- vous des orphelins que vous laissez, et leur pardonnant toutes leurs fautes, donnez-leur à tous, aux présents comme aux absents, la joie de votre sainte bénédiction. » Voici, dit le mourant. Dieu m'appelle. Je pardonne à tous mes frères, présents et absents, leurs offenses et leurs fautes, et les en absous selon mon pouvoir. Annonce-le-leur et bénis-les tous de ma part^. » 1. 1 Gel. d09. Cf. E^ist. Eliœ. TESTAMENT ET MORT DE S. FRANÇOIS 397 Puis croisant les bras, il posa les mains sur ceux qui l'entouraient. Il le fît avec une effusion particulière pour Bernard de Quintavalle d Je veux, dit-il, et je recommande de tout mon pouvoir, à quiconque sera ministre général de l'Ordre de l'aimer et de l'honorer comme moi-même ; que les provinciaux et tous les frères en agissent avec lui comme avec moi^.» Il p3nsa non seulement aux frères absents, mais aux frères futurs ; l'amour surabondait tellement en lui qu'il lui arracha une plainte le regret de ne pas voir tous ceux qui entreraient dans l'Ordre jusqu'à la fin des siècles, pour poser sa main sur leur front, et leur faire sentir ces choses que seul peut dire le regard de celui qui aime en Dieu^. Il avait perdu la notion du temps croyant qu'on était encore au jeudi, il voulut prendre un dernier repas avec ses disciples. Du pain fut apporté, il le rompit, le leur donna, et dans la pauvre cabane de la Portioncule, fut célébrée, sans autel et sans prêtre, la Gène du Seigneur^. Un frère lut l'évangile du Jeudi saint Ante diem festum Paschœ Avant la fête de Pâques, Jésus sachant que son heure était venue de passer de ce monde au Père, 1. Tribul. Laur. 22 b. Rien ne montre mieux la valeur histo- rique de la Ghroniqne des Tribulations, que de comparer le récit qu'elle fait de ces instants avec celui que font les documents sui- vants Conform. 48 b 1; 185 a 2; Fior. 6 ; Spec. 86 a. 2. 2 Gel. 3, 139 ; Spec. 116 b; Conform. 224 b 1. 3. 2 Gel. 3, 139. Une simple comparaison entre ce récit dans le Spéculum 116 b et dans les Conformités 224 b 1, suffit à mon- trer, combien dans certaines de ses parties, le Spéculum, représente un état de la légende antérieur à 1385. 398 VIE DE s. FUâNÇOIS comme il avait aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima aussi jusqu'à la fin. » Le soleil venait de dorer de ses derniers rayons la cime des montagnes, le silence se fit autour du mou- rant. Tout allait être consommé. L'ange de la délivrance pouvait approcher. Le samedi 3 octobre 1226, à la nuit tombante, sans douleur, sans combat, il rendit le dernier soupir. Les frères contemplaient encore son visage, espérant y surprendre quelque trace de vie, lorsque d'innombrables alouettes vinrent s'abattre en chantant sur le chaume de sa cellule^, comme pour saluer l'âme qui venait de s'en- voler, et faire au Petit Pauvre la canonisation dont il était le plus digne, la seule sans doute qu'il ait jamais souhaitée. Le lendemain, dès l'aube, les Assisiates descendaient chercher son corps et lui faire de triomphales funérailles. Par une pieuse pensée, au lieu d'aller tout droit vers la cité, on fit un détour pour passer à Saint-Damien, et de cette façon se trouva réalisée la promesse faite par François aux sœurs, quelques semaines auparavant, d'aller les voir encore une fois. Leur douleur fut déchirante. Ces cœurs de femmes se révoltaient contre l'absur- dité de la mort 2, mais ce jour-là, il n'y eut de larmes 1. Bon. 214. Cette cellule a été transformée en chapelle et se trouve à quelques mètres de la petite église de la Portioncule. Eglise et chapelle sont aujourd'hui abritées dans la grande basilique de Notre-Dame des Anges. Voir la figure et le plan A. SS., p. 814 ou mieux encore dans P. Barnabas aus dcm Elsass, Portioncula oder Geschichte U. L. F. v. den Engcln. Rixheim 1884, 1 vol. in-S», p. 311 et 312. 2. 1 Gel. 116 et 117; Bon. 219; Conform. 185 a 1. TESTAMENT ET MOllT DE S. FRxiNGOIS 399 qu'à Saint-Damien. Les frères oubliaient leur tristesse, en voyant les stigmates, et les habitants d'Assise mani- festaient une indescriptible joie d'avoir enfin leur relique. On la déposa dans l'église Saint-Georges ^. Moins de deux ans après, le dimanche 26 juillet 1228, Grégoire IX venait à Assise pour présider lui-même les cérémonies de la canonisation, et poser le lendemain la première pierre de la nouvelle église dédiée au Stig- matisé. Bâtie sous l'inspiration de Grégoire IX et sous la direction de frère Élie, cette merveilleuse basilique est, elle aussi, un des documents de cette histoire, et peut- être ai-je eu tort de le négliger. Allez la contempler fière, riche, puissante, puis des- cendez à la PortioQcuIe, passez à Saint-Damien, courez aux Garceri, et vous comprendrez l'abîme qui séparait l'idéal de François, de celui du pontife qui le cano- nisait. 1. Aujourd'hui dans la clôture du couvent Sainte-Claire. V. Mis- cellanea, I, p. 44-48 une étude fort intéressante du prof. Carattoli sur la bière de saint François. Cf. Ib. p. 190. APPENDICE Étude critique sur les stigmates et sur l'indulgence du 2 août. I. Les stigmates. Une dissertation sur la possibilité des miracles serait ici déplacée une esquisse historique n'est pas un traité de philosophie ou de dogmatique. Je dois cependant au lecteur quelques explications pour lui permettre de juger en connaissance de cause ma manière de voir. Si par miracle on entend soit la suspension ou le ren- versement des lois de la nature, soit l'intervention de la cause première dans certains cas particuliers, je ne saurais l'admettre. Dans cette négation, les raisons physiques et logiques sont secondaires la vraie raison — qu'on veuille bien ne pas s'étonner — est toute reli- gieuse le miracle est immoral. L'égalité de tous devant Dieu est un des postulats de la conscience religieuse, et le miracle, ce bon plaisir de Dieu, ne fait que rabaisser celui-ci au niveau des fantasques tyrans de la terre. Les églises actuelles, en faisant à peu près toutes de cette notion du miracle, l'essence même de la religion et la base de toute foi positive, se rendent involontaire- ment coupables de l'affaissement de virilité et de mora- 402 VIE DE S. FRANÇOIS lité dont elles se plaignent si vivement. Si Dieu inter- vient ainsi d'une manière irrégulière dans les affaires des hommes, ceux-ci ne peuvent que viser à devenir des courtisans qui attendent tout de la faveur du souverain. La question change d'aspect, si l'on appelle miracle, comme cela a lieu fort souvent, tout ce qui dépasse l'ex- périence courante. Beaucoup d'apologètes se plaisent à montrer que l'inouï, l'inexpliqué se rencontrent à chaque instant dans la vie. Ils ont raison, et je suis d'accord avec eux, à condition qu'ils ne remplacent pas à la fin de leur démonstration cette nouvelle notion du surnaturel par la précédente. C'est ainsi que je suis arrivé à conclure à la réalité es stigmates. Ils pourraient être un fait unique, sans être plus miraculeux que tel autre phénomène, par exemple la puissance de calcul ou la virtuosité musicale d'un enfant prodige. Il y a dans l'être humain des puissances presque indé- finies, des énergies merveilleuses; elles sommeillent engourdies chez la plupart des hommes; mais s'éveillant chez quelques-uns, elles en font les prophètes, les génies et les saints qui montrent à l'humanité sa voie. Nous entrevoyons à peine le domaine de la pathologie mentale, tant il est vaste et encore inexploré ; les savants de demain feront peut-être, sur les confins de la psycho- logie et de la physiologie, des découvertes qui amène- ront le bouleversement complet de nos lois et de nos mœurs. Il reste à examiner les stigmates au point de vue purement historique. Or, si sur ce terrain les difficultés petites et grandes ne manquent pas, les témoignages I APPENDICE — LES STIGMATES 403 m'ont paru à la fois trop nombreux et trop précis pour ne pas entraîner la conviction. On peut écarter de prime abord le système de ceux qui ont pensé que frère Elie, par une pieuse supercherie, avait aidé leur apparition. Cette thèse pourrait se défendre, à la rigueur, si ces plaies eussent été comme on les représente aujourd'hui, ou comme chez la plupart des stigmatisées postérieures, des blessures béantes, mais tous les témoignages sont d'accord pour décrire, sauf au côté, des excroissances charnues, noirâtres, res- semblant à des têtes de clous, et sur le dessus des mains à des pointes de clous rabattues à coups de marteau. Il n'y eut de suintement sanguinolent qu'au côté. D'autre part, la tromperie d'Elie obligerait à penser qu'il prit pour complices précisément les chefs du parti qui lui était opposé, Léon, Ange et Rufin. Une pareille ma- ladresse serait bien étonnante chez un homme aussi avisé. Enfin l'adaptation psychologique entre les circons- tances extérieures et l'événement lui-même est si intime que l'invention de ce cadre serait aussi inexplicable que le fait même des stigmates. Ce qui décèle en effet presque toujours les traits inventés ou dénaturés, c'est qu'ils ne s'enchâssent pas dans la contexture des événe- ments. Ce sont des hors-d'œuvre, des éléments pure- ment décoratifs dont on peut changer la place à volonté. Ici rien de semblable, Thomas de Celano est si véri- dique et si exact que tout en voyant dans les stigmates un miracle, il nous donne tous les éléments nécessaires pour les expliquer d'une façon diamétralement opposée. 1° Rôle prépondérant de la passion de Jésus dans la conscience de François dès sa conversion 1 Cel. 115, 2 Cel. 1, G; 3, 29; 49; 52. 2^ Son séjour à l'Alverne coïncide avec un redouble- ment d'ardeur mystique. 40i V[E DE S. FRANÇOIS 3'' Il y célèbre un carême en l'honneur de l'arcliange Saint Michel. 4° La fête de l'Exaltation arrive, et la vision du séra- phin crucifié fond ainsi en une seule les deux images dont il était obsédé, les anges et le crucifix 1 Cel. 91 — 96, 112—115. Cette convenance parfaite entre les circonstances et le prodige même, constitue une preuve morale dont la va- leur ne saurait être exagérée. Il est temps de passer en revue les principaux témoi- gnages. 1'' Frère Èlie 1226. Au lendemain même de la mort de François, frère Elie, en sa qualité de vicaire, adressait à tout l'Ordre des lettres pour annoncer cet événement et prescrire des prières*. Après avoir épanché sa douleur et annoncé à tous les frères la bénédiction dont François mourant l'avait chargé pour eux, il ajoute Je vous annonce une grande joie et un miracle tout nouveau. Jamais le 1. Le texte en a été publié en 1620 par Spœlberch dans son Speculwn vitœ B. Franeisci. Anvers, 2 tomes in-12, t. II, p. 103- 106, d'après Texomplaire adressé à frère Grégoire, ministre de France, et conservé alors au couvent des Récollets de Valenciennes. Il a été reproduit par Wadding Ann. 1226, n. 44 et les Bollan- distes p. 668 et 669. Cette réapparition si tardive d'un document capital aurait pu donner lieu à des scrupules; ils n'ont plus de raison d'être, depuis la publi- cation de la chronique de Jourdain de Giano qui relate l'envoi de celte lettre Jord. 50. — L'abbé Amoni a publié aussi ce texte à la suite de sa Legenda trium Sociorum, Rome 1880, p. 105-109, mais suivant sa déplorable habitude, il néglige d'indiquer où il l'a puisé. C'est d'autant plus regrettable qu'il donne une variante de premier ordre Nam diu an te mortcm au lieu de Non diu, comme le veut le texte de Spœlberch. La leçon Nam diu paraît préférable au point de vue philologique. APPENDICE — LES STIGMATES 405 monde n'avait vu un signe pareil, sinon dans le Fils de Dieu, qui est le Christ Dieu. Car longtemps avant sa mort; notre Frère et notre Père apparut crucifié, ayant en son corps cinq plaies qui sont vraiment les stigmates du Christ, car ses mains et ses pieds portaient comme des clous en dessus et en dessous et formant des sortes de cicatrices; quant au côté, il était comme percé d'un coup de lance, et souvent il en suintait un peu de sang. » 2° Frère Léon. C'est précisément l'adversaire d'Élie, qui se trouve être le témoin naturel non seulement des stigmates, mais des circonstances de leur impression. Ce fait n'est pas sans ajouter une valeur particulière à ses récits. On a vu plus haut Introduction p. LXIV le malheu- reux sort d'une partie de la Légende des frères Léon, Ange et Rufin. Les chapitres qui la terminent aujourd'hui 68 — 73, et dans lesquels se trouve la narration du mi- racle, n'en ont pas fait partie à l'origine. Ils sont un résumé ajouté postérieurement pour donner une fin à ce document. Cet appendice n'a donc aucune valeur histo- rique, et on ne peut s'y appuyer, ni comme les auteurs ecclésiastiques pour affirmer le miracle, ni comme M. Hase pour le révoquer en doute. Par bonheur le témoignage de frère Léon nous est parvenu malgré cela. On n'a même pas besoin d'aller le chercher dans le Spéculum, les Fioretti, les Conformités, où se rencontrent des lambeaux de son œuvre, mais on le trouve aussi dans plusieurs autres documents d'une au- torité incontestable. L'authenticité de l'autographe de saint François con- servé à Assise paraît bien établie voir Introduction p. XLII; or, il contient la note suivante de la main de 34 406 VIE DE s. FRANÇOIS frère Léon Le B. François, deux ans avant sa mort, fit un carême à l'Alverne en l'honneur de la B. V. Marie, mère de Dieu et de saint Michel archange de- puis la fête de l'Assomption de la B. V. M. jusqu'à la fête de Saint-Michel de septembre, et la main de Dieu fut sur lui par la vision et l'allocution du séraphin et l'im- pression des stigmates en son corps. Il fit les laudes qui sont de l'autre côté etc. » D'un autre côté Eccleston 13 nous montre frère Léon se plaignant à frère Pierre de Theukesbury, ministre d'Angleterre, de ce que la légende soit trop laconique sur les événements de l'Alverne, et lui racontant la plupart des traits qui forment le noyau de la narration des Fioretti sur les stigmates. Ces souvenirs sont d'autant plus sûrs, qu'ils furent aussitôt consignés par écrit par le compagnon de Pierre de Theukesbury, frère Garin de Sedenfeld. Enfin Salimbene, dans sa chronique adann. 1244, est amené en parlant d'Ezzelino da Romano, à l'opposer à François ; il se rappelle tout à coup les stigmates et dit Jamais aucun homme sur la terre, à part lui, n'a eu les cinq plaies du Christ. Son compagnon, frère Léon, qui était présent lorsqu'on lava son corps avant de l'en- sevelir, m'a raconté qu'il ressemblait exactement à un crucifié descendu de la croix. » 3° Thomas de Celano avant 1230. Il les décrit plus longuement que frère Elie 1 Cel. 94 et 95, 112. Les détails y sont trop précis pour ne pas faire songer à une leçon apprise par cœur. Nulle part l'auteur ne s'y pose en témoin oculaire, et il a cependant l'air de dresser un procès-verbal. Ces objections ne sont pas sans valeur, mais la nou- veauté même du miracle dut amener les Franciscains APPENDICE — LES STIGMATES 407 à le fixer en une sorte de récit canonique et comme sté- réotypé. 4° Le portrait de François, par Berlinghieri, daté de 1236 1, conservé à Pescia province de Lucques; montre les stigmates tels qu'ils sont décrits dans les documents qui précèdent. 5° Grégoire IX en 1237. Bulle du 31 mars Confessor Domini, Potthast 10307. Cf. 10315. Il s'était produit un mouvement d'opinion dans certains pays contre les stigmates. Le pape invite tous les fidèles à y ajouter foi. Deux autres bulles du même jour, adressées l'une à l'évêque d'Olmutz, l'autre à des Dominicains, les con- damnent avec vigueur parce qu'ils ont révoqué en doute les stigmates. Potthast 10308 et 10309. 6° Alexandre IV, dans sa bulle Benigna operatio du 29 octobre 1255 Potthast 16077, raconte qu'étant jadis prélat domestique du cardinal Hugolin, il connut fami- lièrement saint François, et s'appuie sur ces relations pour sa description des stigmates. On doit à ce pontife plusieurs autres bulles déclarant excommuniés tous ceux qui les nieraient. Elles n'ap- portent à la question aucun élément nouveau. 7° Bonaventure 1260 répète dans sa légende la description de Thomas de Celano Bon. 193. Cf. 1 Cel. 94 et 95, non sans y ajouter des traits nouveaux Bon. 194-200 et 215-218, mais souvent si grossiers et si maladroits qu'ils éveillent invinciblement le doute voir par exemple 201. i. Gravé dans Saint François d'Assise. Paris, in-4o, 1885, p. 277. 408 VIE DE s. FRANÇOIS 8*^ Matthieu Paris t 1259. Son témoignage discordant mérite à peine d'être cité pour mémoire v. Introduction p. CXXV. Pour lui pardonner la fantaisie de ses longues pages sur saint François, on est obligé de penser qu'il devait ses renseignements à la relation verbale de quel- que pèlerin. Il fait apparaître les stigmates quinze jours avant la mort du Saint, les montre répandant sans cesse du sang ^ la blessure du côté si ouverte qu'on voyait le cœur. Le peuple accourt en foule pour jouir du spectacle, des cardinaux arrivent aussi et tous ensemble écou- tent les bizarres déclarations de François {Hisfo7'la major. Edition Wats, Londres. 1 vol. in-fol. 1640. p. 339-342. On pourrait beaucoup allonger cette liste en y ajou- tant un passage de Luc, évêque de Tuy Lucas Tudensis écrit en 1231 1, où l'auteur s'appuie surtout sur la vie de Thomas de Celano et les témoignages oraux. — Les paroles de frère Boniface témoin oculaire, au chapitre de Gênes 1254. Eccl. 13. — Enfin et surtout, il faudrait étudier les strophes se rapportant aux stigmates dans les proses, hymnes, séquences, composées en 1228 par le pape et plusieurs cardinaux pour l'office de saint François ; mais un pa- reil travail, pour être fait avec exactitude, nous entraî- nerait fort loin, et les autorités déjà citées suffisent sans doute sans en faire intervenir d'autres ^. 1. Bibliotheca Patrum. Lyon 1677, t. XXV, adv. Albigenses, lib. II, cap. 11. Cf. m, 14 et 15. Reproduit dansles A. SS., p. 652. 2. Voici pour les curieux l'indication de quelques sources Sa- limbene ann. 1250, — Conform. 171 b 2, 235 a 2; Bon. 200; Wad- ding, ann. 1228, no 78; A. SS., p. 800. Le manuscrit 340 du Sacro- Convento contient f» 55 b-56 b quatre de ces hymnes. Cf. Archiv. I, p. 485. APPENDICE — LES STIGMATES 409 Les objections faites contre ces témoignages se ré- duisent je crois aux suivantes*. a Les funérailles de François eurent lieu avec une précipitation surprenante. Mort le samedi soir, on l'en- terre le dimanche matin. h Son corps fut enfermé dans une bière, ce qui est contraire aux habitudes italiennes. c Lors de la translation, le corps arraché à la foule est si bien caché dans la basilique que durant des siècles on a ignoré sa place exacte. d La bulle de canonisation ne fait pas mention des stigmates. é Ils n'ont pas été admis sans conteste, et parmi les négateurs se trouvent des évêques. Aucun de ces arguments ne me paraît décisif ; a Au moyen âge, les funérailles ont lieu presque de suite après le décès Innocent III mort à Pérouse le 16 juillet 1216 est enterré le 17 ; Honorius III meurt le 18 mars 1227 et est enterré le lendemain. h Il est plus difficile qu'on ne croit de savoir les habitudes de l'Ombrie au treizième siècle pour les funérailles. Quoi qu'il en soit, on était bien obligé de mettre le corps de François dans un cercueil. Celui-ci se trouvant déjà canonisé par le sentiment populaire, son corps était dores et déjà une relique pour laquelle il fallait une châsse ; plus que cela, un coffre- fort tel que nous le représentent les scènes secondaires du tableau de Berlinghieri. Sans ces précautions, le corps saint eût été en quelques instants réduit en lam- 1. Voir en particulier Hase, Franz v. Assisi. Leipzig, 1vol. in-S», 1856. Le savant professeur ne consacre pas moins de soixante pages d'impression compacte à l'étude des stigmates, p. 142-202. 410 VIE DE S. FRANÇOIS beaux. Que l'on se rappelle cette fureur qui entraîna des dévotes à couper les oreilles au cadavre de sainte Elisabeth de Hongrie, et même le bout des seins ! [Quœdam aures illius trimcahant, etiam summitafem ma- millarum ejus quidam praecidehant et pro reliquiis sibi servahant. — Liber de dictis IV ancillaruniy Mencken, t. II, p. 2032]. c La cérémonie de la translation avait attiré à Assise une foule innombrable. Si frère Elie a fait disparaître le corps 1, il a pu y être amené par la crainte de quelque coup de main organisé par les habitants de Pérouse, pour dérober la précieuse relique. Avec les mœurs d'alors, un pareil vol n'avait rien d'extraordinaire. Pré- cisément les gens de Pérouse enlevèrent, quelques années plus tard, à Bastia, village dépendant d'Assise, le corps de Conrad d'Offida qui y accomplissait d'in- nombrables miracles. {Conform. 60 b. 1. Cf. Jord. 50. Des échauffourées du même genre eurent lieu à Padoue, à propos des reliques de saint Antoine. Hilaire, Saint Antoine de Padoue, sa légende primitive. Montreuil- sur-Mer. 1 -vol. 8^ 1890. p. 30-40. d La bulle de canonisation, comme le sont au reste la plupart des documents de ce genre, n'a aucune prétention historique. Dans cette rhétorique verbeuse, on appren- drait plutôt l'histoire des Philistins, de Samson, ou même de Jacob, que celle de saint François. La canonisation n'est ici qu'un prétexte saisi par le vieux pontife pour revenir à ses images favorites. Ce silence ne signifie rien, après le témoignage si ex- plicite donné par d'autres bulles du même pontife en 1. Plus j'y réfléchis, plus je deviens incapable d'attribuer une valeur quelconque à cet argument de la disparition du corps ; car enfin, s'il y avait eu une fraude pieuse d'Élie, il aurait au contraire étalé ce cadavre. APPENDICE — LES STIGMATES 411 1237, et après la part faite aux stigmates dans les chants liturgiques composés par lui pour l'office de saint Fran- çois dès 1228. e Ces attaques de quelques évêques n'ont rien d'éton- nant, ce sont des épisodes de la lutte du clergé séculier contre les ordres mendiants. Au moment où ces négations se sont produites en 1237, le récit de Thomas de Celano était officiel et ré- pandu partout*, rien de plus facile alors, une dizaine d'années après les événements, que de prouver la super- cherie, s'il y en avait eu une, par des témoignages; or l'évêque d'Olmtitz et les autres s'appuient toujours et uniquement sur des motifs dogmatiques. Quant aux attaques des Dominicains, il est inutile de rappeler la rivalité des deux ordres ^ ; dès lors n'est-il pas étrange de voir ces protestations se produire en Silésie !, et jamais dans l'Italie centrale où, entre autres témoins oculaires, vivait encore frère Léon f 1271 ? Les témoignages me paraissent ainsi subsister dans leur intégrité. On les préférerait plus simples, plus courts-, on voudrait qu'ils nous soient arrivés sans des détails qui éveillent tous les soupçons 2, mais il est bien 1. Voir par exemple 2 Gel. 3, 86, ainsi que l'encyclique de Jean de Parme et de Humbert de Romans en 1255. 2. Les suivants entre beaucoup d'autres François se serait fait faire des braies particulièrement montantes, pour cacher la plaie du côté Bon. 201. Au moment de l'apparition qui eut lieu durant la nuit, une si grande clarté inonda le pays que les marchands logés dans les auberges du Gasentin sellèrent leurs bêtes et se mirent en route. Fior. III consid. M. Hase, dans son étude, est constamment sous le poids de la mauvaise impression produite sur lui par la déplorable argumen- tation de Bonaventure ; il ne voit les autres témoignages qu'à tra- vers celui-là. Je crois que s'il avait eu devant lui uniquement la première vie de Thomas de Celano, il serait arrivé à des conclusions bien différentes. 412 VIE DE S. FllANÇOIS rare qu'un témoin ne cherche pas à trop prouver ses affirmations, et à les étayer d'arguments détestables, mais appropriés à l'auditoire vulgaire auquel ils s'adressent. II. Le pardon du 2 août, dit indulgence de la Portioncule *. Cette question pourrait être négligée elle n'a, somme toute, aucune attache directe avec l'histoire de saint François. 1. Le document le plus important est le manuscrit 344 des ar- chives du Sacre- Gonvento à Assise. Liber indulgentiœ S. Mariœ de Angelis sive de Portiuncula, in quo libro ego fr. Franciscus Bartholi de Assisio posui quidquid potui sollicite invenire in legen- dis antiquis et novis h. Francisci et in aliis dictis sociorum ejus de loco eodem et commendatione ipsius loci et quidquid verita- tis et certitudinis potui invenire de sacra indulgentia prefati loci, quomodo scilicet fuit impetrata et data 6. Francisco de miraculis ipsius indulgeniiœ, quœ ipsam déclarant certam et veram. Bartholi vivait dans la première moitié du XIV^ siècle. Son ouvrage est encore inédit mais le R. P. Léon Patrem M. 0. en prépare la publication. Le nom de ce savant religieux donne toute garantie pour l'exactitude de ce difficile travail ; en attendant, on trouvera une description détaillée et de longs extraits dans les Miscellanea t. II 1887. La storia del perdono, di Francesco de Bartholi par Don Michèle Faloci Pulignani p. 149—153. Cf. Archiv, t. I p. 486. Voir aussi dans les Miscellanea t. 1, 1886 p. 15, une notice bibliographique contenant l'énumération détaillée de cinquante-huit ouvrages Cf. Ihid. p. 48 et 145. La légende elle-même se trouve dans le Spéculum 69 b-83 a et les Conformités 151 b-157 a. Dans ces deux recueils elle se trouve encore péniblement enchâssée et ne fait pas corps avec le reste de l'œuvre. Dans le dernier, Barthélémy de Pise a poussé l'exactitude jusqu'à copier bout à bout tous les documents qu'il avait sous les yeux, et comme ceux-ci proviennent d'époques différentes, il nous donne ainsi plusieurs phases du développement de la tradition. L'ouvrage le plus complet est celui du P. Grouwel Récollet His- APPENDICE — LE PARDON DU 2 AOUT 413 Cependant elle occupe une trop large place dans ses biographies modernes, pour qu'il ne faille pas en dire quelques mots on raconte que François était une nuit en prière à la Portioncule, à la fin de juillet 1216, lorsque Jésus et la Vierge lui apparurent avec un cortège d'anges. Il s'enhardit jusqu'à solliciter un privilège inouï, celui de l'indulgence plénière de tous les péchés, pour tous les fidèles qui, confessés et contrits, visiteraient la chapelle. Jésus l'accorda, sur la prière de sa mère, à la seule condition que le pape son vicaire la ratifierait. Le lendemain François accompagné de Masseo partait pour Pérouse et obtenait d'Honorius III l'indulgence demandée, mais seulement pour la journée du 2 août. Tel est en quelques lignes le résumé de cette légende qui est entourée d'une foule de détails merveilleux. La question de la nature et de la valeur des indul- loria critica iS. Indulgentiœ B. Mariœ Angelorum vulgo de Por- tiuncula . . . contra Libellas aliquos anonymos ac famosos nuper editos. Anvers -1726, 1 vol. in-S» de 5i0 pages. Le BoUandiste Suysken en fait aussi une longue étude A. SS., p. 879-910, ainsi que le P. Candide Ghalippe Récollet, Vie de saint François d'Assise, 3 vol. in-8°. Paris, 1874 La première édition est de 1720, t. III, p. 190-327. On trouvera dans ces quelques ouvrages ce qui a été dit dans tous les autres. Les nombreux écrits dirigés contre l'Indulgence sont tantôt des amas de grossièretés, tantôt des traités de dogma- tique, je me dispense donc d'en grossir ces pages. Les principaux sont indiqués par Grouwels et Ghalippe. Parmi les contemporains le R. P. Barnabe d'Alsace Portiuncula odcr Geschichte Unserer lieben Frau von den Engeln Rixheim, un vol. in-S". 1884, représente la tradition de l'Ordre, et M. l'abbé Le Monnier {Histoire de saint François, 2 vol. in-8^, Paris, 1889, l'opinion catholique moyenne des cercles non franciscains. Le meilleur résumé est celui du P. Panfilo da Magliano dans sa Storia compendiosa. Il a été complété et amélioré dans la traduc- tion allemande Geschichte des h, Franciscus und der Franzis- kaner ûbersetzt und bearbeitet von Fr. Quintianus Miiller, t. I, Munich 1883, p. 233-259. 414 VIE DE S. FRANÇOIS gences n'a rien à faire ici. La seule qui se pose est la suivante François a-t-il demandé cette indulgence ? Honorius III l'a-t-il accordée? Même en réduisant le récit à ces simples proportions, on est amené à répondre par un non catégorique. Il serait fastidieux de rappeler même brièvement les difficultés, contradictions, impossibilités, signalées maintes fois déjà même par des auteurs orthodoxes dans toute cette histoire ; ils ont conclu malgré cela par l'affirmative Borna locuta est. Les personnes que cela pourrait intéresser trouveront dans la note ci-dessus des indications bibliographiques détaillées sur les monuments principaux de cette discus- sion aujourd'hui assoupie. Je me bornerai à marquer les impossibilités contre lesquelles vient se heurter la tra- dition, elles sont à la fois psychologiques et historiques. Les Bollandistes avaient déjà signalé le silence des premiers biographes de François sur cette question. Aujourd'hui que les documents publiés sont en bien plus grand nombre, il est encore plus écrasant. Ni la Première ni la Seconde Vie par Thomas de Celano, ni l'auteur anonyme de la seconde vie donnée dans les Acta Sanctorum, ni même l'Anonyme de Pérouse, les Trois Compagnons ou saint Bonaventure n'en disent un seul mot. Des travaux beaucoup plus tardifs et qui ne pèchent pas par excès de scrupules critiques ne la mentionnent pas non plus Bernard de Besse, Jourdain de Giano, Thomas d'Eccleston, la Chronique des Tribulations, les Fioretti et même la Légende dorée. Cette conspiration du silence de tous les auteurs du treizième siècle serait le plus grand miracle de l'histoire, si elle n'était absurde. On a dit, pour l'expliquer, qu'on avait évité de parler APPENDICE — LE PARDON DU 2 AOUT 415 de cette indulgence pour ne pas faire tort à celle de la croisade, mais alors pourquoi le pape ordonnait-il à sept évêques de se rendre à la Portioncule pour la proclamer en son nom ? La légende elle-même se charge de nous expliquer comment François refusa toute bulle ou toute attestation écrite de ce privilège, mais cela admis, encore faudrait-il expliquer comment aucune indication à ce sujet n'a été conservée dans les papiers d'Honorius III. Et les bulles adressées aux sept évêques, comment n'ont-elles pas laisséLacérémonie religieuse aura lieu le samedi 16 juillet 2022, à 10 heures, en l'église de Saint-Cheron. Madame FRANÇOIS repose au funérarium de Vitry-le-François, 52 avenue du colonel
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